Scène XI

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Le jour de la sortie. Javert était tellement inquiet et tellement heureux et tellement surpris et tellement... Tellement vivant...

Valjean se tenait contre lui, l'aidant à marcher. Il faisait rire le policier qui grogna en se reculant :

« Je n'ai pas besoin de ton bras, Fauchelevent. Regarde ! Je marche !

- Tu es encore si faible. Permets-moi de te soutenir. »

On se tutoyait.

Des jours et des semaines de veille à l'hôpital avaient brisé la glace entre eux. On ne passe pas des heures à discuter de tout et de rien sans que cela ne fasse avancer une relation. Et il y avait ces mois de rencontres dans le Café Musain qui les avaient rapprochés sans le savoir.

« Et Fantine ? Tu voulais vraiment la remettre en prison ?

- Mais non, grognait Javert. Je voulais TE mettre en prison. Cette pauvresse a provoqué ma colère en continuant à t'appeler « monsieur le maire ». Je ne voulais pas... Je... »

Remords. Provoquer la mort de la malheureuse prostituée ne fut pas un bel ajout à son dossier.

« Comment as-tu réussi à m'échapper à Montreuil-sur-Mer ? J'étais sûr de t'avoir.

- Sœur Simplice a menti.

- Je vois... Monsieur le maire... »

Un rire. On se pardonnait, n'est-ce-pas ?

Javert s'apprivoisait. Il souriait et acceptait enfin le bras de Jean Valjean.

« Tu as donc vécu ces dernières années dans un couvent ? Tu as du te sentir à ta place, menteur, fraudeur, manipulateur.

- Je me suis senti plus proche de Dieu mais je n'ai jamais oublié mon vrai nom. Comme si je mentais à Dieu en personne...

- Et si... »

Javert se tut, les yeux dans le vague. Il pensait à Vidocq. Et il sentait la peur ronger son cœur. Il était terrifié à l'idée que le chef de la Sûreté ne s'en prenne à Jean Valjean. Vidocq n'était pas un homme mauvais mais c'était un cogne.

« Et si ?, demanda Valjean, curieux.

- Non, rien. Je suis fatigué. »

Ils avaient convenu qu'ils marcheraient jusqu'à l'appartement de Javert. Valjean avait payé pour le loyer et l'entretien du meublé du policier. La logeuse en avait été très soulagée. Mettre dehors le policier n'aurait pas été facile et très bien vu dans sa situation. Mais avoir des dettes à recouvrer était encore pire.

Valjean s'affola devant l'aveu du policier, si impassible d'habitude. Il arrêta un fiacre et préféra l'emmener en voiture jusqu'à son domicile.

Javert respirait fort, cherchant son souffle. Il luttait contre le malaise et la peur. Il n'en revenait pas. Il n'avait jamais connu cela, ou si peu.

Pourquoi paniquait-il ainsi ?

Valjean regardait Javert assis sur la banquette en velours d'Utrecht du fiacre. Il était inquiet. Follement inquiet. L'homme semblait pourtant aller mieux mais la pâleur de son visage, le tremblement nerveux de ses mains, ses yeux fermés avec force dénotaient cette impression.

« J'aurai du m'opposer à ton chef, » murmura Valjean.

Cela fit sourire Javert. Une telle candeur.

« Et de quel droit M. Madeleine ? Je ne suis plus à votre service.

- Allons inspecteur... Comme si vous l'aviez été un jour. »

Les yeux gris, si étincelants, apparurent, magnifiques dans la pénombre du fiacre.

« Juste. »

Le voyage fut tranquille. Javert souffrait, c'était atroce mais il allait survivre.

Survivre...

Rue des Vertus. Valjean aida Javert à descendre du fiacre. Javert en rit ouvertement.

« Cela devient gênant, Valjean. On va nous croire accolés.

- Crois-tu ? »

Mais les yeux de Valjean brillaient de plaisir, sa main était chaude contre la sienne tandis que la force de Jean-le-Cric permettait au policier de marcher avec le moins de souffrance possible.

« Imprudent ! Je devrais te foutre en tôle.

- Chiche ? »

Mais cette vieille menace était devenue une plaisanterie. Elle réussit à tirer un sourire du policier.

Puis, ils furent dans l'appartement de Javert...mais tout avait changé... Valjean déposa le sac de Javert sur le sol. Quelques affaires de première nécessité qu'il avait fallu faire venir à l'hôpital.

Comme de nouvelles chemises par exemple.

Javert s'éloigna de la promiscuité de Valjean. C'était la première fois qu'ils étaient seuls depuis le commissariat de la rue de Pontoise.

Seuls...

Tout avait changé…

Valjean se frottait les mains. Il faisait si froid dans l'appartement du policier.

« Je vais préparer un feu. Tu as besoin de chaleur. De nourriture. Une tasse de café peut-être ? Ou une tisane ? »

La tempête allait se réveiller. Valjean allait tout retourner une fois de plus, étourdir Javert avec son énergie débordante. Le policier l'arrêta d'une main posée sur le bras.

« Attends ! Ce n'est pas la peine. Je... »

Une main posée sur un bras. Un simple geste. Mais il fut à l'origine d'un bouleversement complet. Valjean regarda Javert, Javert regarda Valjean.

« Je... »

La main tremblait, elle ressentait la chaleur du bras de Valjean à-travers la chemise. La chaleur si forte. Elle irradiait de l'ancien forçat et provoquait la fièvre. Javert relâcha Valjean, il voulut reculer en arrière. Mais une main, large et calleuse, le retint.

« Il... Tu dois être...Valjean rentre chez toi.

- Vraiment ? »

Javert baissa les yeux, il avait mal, il était encore blessé, son cœur battait la chamade, la fièvre faisait brûler ses joues, il était désorienté, il paniquait de plus en plus… Il… Il… Valjean, conscient du malaise du policier, murmura doucement :

« Regarde-moi. »

Et comme l'homme n'obéissait pas, Valjean posa ses doigts sous le menton du policier et lui fit relever la tête. Exposer ses yeux si beaux et si remplis de crainte.

« Je ne te veux pas de mal, murmura Valjean.

- Mais que veux-tu à la fin ? »

La main caressa la joue, essayant d'apaiser le policier, glissant dans les favoris qui avaient été soigneusement taillés à l'hôpital.

« Tu n'as pas encore compris ? »

Valjean avait tenu sa promesse. Un jour, il était venu à l’hôpital avec un rasoir, du savon à barbe et une patience à toute épreuve.

Il s'attendait à lutter contre la volonté implacable du policier. Cela ne dura pas. Javert se soumit assez rapidement à Valjean.

Cette scène était trop étrange, trop irréelle. Javert était terriblement conscient des regards suspicieux, surpris...voire dégoûtés...qui étaient posés sur eux…

« Fauchelevent. Ce n’est pas nécessaire. Je peux rester comme ça. »

Valjean riait tout en préparant le savon à barbe, raclant la lame du rasoir sur le morceau de cuir épais… Il était indifférent à tout. Il ne voyait que Javert et c’était tout son monde.

« Cosette m’a dit que si tes favoris continuaient à pousser ainsi, tu allais ressembler à l’un de ces hommes-chiens des îles du Pacifique.

- Ce qui serait tout à fait approprié de ma part... »

Valjean secoua la tête et approcha sa chaise de la tête de lit du policier. Plus près, bien plus près. Trop près. Javert déglutit.

« Mais Valjean…, commença-t-il, un simple filet de voix quasiment inaudible.

- Tu préférerais que ce soit ma fille qui manipule le rasoir ?

- Non, fit Javert, encore plus horrifié. Mais si tu me laisses un miroir, je pourrais faire face. »

Un sourcil levé avec un éclat brillant d’humour dans le regard. Faire face ? Javert n’arrivait même pas à gérer un simple verre d’eau, toute sa force avait disparu. Cette blessure avait brisé toute la puissance de l’inspecteur Javert le laissant plus faible qu’un chaton nouveau né.

« Dieu… Tu ne me laisseras pas en paix, n’est-ce-pas 24601 ? »

Même les chiffres devenaient un surnom presque affectueux. Valjean sourit mais l’éclat se durcit dans ses yeux bleus. Devenant plus froids. Intraitables.

« Non. J’ai un large contentieux à épancher. »

Valjean avait été rasé au bagne, par des mains dures, brutales et des souvenirs revenaient en masse à cette évocation. Les deux hommes ne se souriaient plus.

Comme il fallait avancer, Javert se soumit.

Il acquiesça enfin, provoquant un immense soulagement chez le vieux forçat et le retour du sourire si doux.

Valjean plaça des oreillers dans le dos du malade, l’aidant à se redresser au maximum. Attentif à la douleur. Mais ce diable d’homme ne broncha pas, Javert s’efforça de ne pas montrer la souffrance atroce qui le prenait.

« Au travail inspecteur ! Nous allons vous rendre une apparence humaine.

- En suis-je seulement un ? »

Un rire et Valjean commença le rasage. Doucement, posément, par de petites touches qui troublaient Javert.

Le garde-chiourme aurait préféré la brutalité et la rapidité que cette douceur. Cette tendresse ? Il ne savait pas quoi faire de ses doigts se plaçant sur son menton, glissant sur la mâchoire, parcourant la pomme d’Adam… Et il n’arrivait pas à supporter les yeux si proches de Valjean, posés sur lui avec appréhension.

La peur de le blesser.

Javert aurait préféré qu’on le frappe.

Il n’avait pas l’habitude qu’on le touche. Il détestait cela. Et là… Les doigts de Valjean étaient si doux…

Et Javert était horriblement conscient des lieux. Des regards, des gens, des commentaires.

Deux infirmières passèrent et rirent en les désignant.

« Voilà une excellente idée, M. Fauchelevent. Monsieur l’inspecteur ne ressemblera plus à un sauvage !

- Il sera moins effrayant. »

Valjean rit en entendant ces mots et affirma qu’il ferait de son mieux mais qu’il ne pouvait pas lutter contre la nature profonde du policier.

Un médecin salua la performance mais prévint qu’il ne fallait pas fatiguer le malade.

« L’hygiène est primordiale d’accord mais prenez garde à ne pas le laisser assis trop longtemps. Nous avons eu bien du mal à faire cicatriser la plaie. »

Un cataplasme de miel…

Enfin, ce fut fait.

Valjean avait rasé le plus bas possible les favoris, faisant disparaître aussi la barbe grisonnante qui ornait les joues du policier. Javert se ressemblait enfin.

Et les deux hommes se regardèrent ainsi, fixement. Avant de se détourner pour reprendre contenance.

Mais que se passait-il ?

Après le rasage, Valjean abusa de la situation pour pousser les choses un tout petit peu plus loin. Javert en fut agacé mais le chien-loup était apprivoisé maintenant.

« Me brosser les cheveux ?! Valjean !!

- Tu as des cheveux magnifiques mais ils sont magnifiquement emmêlés. »

Ce n’était ni le lieu, ni le moment.

Ce n’était pas un acte digne d’un ami pour un ami.

A peine de la part d’un frère.

C’était un acte intime qu’une épouse pouvait faire pour son mari. Un fiancé pour sa fiancée.

« Fais vite.

- Je ne voudrais surtout pas abîmer tes cheveux ni te faire mal Javert. »

Il ne risquait pas. Valjean brossa lentement, prudemment et bientôt les cheveux si longs de l’inspecteur Javert reposaient sur ses épaules, beaux et brillants. Comme une nappe de vif-argent.

Valjean se permit de laisser ses doigts glisser parmi la chevelure soyeuse.

« Comment as-tu pu garder de si longs cheveux dans ta profession ?

- Il y a toujours eu quelqu’un pour exiger que je les rase. Au bagne, mes cheveux étaient aussi courts que les tiens. Ensuite, je les ai laissés pousser.

- Et donc ?

- Lorsqu’un supérieur réclamait une coupe plus réglementaire, je lui prouvais l’inanité de sa demande.

- L’inanité ?

- Ce n’est pas tant la longueur qui dérange, c’est leur dangerosité.

- Dangerosité ?

- Imagine un malfrat me capturant par les cheveux. Il pourrait me mettre à genoux.

- Dieu ! C’est vrai ! Je n’y avais jamais songé. »

Les cheveux de Javert étaient longs, noirs avec des mèches grisonnantes. Les tempes avaient blanchi. Javert avait vieilli.

A Montreuil, c’était encore un homme assez jeune, les cheveux si sombres, faisant clairement ressortir ses origines, assortis à la couleur de sa peau...et ses yeux étincelants…

« Alors je me montrais indispensable, continua Javert, essayant d’oublier les doigts du forçat caressant ses cheveux, comme on caresse un animal. Je multipliais les heures, je réussissais des arrestations difficiles, je passais mon temps en patrouille...jusqu’à ce qu’on oublie mes cheveux au profit de mon efficacité.

- Mais tes cheveux ?

- Je les coiffe en catogan et lorsque je suis sous couverture, je les tresse. Les cachant sous une casquette.

- En tresse ? »

Oui, à la barricade, Javert n’avait pas de cheveux longs. Valjean ne l’avait jamais remarqué.

Une tresse ?

Valjean adorerait voir Javert avec des tresses.

Cela le fit sourire. Clairement amusé.

Javert leva les yeux aux ciel. Agacé. Comme de juste.

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