Scène III
Un tel changement de comportement de la part d’un forçat si dangereux finit tout de même par alerter Javert. L'adjudant en était surpris...et suspicieux... Il se méfiait des forçats et surtout de ceux qui se faisaient moutons pour mieux berner les chiens de garde.
L’adjudant en chef fut d’accord avec les conclusions de Javert.
« Javert, continue à suivre ce forçat. Il me fait penser à Vidocq en encore plus vicieux. »
Javert s’inclina et reprit son enquête. Il continua à surveiller Valjean. Il découvrit un homme, encore jeune, puissant, il examina le corps musclé et impressionnant du forçat, les bras et les jambes durs comme du métal. Un dieu grec comme sur les dessins préparatoires de l'architecte M. Maxime Du Florens. Cet Hercule dont l'homme lui avait parlé pour le balcon de la mairie de Toulon... Oui, le corps de Valjean aurait fait un magnifique Hercule.
Cette pensée fit rougir l'adjudant qui préféra cesser là sa surveillance de cet improbable forçat. Il bâcla un dernier rapport expliquant que Valjean était bien maîtrisé et qu’on ne lui retirait jamais ses chaînes. Voilà pour Vandecaveye !
Un jour, alors que la chiourme se préparait à prendre un peu de repos, Javert vint voir Valjean. On était dimanche après la messe, l'après-midi était dévolu aux jeux, aux combats et à la fabrication de jouets en noix de coco... Différents moyens plus ou moins légaux de gagner un peu d'argent... Javert faisait mine de ne rien voir sinon il aurait fallu punir presque l'intégralité de la chiourme. C'était un accord tacite entre la garde et la chiourme qui permettait ces dimanches de loisirs.
Les forçats géraient les combats et les paris. Les gardes pariaient et regardaient les combats. Chacun y trouvait son compte.
Le-Cric ne participait plus à ces jeux dangereux. Durant quatre ans, il avait brillé par sa brutalité et sa cruauté. Il frappait fort et bien. Il frappait avec l'intention de faire du mal. On n'aimait pas se battre contre lui.
Vidocq était aussi une vedette de ces combats, mais l'homme le faisait avec soin. Il était un maître de la savate. Parfois, il défiait un garde et c'était un plaisir pour tout le monde de voir la garde se battre contre la chiourme.
On sifflait, on huait, on applaudissait.
Javert détournait le regard.
Le dimanche, l'adjudant si inflexible devenait sourd et aveugle. De toute façon, M. Vandecaveye lui avait interdit d’agir contre la chiourme le jour du Seigneur.
« Si tu agis contre les forçats, tu vas provoquer une émeute !
- Monsieur, opposa Javert, horrifié.
- C’est ainsi !
- A vos ordres, monsieur. »
Ce fut ainsi donc.
Ce dimanche-là, Jean Valjean lisait dans un coin, assis sur le sol, un ouvrage religieux. Il fut inquiet de voir s'approcher l'adjudant en personne. On voyait rarement Javert le dimanche, il évitait la cour du bagne avec soin.
Un homme si jeune, une vingtaine d'années, mais déjà dur et implacable, dévoué à la Loi. Javert...
« 24601, » salua-t-il, avant de faire un geste pour faire se lever le forçat et marcher avec lui. Un écho à de futures promenades ainsi faites, entre un maire et son chef de la police...entre un ancien voleur et un inspecteur déraillé...
« Ainsi le Père Groshens dit que tu n'as plus besoin d'aller à l'école. Tu as vraiment appris à lire en deux mois ?! »
Javert ne pouvait empêcher sa voix de montrer de l'admiration.
« Oui, monsieur.
- C’est inhabituel ! »
Le forçat ne répondit pas, il baissait modestement les yeux sur le sol. Ne pas regarder dans les yeux, c’était la règle.
« Le Père Groshens te réclame à son service. »
Ce n’était plus de l’admiration, c’était de l’incrédulité.
« Le Père Groshens est bien bon, monsieur. »
Javert regardait Le Cric avec méfiance. L’homme ne pouvait pas avoir autant changé en si peu de temps. C’était un truc. Un complot pour préparer une évasion. Relâcher la surveillance, retirer les chaînes et l’oiseau allait prendre son envol.
« Je ne peux pas te mettre à la Petite Fatigue. Ton passif n’est pas assez bon pour cela. Tu as agressé violemment 775146 et frappé 31089 pour un regard de travers il y a quatre mois à peine. Tu es un homme violent, 24601. Je ne te fais pas confiance.
- J’en suis bien conscient, monsieur. Peut-être d’ici quelques mois... »
De tels mots dans une telle bouche. De la poudre aux yeux ! Comme la religion, la lecture… Javert se dit tout à coup qu’il s’était bien trompé sur le compte de Jean Valjean. C’était le roi des acteurs !
L'adjudant se souvenait des rapports de ses collègues. Chacun surveillait Le Cric avec soin pour le compte de M. Vandecaveye. Le Cric et ses questions, Le Cric et sa soif de savoir. L'homme lisait même un livre ostensiblement dans la cour. Cela agaça Javert.
« Oui. On en reparlera d’ici quelques mois. »
Et Javert disparut dans un claquement de bottes.
Quelques mois…
Valjean frémit… Il avait vécu six mois à Paris durant sa dernière vie...
Il n’était pas sûr d’en supporter autant à Toulon. Même si la vie était bien meilleure maintenant...
Car Jean-le-Cric découvrit une chose importante à laquelle il n’avait jamais songé, tellement animal qu’il était. A se montrer respectueux des règles et des hommes, il ne fut plus maltraité autant par la garde.
On ne le fouetta plus, on ne le bastonna plus, on ne l’enferma plus au mitard. Il ne portait pas le collier ni la double-chaîne. Il était relativement libre de ses mouvements. Il n’était pas encore le monstre qu’il deviendrait après ses multiples évasions. Il n’était pas en butte à l’hostilité de la part de tous les gardes, ni des forçats. Il avait une réputation d’homme brutal et violent, mais c’était tout.
Ses comparses tentèrent bien de temps en temps de le défier mais il lui suffisait de claquer ses poings l’un contre l’autre pour qu’on le laisse en paix.
Cela l’amusait de jouer ainsi les gorilles. Il aurait voulu se frapper la poitrine en poussant un cri sauvage.
Les relations devenaient plus faciles. Et Le-Cric se fit des connaissances. Surtout de la part d’un homme qui ne l’avait jamais approché dans sa vie précédente.
Vidocq !
Car Eugène-François Vidocq, le futur chef de la Sûreté de Paris, était un forçat. Évadé et récidiviste. Intelligent et retors. Et il était à Toulon.
Il n’avait rien en commun avec la brute Jean-le-Cric mais avec l’homme intelligent qu’était Jean Valjean… Cela changeait la donne.
« Bonjour Valjean, lança Vidocq. Il paraît que le calotin [prêtre] t’a à la bonne ?
- Le Père Groshens m’aime bien, en effet.
- T’es une Sorbonne, hein ? Tu sais éplucher [lire] et broder [écrire] à ce qu’on dit.
- En effet, » répéta Valjean, pas tout à fait à son aise en compagnie de Vidocq.
On connaissait l’homme de réputation. Vautrin était un évadé, il était intelligent mais on le soupçonnait de moucharder auprès des argousins. Pas quelqu’un de confiance. Et il faisait souvent cavalier seul.
« Que me veux-tu Vautrin ?, » demanda abruptement Valjean, pour faire fuir l’importun.
Un sourire amusé. Vidocq posa sa large patte sur l’épaule de Valjean.
« Le calotin aime monter les planches [théâtre], il doit avoir des loques de cabotins [acteur] à revendre. »
Valjean comprenait la manœuvre. Il n’était plus l’idiot Jean-le-Cric.
« Pourquoi Vautrin ? Tu veux te lancer sur les planches ? »
Vidocq rit puis il regarda en face Valjean et annonça la couleur :
« Combien pour des nippes de turbineur [ouvrier] ? Donne le prix !
- Y en a pas ! Mais je peux t’avoir la tenue du boulanger [diable] ! »
Vidocq souriait toujours, ses yeux étaient mauvais.
« Non, merci Le Cric. Passe un bon reluit [jour] et ferme ta gueule.
- Pour sûr Vautrin. »
Puis, avant de voir partir cet homme terrible qui pouvait devenir son ennemi, Valjean lui lança pour se justifier :
« Vidocq, je ne suis pas assez jobard pour me faire la belle alors que dans quelques mois, je suis libre... »
Vidocq ne dit rien mais acquiesça.
Oui, Jean-le-Cric n’était plus un imbécile. Car la première fois, il s'était évadé quelques mois avant sa libération.
Quel jobard !
Ce rapprochement n’échappa pas à Javert qui eut un sourire mauvais.
Bientôt Le Cric allait commettre une erreur !
Cette fois, Jean Valjean s’intéressait un peu plus à la vie au bagne. Il était moins concentré sur sa haine et sa douleur. Il était moins blessé aussi et ne connaissait plus le mitard. Donc, il observait...les relations entre les hommes enchaînés, les chevaliers et leurs compagnons, les amitiés fortes et viriles qui se nouaient ou alors les amours qui se créaient. Il voyait aussi les gardes, plus attachés à leur confort personnel qu’à leur devoir. On achetait facilement la complaisance d’un garde, avec de l’argent certes mais souvent le quart de vin du repas suffisait. Tous les gardes ou presque… Bien sûr, Javert était incorruptible.
Ce fut de cette façon que Valjean fit entrer quelques livres dans le bagne sous le manteau car le prêtre avoua qu’il lui était impossible de faire entrer des ouvrages autres que religieux à l’intérieur de la prison.
Valjean se retrouva donc avec quelques ouvrages interdits de Buffon extraits de son Histoire naturelle et même deux volumes de la Théorie de l’unité universelle de Charles Fourier qui éclairèrent beaucoup M. Madeleine…
La prochaine usine de M. Madeleine serait radicalement différente. Valjean en traçait les plans dans son esprit...
Bref...Valjean étudiait, rongeait son frein, apprenait et devenait savant. Ce qui amusait les autres forçats.
On commençait à l’appeler la Sorbonne… Oublié Jean-le-Cric. La Sorbonne connaissait tout sur tout.
Ce qui amusait aussi les gardes. La Sorbonne rêvait-il de devenir professeur ?
Mais ce qui n’amusait pas du tout Javert.
L’adjudant-garde ne savait plus quoi penser de ce forçat étrange et déroutant. Il avait cessé de le suivre sur les chantiers, il l'avait vu travailleur et calme. Bien éloigné de la bête qu'il était il y avait quelques mois.
Puis il y eut l’évasion spectaculaire de Vidocq et Valjean n’y fut pour rien. Au grand dam de Javert. L’adjudant en chef prévint son second de ne pas relâcher sa surveillance.
« Peut-être la fuite de l’un va donner à l’autre l’envie de faire la même chose.
- Oui, monsieur.
- Patience Javert ! C’est la patience et la surveillance qui nous permettent d’arrêter les criminels.
- Oui, monsieur. »
Javert convoqua Valjean à son bureau. Il était obligé.
Il avait des révélations à lui faire et ne savait pas comment le forçat, tout calme et apaisé qu’il soit, allait les prendre.
Le forçat arriva, relativement propre et bien rasé. La tunique rouge était bien entretenue. Javert fut surpris par l’apparition. Il s’attendait à voir une bête, il voyait un homme. En fait, il ne savait pas trop à quoi il s'attendait... Tout ce que faisait Valjean le désarçonnait, même sa présence physique le troublait.
« 24601. J’ai des nouvelles pour toi. »
Un geste. Le forçat garda la tête baissée, humble et respectueux, il froissait entre ses mains son bonnet rouge. Il était debout devant le bureau de l’adjudant-garde, resté assis devant une masse de documents à étudier. Pour une fois, Javert avait envie de voir les yeux du forçat. Il ne se souvenait pas de la couleur des yeux de Jean Valjean. Clairs non ?
« La police de Faverolles a mis du temps à mettre la main sur ta sœur. »
Ce fut impossible de s’en empêcher. Javert eut tout à coup la vision des yeux bleus d’azur, brillants d’inquiétude, de Valjean posés sur lui. Cela lui coupa le souffle. C'était de très beaux yeux.
« Elle... »
Péniblement, Valjean se reprit, se tut. Il devait se taire. Le règlement demandait le silence de la part du forçat. Javert ne releva pas et poursuivit :
« Ta sœur a déménagé à Crèvecoeur-le-Grand. C’est une ville de Picardie. »
Valjean connaissait. Il était sur des charbons ardents, que Javert se dépêche de parler !
« Elle va bien. Elle t’a écrit une lettre. Enfin, elle l’a dictée à un homme, son patron manifestement. Et voici son adresse. »
Donc Jeanne n’avait jamais vécu à Paris, rue de Geindre, elle n’avait jamais travaillé dans une imprimerie, laissant son garçon dernier né attendre une heure seul dans la rue tous les matins. On avait raconté n’importe quoi à Jean-le-Cric. Valjean eut envie de retrouver celui qui lui avait raconté cette blague pour lui fracasser la mâchoire.
Il était tellement soulagé.
Javert repéra le soulagement de Valjean dans le soudain relâchement des épaules si larges du forçat, dans sa posture moins raide. Cela amusa l’argousin qui tendit une enveloppe étroite et un petit papier plié en deux au forçat. Valjean hésita avant de s’approcher du bureau puis il le fit.
Il prit les documents et leurs doigts se frôlèrent. Cela eut l’effet d’un choc électrique. Valjean eut envie de sourire.
Ainsi, dans toutes ses vies, dans tous les lieux où il avait vécu, même en Enfer, il aurait pu tomber amoureux de Javert ? Et cela devait être pareil pour le garde-chiourme à en juger par la couleur rouge apparut sur ses pommettes.
Donc Javert l’avait surveillé toutes ces années avec des arrières-pensées pas si honnêtes que cela ? Cela expliquait comment il avait pu reconnaître Jean-le-Cric sous les habits du bourgeois M. Madeleine.
Il y avait quatre mille forçats au bagne de Toulon ! Comment un garde avait-il pu se rappeler d’un seul de ces hommes-bêtes vingt ans après ?
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