Scène IV
Ainsi Javert avait remarqué Valjean au bagne de Toulon ? Valjean aurait aimé savoir cela la première fois ! Il aurait pris un malin plaisir à tourmenter son gardien et à l’enfoncer sur sa planche de bois. A l’épingler contre un mur et à lui déchirer son uniforme gris. Javert était jeune, il n’avait que vingt ans. Un plaisir de le monter ! Il devait être vierge, l’argousin.
« Merci, monsieur, fit Valjean avec chaleur, serrant la lettre de sa sœur dans ses mains.
- Bien, Valjean, grogna Javert, troublé par cette promiscuité, par cette conversation, par la joie brillant dans les yeux du forçat. Retourne à ton travail !
- Oui, monsieur. »
Et très respectueusement, le forçat disparut du bureau de l’adjudant, laissant ce dernier en proie à d’horribles pensées.
Mon Jean,
Je suis heureuse d’avoir de tes nouvelles. Quatre ans Jean ! Tu seras bientôt libre. Tu viendras ici. La vie n’est pas facile, mon Jean. Ton départ a été terrible. Nous vivons de peu. L’Église et la charité chrétienne nous ont permis de survivre. Je suis servante chez un monsieur de Crèvecoeur-le-Grand, M. Letellier. J’ai appris que tu étais malade, je prie Dieu de te garder en vie.
Nous attendons ton retour avec impatience, mon Jean.
Jeanne
Elle n’était pas morte. Elle n’était pas à Paris. Les enfants devaient être tous en vie. Elle n’en parlait pas.
Valjean pria et remercia le Seigneur.
Il pria et pleura.
Il écrivit à son tour une lettre, simple, et y joignit la majeure partie de ses économies. Il avait peu d’argent mais il vendit son vin, il vendit quelques jouets en noix de coco, il vendit sa plume et se fit écrivain public pour ses camarades… Il fit ce qu’il put pour offrir un peu d’aide à sa sœur.
Ma Jeanne,
Pardonne-moi de ne pas t’avoir écrit plus tôt. J’étais devenu fou. Je ne pensais qu’à la haine. Aujourd’hui, je suis apaisé calmé et j’ai trouvé Dieu. Je t’envoie un peu d’argent, ma chère sœur. C’est peu mais je peux difficilement faire je t’en enverrais davantage dés que je peux. Je vais mieux. Ne t’inquiète pas pour ma santé.
Je t’embrasse et j’attends avec impatience de te revoir. J’espère que les enfants vont bien. Je vous aime. Vous me manquez.
Ton Jean
Puis il demanda à voir l’adjudant-garde. Il demanda spécifiquement Javert.
Il n’avait confiance qu’en Javert.
Javert accepta de le voir, un peu surpris et toujours suspicieux. Et il n'aimait pas ce que la présence de ce forçat lui faisait. Javert reçut la lettre des mains de Valjean et il entendit la prière du forçat.
Devant lui, Javert ouvrit le courrier et le parcourut des yeux. La censure ! La peur de l’évasion ! Valjean ne dit rien, il n’y avait aucune intimité au bagne. C’était ainsi !
« Combien d’enfants a ta sœur ?
- Sept, monsieur !
- Dieu ! Sept ?! »
Javert était ébranlé. Il ne connaissait pas le dossier de Jean Valjean, il savait que c’était un voleur, d’où la condamnation au bagne mais son histoire, il l’ignorait. Javert contempla l’homme devant lui et pour la première fois, il lui dit :
« Raconte-moi ! Pourquoi as-tu volé ?
- Parce que les enfants de ma sœur mourraient de faim. J’ai volé un pain, monsieur, et brisé une vitrine. »
Javert hocha la tête, revenant à la lettre ;
« Cinq ans de bagne… Oui, c’est une punition normale pour un vol. »
Une telle désinvolture. Si Le Cric était encore là, il hurlerait de rage et insulterait le garde. Valjean préféra ne rien dire et contempler son bonnet rouge. Il avait possédé un bonnet vert. Il avait été marqué au fer rouge… Dans une autre vie...
« Mais je ne comprends pas comment tu as pu être condamné si durement avec une famille à charge ! »
Valjean regarda à nouveau Javert en face. L’homme ne se moquait pas, il semblait sincèrement surpris.
« J’ai volé, monsieur…
- Pour nourrir des enfants mourant de faim ! Enfin, il ne nous revient pas de critiquer la justice. Tu n’as plus que quelques mois à faire. Comporte-toi bien et tu seras libéré avec un passeport blanc. Tu seras libre de retourner auprès de ta sœur.
- J’espère, monsieur…
- Pour ta lettre, je m’en occupe. Ne t’inquiète pas !
- Je sais, monsieur. J’ai confiance ! »
Une telle chaleur dans la voix. Javert examina Valjean. Le forçat lui souriait gentiment avant de baisser la tête pour observer ses souliers abîmés.
« Retourne au dortoir, Valjean. »
Il obéit.
Le chantier de la mairie lui rappelait de douloureux souvenirs. Il avait vite reconnu les lieux. Ici un des forçats s’était ouvert la main, à tel point qu’on avait du l’amputer. Là, un autre s’était brisé la jambe sous des rochers.
Et surtout il reconnut la cariatide et en devint blême. Il s’approcha de la statue énorme et l’examina avec attention. Il repéra aussitôt la faiblesse dans la structure du piédestal, les deux statues encadraient la porte d'entrée. Il se précipita sur un des gardes.
Un dénommé Voynet. Un type pas très sympathique mais quel autre choix avait-il ?
« Monsieur ! Il faut renforcer la cariatide ! Elle va s’écrouler !
- Renforcer la quoi ? De quoi tu causes Le Cric ? »
Il était ennuyé par Valjean. Il le dérangeait en plein repos, surveiller en dormant les yeux ouverts était tout un art chez certains gardes.
« La grosse statue là-bas, monsieur ! Elle a des faiblesses au niveau du pied, elle va tomber !
- Putain Le Cric, retourne au turbin ou tu vas te prendre un coup de rotin !
- Monsieur ! Je vous en prie ! »
La discussion qui s’envenimait, l’agitation que cela causait attira les autres gardiens qui s’approchèrent curieux. Il y avait longtemps que Jean-le-Cric était calme et paisible. Est-ce que l’état de grâce était terminé ?
On interrogea Valjean. Le forçat répéta son histoire et on se mit à en rire. Méprisant.
« Et depuis quand tu es un architecte, Le Cric ? Allez retourne au turbin ! »
Il le fallut bien. Valjean n’avait pas le choix.
Le chantier dura des jours et chaque jour, Valjean examinait la cariatide. Il était inquiet mais personne ne le prenait au sérieux. Même Javert avait refusé de prendre en compte son avis.
« Valjean, tu exagères, avait-il lancé depuis la cour d’où il surveillait la mise en place des nouveaux tréteaux pour le Mystère du Père Groshens. Tu n’es qu’un forçat. Ne pense pas que tu en saches plus que l’architecte. M. Du Florens a étudié à Paris…
- Oui, monsieur. »
Valjean était désespéré.
Rencontrer l’adjudant en chef était aussi impossible que de rencontrer le capitaine en personne… Valjean rongeait son frein.
Un jour, l’architecte en personne était là, avec le capitaine et les deux hommes visitaient le chantier. Valjean allait s’élancer mais son chevalier de la guirlande le retint.
« N’y pense même pas Le Cric ! Tu vas te retrouver buté pour ça ou au moins joliment arrangé. Si les argousins ne sont pas cons, ils vont prévenir le daron.
- Tu me crois ?
- Tu es devenu fou Le Cric mais t’es pas un jobard. Je te crois. Tu nous l’as assez montré ton gonze ! »
Un de ses comparses s’écria :
« En plus il est plutôt fort comme un Turc, il pourrait nous aider le gonze. »
On se mit à rire, attirant les regards surpris des gardes.
Mais ce fut tout.
Chaque jour. Mon Dieu ! Chaque jour, Valjean vérifiait sa statue, on commençait à l’appeler son homme [mari] et on en riait.
Et un jour, on en rit plus.
Un jour de vent sur la place de la mairie, l’accident eut lieu. Le même que dans le passé de Jean Valjean. Il revit la même histoire.
La cariatide tomba, emprisonnant un des forçats. Les gardes, les forçats étaient affolés et cherchaient de quoi soulever la lourde pierre qui écrasait le dos du malheureux. Valjean le connaissait maintenant, il s’appelait le Bègue et il venait du Nord.
La première fois, il ne savait même pas son nom, il n’en avait rien à foutre des autres. En fait, il avait réagi par instinct, sauvant un homme sans vraiment réfléchir plus loin. La bête humaine avait encore un peu d'humanité en elle.
Ce jour-là, Javert était là, à superviser le chantier en compagnie de l’architecte. Il y avait trop de retard et on leur mettait la pression. Cela aussi la première fois, Valjean ne l’avait pas remarqué. L’adjudant en chef avait donc chargé Javert de l’avancée de ce chantier spécifiquement.
Ce fut comme une répétition. Valjean se jeta sur la cariatide et de toutes ses forces il souleva la lourde statue. Il hurla qu’on devait dégager le blessé. On lui obéit.
Comme la première fois, un silence de mort accueillit ce drame.
Comme la première fois, le Bègue avait une jambe cassée.
Comme la première fois, le Cric ressentit une immense colère le prendre et comme la première fois il la laissa éclater… Mais elle était légitime cette fois.
« PUTAIN ! JE L’AVAIS DIT ! J’AVAIS DIT QUE CETTE FOUTUE STATUE ALLAIT TOMBER ! MERDE ! »
On le laissa gueuler tout son saoul et Voynet s’approcha, pas si fier de lui.
« Ta gueule le Cric, t’avais raison, c’est vrai. Bois un coup avant de pousser le bouchon trop loin.
- Et le Bègue ?, grogna Valjean.
- Il va à l’hôpital. Le bagne c’est fini pour lui. Il va certainement aller à la Force. Retour à Paris. »
Un bien pour un mal. Valjean but de grandes gorgées d’eau pour se calmer. Voynet se frottait le menton. Non, il n’était pas fier l’argousin.
« Comment t’as su pour la statue ?
- Évident ! La structure est fragilisée dans son ensemble car la pierre a été abîmée par les infiltrations d'eau. Elle est victime de l'érosion. Cela se voit en prenant le temps d’examiner la cariatide. »
Voynet ne dit rien. Il ne comprenait pas la moitié de ce que disait ce forçat devenu savant. Mais quelqu’un avait compris et en était abasourdi.
« Comment cela des infiltrations d'eau ? »
Valjean leva les yeux et rencontra le regard interloqué d’un jeune homme, vêtu d’un costume de bourgeois. L’architecte Maxime du Florens. A ses côtés se tenait Javert. L’adjudant-garde n’était pas fier non plus, l’écho de ses propres paroles devait lui revenir en mémoire. Il aurait pu éviter l’accident s’il avait écouté Jean Valjean. Il savait déjà que le chef des gardes n’allait pas apprécier son rapport journalier.
« Oui, monsieur, affirma Valjean sans se démonter.
- Montrez-moi cela ! »
Le jeune architecte vouvoyait le forçat, cela choqua tout le monde mais on ne releva pas. Valjean entraîna l’homme jusqu’à la base de la statue et il expliqua… L'humidité avait attaqué la pierre, certainement une mauvaise conservation. Il fallait renforcer le soutènement des deux cariatides avant qu'elles ne s'écroulent et ne se brisent définitivement. Cela horrifia l’architecte.
Les atlantes ! Signés en 1657 par Pierre Puget, l'architecte nommé sur les ordres de Colbert directeur des décorations du port de Toulon. Mon Dieu ! Leur disparition sonnerait le glas de la carrière de M. Du Florens.
« Il y a d’autres endroits ainsi ?
- Je ne sais pas monsieur.
- Mon Dieu ! Je veux que nous vérifions tout de suite ! Adjudant ! Il faut fermer le chantier ! »
Javert arriva à l’appel de son grade mais il parut abasourdi à son tour.
« Monsieur Du Florens ! Nous ne pouvons pas nous permettre de fermer le chantier. M. Chautard, le maire a dit…
- Je me fiche de ce que le maire a dit, adjudant ! Il y va de la vie d’hommes ! Nous aurions pu perdre des vies aujourd’hui. Mon Dieu ! Nous aurions pu... »
M. Du Florens était jeune. Un peu plus âgé que Javert mais pas de beaucoup plus. L'adjudant se tut, ne cherchant pas à argumenter davantage mais il était visible au pli amer de sa bouche qu’il n’apprécia pas qu’on le remette ainsi à sa place. Et surtout devant des forçats et quelques-uns de ses collègues.
Puis, il donna des ordres et la chiourme retourna au bagne. Il ne resta plus que M. Du Florens, lui et Valjean à examiner le chantier.
L’architecte se voulut autoritaire, il prit la direction de la visite et lança au forçat :
« Cherchons d’autres failles dans le bâtiment monsieur. »
Valjean fut trop surpris pour répondre. On l’appelait monsieur ? Valjean jeta un regard à Javert mais celui-ci se contenta de sourire. Valjean capta un clin d’œil amusé de la part du garde-chiourme.
« Hé bien ? Qu’attendez-vous monsieur ?, lui jeta Javert, avec une pointe d’ironie.
- Votre aval, monsieur. »
L’accident était encore dans les mémoires mais on rit néanmoins.
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