Scène V
La visite du chantier n’était pas terminée à la fin du jour. Dieu merci, il n'y avait pas beaucoup d'autres infiltrations d'eau. Le bâtiment avait en effet besoin d'être rénové, d'où ce chantier de restauration qui n'en finissait pas. Donc, il allait falloir parer au plus pressé. Cela dit, l’architecte était admiratif, et Javert se devait d’admettre qu’il l’était aussi.
« Mais comment avez-vous vu la faiblesse de cet atlante ? »
Parce que je savais qu’il allait tomber ! Ce n’était pas une réponse possible.
« Un atlante ? Je croyais que c'était une cariatide ?, demanda Valjean pour gagner du temps et trouver une réponse acceptable.
- C'est la version masculine de la cariatide. La cariatide est une femme, l'atlante est un homme. Alors ? La faiblesse de cet atlante ?
- La pierre semblait différente. J’ai passé du temps à transporter des pierres sur le chantier et à regarder ces magnifiques cariatides...atlantes... C’est un bel édifice. »
Admiratif.
M. Du Florens rougit en entendant ces mots sans flagornerie. Il était jeune, tout juste sorti de l’école d’art. C’était son premier chantier, son premier édifice public. Le maire de Toulon M. Martelli Chautard était le premier à lui donner sa chance. Un chantier de rénovation de cette taille était un enjeu dans une carrière.
Et M. Du Florens se tourna vers l’adjudant-garde. Il avait pris une décision.
« Je voudrais que cet homme soit dévolu au chantier durant le temps des travaux. Je voudrais qu’il soit à mes côtés dans mon bureau.
- Mais je n’ai aucune connaissance en architecture, monsieur. »
Javert allait répondre mais il fut coupé par l’architecte qui s’adressa à Valjean.
« Je n’ai pas besoin d’un deuxième architecte mais d’un chef de chantier qui connaisse les dangers et les besoins d’un chantier de construction. Vous me semblez avoir toutes les compétences requises pour cela. »
Un fin sourire. Ce jeune homme était-il stupide ?
« Je suis un forçat, murmura Valjean.
- Et un forçat condamné à la chaîne, ajouta Javert froidement.
- Qu’à cela ne tienne ! Si vous ne voulez pas appuyer ma demande auprès du capitaine, je me passerai de votre accord, adjudant, je parlerai moi-même au capitaine. »
Quel coup bas ! Non, ce jeune homme n’était pas stupide mais il était inconscient. Javert serra les lèvres et eut un sourire mauvais.
« Soit ! Vous voulez Jean Valjean, je vais demander qu’on vous le donne. Si M. Vandecaveye donne son accord, je l’attacherai à votre service. Il ne sera que de votre chantier. L’homme sait lire et écrire, il a quelques connaissances en culture générale qui ne sont pas à négliger. Mais c’est plutôt un agronome qu’un ouvrier du bâtiment. »
Comment Javert savait-il tout cela ?
Valjean n’avait donc pas été assez discret.
« Il sait lire et écrire ?! Merveilleux ! Vous pourrez tenir un journal de chantier ! Je n’arrive pas à m’entendre avec les gardes. Aucun ne sait me dire combien de pierres ont été transportées, combien de tonnes de gravats ont été déplacées… Nous avons à peine commencé les murs et je ne suis toujours pas sûr des fondations. Les atlantes sont un plus mais il y a aussi les festons et les rinceaux qui vont arriver. Et les balcons doivent être terminés le plus rapidement possible. »
L’architecte était enthousiaste. Puis conscient trop tard de ses paroles bien peu sympathiques envers la garde, il ajouta précipitamment :
« Bien entendu, l’adjudant Javert sait tenir un journal mais il a son propre poste à pourvoir. Je ne peux pas le monopoliser. »
Javert s’inclina pour remercier l’architecte.
« Cela dit, si vous ne connaissez pas l’architecture, je vais vous donner des ouvrages à étudier. Ainsi nous pourrons travailler plus vite et l’adjudant sera satisfait. Il dormira mieux. Le capitaine, M. Thierry me disait encore hier que vous n’avez pas dormi une nuit complète depuis le début de ce chantier, adjudant. »
Javert laissa ses yeux parcourir le chantier. Il n’aimait pas qu’on parle ainsi de sa vie privée et encore moins devant un forçat.
« Le capitaine n’a pas tort… Les nuits sont difficiles…
- Nous avancerons mieux avec un bon chef de chantier. Vous verrez Javert ! »
Un sourire réjoui.
Oui, l’homme était candide.
Mais Valjean se permit une chose qu'il ne faisait quasiment jamais. Il se permit de regarder Javert, d'examiner avec soin son visage, son corps. L'adjudant n'allait pas bien, c'était visible. Il avait maigri, son uniforme flottait sur son long corps émacié, des cernes sombres apparaissaient sur la peau blanche sous les yeux brillant de fatigue. Non, l'adjudant n'allait pas bien. Valjean se demanda si le chantier était si dur que cela à vivre ou s'il y avait d'autres soucis qui rongeaient ainsi Javert.
M. Madeleine aurait pu demander à son chef de la police, ici un forçat n'avait rien à demander à un garde. Javert remarqua l'examen de Valjean sur sa personne et n'aima pas cela non plus.
Il n’eut aucun scrupule à briser cette belle ambiance.
« Vous n’oublierez pas, Monsieur Du Florens, que Jean Valjean reste un forçat. Il doit être enchaîné. Malgré tout. »
Cela refroidit le jeune homme.
« Mais cela peut peut-être se négocier… Il semble…
- Non !, fit catégoriquement Javert. Cela ne se négocie pas, sinon je ne vous confie pas Valjean. S’enfuir d’un chantier sera un jeu d’enfant pour un homme aussi fort que lui.
- S’enfuir ? »
Ce fut comme si l’homme tombait des nues. Valjean était un forçat, condamné au bagne, il était enchaîné la nuit, le temps des pauses. Il pouvait se révéler violent… Valjean vit toute la réflexion de l’architecte, peut-être allait-il changer d’avis et s’excuser poliment. Mais non, le jeune homme avait pris sa décision.
« Hé bien, nous l’enchaînerons. Laissez-le juste tenir un cahier et un crayon. C’est possible ou ce sont des armes trop mortelles ? »
Le venin était perceptible et fit sourire Javert avec bonhomie.
« Cela dépend de ce qui est écrit. Et j’ai connu un forçat capable d’éborgner un homme avec un crayon. »
On se tut, sous le choc de cette affirmation avant de rire. Même Valjean se permit d’en rire. Javert ne dit rien et laissa faire.
On dut ensuite se quitter. La nuit était tombée sur le chantier, il fallait rentrer au bagne. Javert enchaîna soigneusement Valjean avant de le ramener.
La marche jusqu’au bagne durait assez longtemps. Javert fut le premier à briser le silence. Comme de juste. Il se tourna vers ce forçat improbable qui le suivait tranquillement, enchaîné comme un chien à son maître. Jamais Javert n’avait vu d’hommes comme lui.
L’adjudant Javert en avait vu des forçats depuis toutes ces années passées enfermé au bagne de Toulon, à commencer par son père.
Il avait vu des hommes brisés par la douleur, des hommes rendus fous par la peur, des hommes redescendus à l’état de bête par la colère, des hommes prêts à tout pour connaître un peu d’amour et de tendresse… Il avait vu quelques hommes que le bagne ne touchait pas voire qui y trouvait du plaisir. Une vie ordonnée où tout était décidé à notre place, où aucun choix n’était à faire.
Javert pensait avoir tout vu et il se rendait compte qu’il n’avait rien vu.
Jean Valjean le surprenait à chaque instant. Cette bête devenue un homme, et quel homme ! Un homme bon, sage et cultivé. Où était Jean-le-Cric ?
Javert voulait avoir confiance mais il s’attendait à être déçu. Qu’il baisse un instant sa garde et Valjean le tuerait pour s’enfuir. De cela, l’adjudant en était tellement sûr.
« Tu vas me faire faux bond n’est-ce-pas ?, demanda simplement Javert.
- Vous faire faux-bond, monsieur ? »
Un regard candide, Valjean et ses damnés yeux bleus. Ils commençaient à envahir les rêves de Javert. Merde l’homme !
Javert répondit en souriant ironiquement.
« Je ne te comprends pas Valjean. Tu étais une brute, égale à tous les autres forçats. Te voilà second d’un architecte, plus cultivé que moi et tu sauves la vie d’un homme… Que veux-tu réellement ?
- Les hommes ne changent pas, c’est cela ? »
Ces paroles que Javert répétait à l’envie, Valjean les lança avec un peu de cruauté.
« Je le croyais, avoua Javert. Je le crois toujours. Voyons si tu peux me faire changer d’avis. Tu serais le premier.
- J’en serais honoré, monsieur. »
Un fin rire.
Puis plus sérieusement, Valjean leva la tête pour regarder à son tour Javert, cherchant le gris perçant des yeux de l’adjudant. Ne pas regarder dans les yeux c’était la règle, Javert ne dit rien et accepta le regard appuyé.
« Faites-moi confiance ! Je ne vous ferai pas faux-bond.
- Je… Nous verrons bien. »
Un instant décontenancé. Les deux hommes étaient trop proches et pour la première fois, Javert se sentit inférieur à un forçat. Il fallait cesser là cette promiscuité malsaine.
Au bagne, Javert laissa Valjean aux mains de Voynet, le repas était terminé depuis longtemps mais le forçat méritait son pain et ses haricots.
L’adjudant-garde organisa la nouvelle vie de Valjean ce soir-là. Il rencontra le chef de la garde puis le capitaine et tout fut réglé.
En fait, si M. Vandecaveye se montra d’une méfiance excessive, le capitaine fut emballé. Le Père Groshens lui avait tellement parlé de son protégé, Jean Valjean. Et le forçat n’avait plus que six mois à faire.
Six mois !
Pourvu qu’il ait le temps de finir le chantier de la mairie !
Plus de grande fatigue ! Plus de chevalier de la guirlande ! Plus de moqueries ! C’était une autre vie.
Valjean se retrouvait sur le chantier pour son premier jour, encadré par M. Du Florens et Javert. L’un lui expliquait comment tenir un journal de chantier, lui montrant des exemplaires. Il fallait dessiner le plan du chantier et expliquer les différentes étapes de la rénovation. L’autre lui rappelait les nouvelles règles de sa vie, pas de tentative d’évasion, on ne s’approche pas des civils. Il fallait respecter les limites du chantier.
Valjean acquiesça et commença son travail de chef de chantier, découvrant la pénurie de pierre, éternel problème de tout chantier de construction, il découvrit aussi les délais si improbables et cela le fit rager.
« QUOI ? La mairie doit être finie pour dans deux mois ?
- N’est-ce-pas ?, » sourit amèrement l’architecte.
Javert levait les yeux au ciel. C’était le fond du problème. Les délais impossibles à tenir, le maire était sans cesse sur le dos du capitaine, donc sur le dos de l’adjudant en chef et donc sur son dos. Et dans le même temps la marine voulait ses bateaux de guerre. Un nouveau navire était entré en cale sèche. Napoléon Ier voulait prendre sa revanche sur l’amiral Nelson. Javert devait être partout, faisant le travail de M. Vandecaveye...
« Vous comprenez maintenant pourquoi notre adjudant ne dort plus ?
- Oui, monsieur. »
Javert souffla de dépit et abandonna les deux hommes. Il avait en effet d’autres chantiers à surveiller.
Valjean le regarda partir avec un peu de tristesse. Il aimait l’avoir à ses côtés. L’architecte s’écria en se frottant les mains.
« Allez on s’y met Le Cric ? »
Mais ce fut dit avec un sourire amusé qui ne choqua pas Jean Valjean.
Tenir un journal de chantier. En soi, ce n’était pas difficile. Il suffisait de noter, de prendre tout en compte. Ce fut plus difficile d’être accepté comme chef par les autres forçats. Et surtout par les gardes ! Les jours où M. Du Florens était présent, cela ne posait pas de problème. On entendait la voix de stentor de Valjean hurler des ordres.
« Putain Brevet ! Attention au mortier ! Il faut aller vite ! Cochepaille ! Gaffe à cette pierre, elle est sculptée animal ! »
On obéissait.
« Voynet ! Monsieur ! Il faut plus de ciment ! Et de l’eau ! On va crever dans ces conditions ! »
Quand l’architecte était là, ou Javert, on obéissait...mais quand Valjean était seul. On répondait violemment.
« Ta gueule Le Cric, je suis pas à ta botte ! »
« Pour qui tu te prends, Le Cric ? Je vais te foutre au mitard ! »
Des jours qui se ressemblaient et en même temps totalement différents.
M. Du Florens était souvent absent. Il avait d’autres chantiers en ville en tant qu’apprenti. Il apprenait le métier encore. Et parfois, il filait sur Paris pour vérifier des comptes, demander des conseils auprès de ses anciens maîtres. Il était consciencieux et perfectionniste. C'était un magnifique bâtiment du XVIIe siècle et M. Du Florens voulait le restaurer afin de lui rendre son style original...mais il avait déjà un retard énorme.
Javert en était tellement agacé. Il devait ensuite expliquer toutes ces nouvelles demandes et tous ces nouveaux retards à ses supérieurs.
« Encore des pierres ? Mais vous les bouffez ou quoi ?, se permit-il de dire une fois à M. Du Florens, sans prendre garde à la vulgarité de ses propos.
- Non, mais je vais consolider la façade ouest.
- Mais pourquoi ? Cela ne va pas fragiliser l’ensemble ?
- Non ! Justement ! C’est Valjean qui a conseillé cela. Il m’a parlé des vents marins. Les vents sont forts ici, il faut consolider la façade ouest.
- Consolider ?!
- Les vents ne sont pas forts ?
- Si si… Mais le délai... »
Un rire désespéré. Javert se soumit et réclama des pierres. Encore des pierres.
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