Scène VI
Le capitaine Thierry vint en personne en compagnie du maire visiter le chantier. Il ne souriait plus vraiment. Il en avait soupé de ce chantier éternel et M. Chautard le maire était d’accord avec lui. M. Vandecaveye se montra d’une discrétion magnifique, il n’accompagna même pas les deux hommes, laissant cela à un simple adjudant, le jeune Javert.
Mais les deux hommes se turent en voyant les plans, en lisant les journaux de chantier. On avait eu l’impression que le jeune architecte naviguait à vue mais non, il avait un plan d’ensemble bien arrêté. Il savait où il allait et ce qu’il faisait. La restauration était bien pensée. Le bâtiment serait à nouveau magnifique, des sculptures, des balcons, du fer forgé...
Il n’y avait rien à redire. Sauf l’aspect financier bien entendu. Mais ce débat n’avait lieu qu’à la mairie, Dieu merci !
« Mais M. Du Florens, il ne s'agissait que d'une restauration. Vous en faites carrément une œuvre nouvelle !
- Non, monsieur le maire. Je veux juste que ce soit parfait. »
Le maire se tourna en souriant vers le capitaine et lança, désespéré :
« C'est le problème avec M. Du Florens, capitaine. L'homme est perfectionniste ! Il gère ainsi d'autres chantiers en ville. Imaginez où nous en serions sans vos forçats ? »
D'ailleurs, un forçat était présent, à la grande surprise de monsieur le maire.
Jean Valjean se tenait respectueusement devant tous ces hommes importants, il baissait les yeux et ne parlait pas. Javert lui avait remis des fers aux poignets. Ce qui, il était vrai, surprenait tous les hommes présents chaque jour sur le chantier.
On avait pris l’habitude de voir ce forçat en tenue rouge et bonnet rouge se pavaner sans fers.
On regardait avec stupeur ce forçat devenu chef de chantier.
« Qu’était-il avant le bagne ?, demanda le maire en désignant Valjean.
- Un élagueur, monsieur, répondit Javert.
- Un élagueur ?, fit le maire surpris. Mais comment… ?
- Il a étudié, travaillé dur et a appris. »
Javert ne s’en rendait pas compte mais il parlait fièrement de son forçat, comme un père parlerait de son fils.
« Je suis impressionné, admit le maire. Vous avez là un homme précieux. Essayez de le garder au bagne. »
On en rit.
Rester à Toulon ?
Par tous les saints, non ! Même si…
Même si la relation avait changé avec Javert, l’adjudant-garde. Le mépris avait disparu peu à peu. Il restait un vieux fond de méfiance mais les deux hommes s’entendaient bien.
Javert ne connaissait rien aux chantiers, en fait il apprenait en lisant les journaux de Valjean. La censure l’obligeait à lire les rapports avant leur transmission à ses supérieurs.
« Que veut dire une gaine ?
- C'est la partie inférieure d'un terme. »
Un regard noir. Cela fit sourire Valjean.
Tous les soirs ou presque ils se retrouvaient dans le bureau de Javert pour faire le point. Le capitaine l’avait expressément demandé. La promiscuité malsaine avait poursuivi et doucement se transformait en autre chose. Une amitié naissait ? Ou plus peut-être ? Il va sans dire que M. Vandecaveye n’approuvait pas cet échange quotidien qui donnait un mauvais exemple au reste de la chiourme. Un forçat et un garde sur un même pied d’égalité !? Mais le capitaine insistait sur la nécessité des rapports quotidiens, le maire de Toulon menaçait de faire appel à Paris. Il fallait avancer et avancer vite !
« Je vais vous faire un dessin. »
Valjean se pencha au-dessus de Javert, resté assis à son bureau, et sur des feuilles vierges, il dessina une statue à figure humaine terminée en gaine par le bas, sous la forme d'un ensemble de fleurs et de fruits.
Javert reconnut une des statues encadrant la porte d'entrée de la mairie. Valjean avait appris en dévorant les livres que M. Du Florens lui avait prêtés. M. Madeleine allait peut-être devenir un constructeur immobilier en fait.
Un joli dessin pour expliquer. Les mains de Valjean devenaient habiles, glissant sur le papier devant le nez de Javert.
« Merci Valjean, » fit la voix un peu essoufflée de l’adjudant.
Les deux hommes étaient si proches. Valjean en éprouvait une joie profonde...mais il ne savait pas pour Javert. L’homme était jeune, plus jeune que lui, plus jeune que l’architecte. Il avait à peine vingt ans, même si sa taille imposante, ses épaules massives, ses favoris touffus jouaient à le vieillir. Valjean avait onze ans de plus que lui.
Et ils n’avaient aucune expérience, ni l’un ni l’autre.
Valjean n’avait jamais connu le moindre amour ou même de plaisir physique au bagne. Manifestement Javert non plus.
« D’autres demandes mon adjudant ? »
Cela devenait un jeu. Javert en était bien conscient et il s’y livrait malgré tout.
« Un mascaron ? »
Nouveau dessin pour montrer cette fois un visage grotesque sculpté dans une pierre accolée à la façade. Valjean était proche de Javert, le bras passant au-dessus du sien, sa main toute proche de la sienne. Il aurait suffi d'un geste, un simple écart pour que les deux mains se touchent et que cette innocente discussion prenne un tour complètement différent.
On respectait scrupuleusement les limites mais on les repoussait allègrement soir après soir.
Javert apprenait et appréciait un peu trop ces soirées avec Jean Valjean.
« Si on en est à la finalisation des sculptures de la façade, c’est que ce maudit bâtiment est bientôt terminé !!!
- Oui, monsieur. Sauf si Monsieur Du Florens ramène encore une idée extravagante de Paris.
- Dieu nous en préserve ! »
Un rire partagé.
Javert dormait mieux grâce à l’action de Valjean, on relâchait la pression sur le capitaine, donc sur le chef de la garde, donc sur lui. Il en était reconnaissant au forçat. Mais il n’avait pas encore confiance en lui.
Puis un jour, Valjean se rendit compte qu’il aurait du s’enfuir ce jour-là. Dans son ancienne vie, il l’avait fait. C’était un jour comme un autre sur le chantier mais il y eut un chambardement qui perturba la bonne marche du chantier.
Une voiture était entrée dans la zone du chantier, les chevaux étaient affolés. Et des forçats en avaient profité pour se faire la belle.
Jean-le-Cric avait été parmi eux. Il avait couru dans les rues de Toulon à en perdre haleine. Heureux de vivre et fou de liberté. On l’avait retrouvé deux heures plus tard, caché sur le port, cherchant un bateau pour fuir le pays. Ce jour-là, il gagna cinq ans de plus et un passeport jaune.
L’accident se produisit. Valjean se précipita pour retenir les chevaux. Et lorsque les bêtes furent calmées, il chercha des yeux ses camarades.
Il n’en restait que deux. Les autres étaient partis.
C’était vrai. La liberté était à deux pas. Avec ses connaissances maintenant, il pouvait espérer se cacher et faire comme Vidocq. Vidocq avait réussi à s'évader quelques semaines plus tôt, en volant un costume de bourgeois. On ne savait pas comment il avait fait, certainement un garde avait été grassement payé. Complicité ! Javert avait tempêté, enquêté mais il n'apprit rien, ni de la chiourme, ni de la garde.
Valjean n'agirait pas comme à sa première évasion. Cette fois, il n’irait pas au port, il volerait des habits et prendrait la diligence. Il mettrait un chapeau pour cacher sa tête rasée.
Mais à quoi bon ? Il allait être libéré.
Jean-le-Cric lui parut vraiment le roi des imbéciles mais il fallait dire que Jean-le-Cric n’était pas un chef de chantier, respecté des gardes et craint des forçats. Il était un forçat, une bête de somme mauvaise et sauvage, soumise au fouet et régulièrement punie du mitard.
Les gardes le virent encore présent sur le chantier, malgré le fait que M. Du Florens lui avait retiré ses chaînes. Comme toujours, au mépris des limites imposées par Javert. Cela était devenu un jeu. Valjean arrivait, escorté par la garde et enchaîné avec soin, l'architecte levait les yeux au Ciel et retirait soigneusement chaque chaîne.
« Un boulet aux pieds ?! Non mais c'est n'importe quoi ! Et pourquoi pas des poucettes la prochaine fois ? »
L'architecte rageait et les gardes souriaient. Des poucettes pour Le-Cric ? Pourquoi pas ?
Cela dit, l'architecte avait raison, Valjean pouvait difficilement se déplacer sur le chantier avec des chaînes au pied. Donc on ferma les yeux sur ce forçat sans chaîne qui parcourait le chantier de long en large en houspillant tout le monde.
Mais ce jour-là, il y eut une grande évasion et le chantier était perturbé. On chercha les forçats et on en fit le décompte. Les gardes virent Jean Valjean et furent agréablement surpris.
Par précaution, Voynet l’enchaîna.
« C’est plus sûr et si jamais Javert te voit sans chaînes un jour d’évasion, il va devenir vert. »
Valjean ne dit rien.
Il était abasourdi.
Il ne s’était pas enfui.
Il n’allait pas vivre dix-neuf ans au bagne, il partait dans six mois. Il allait être libéré dans six mois.
Le chantier reprit avec moins d'hommes. Simplement comme ça.
Ce soir-là, Javert et Valjean se retrouvèrent dans le bureau de l'adjudant avec une certaine appréhension. Sans trop savoir pourquoi, leur relation avait changé après cette évasion.
Les deux hommes se regardèrent. Plus de méfiance. Javert demanda pour la première fois à Valjean de s’asseoir et ils devisèrent du chantier. Comme si de rien n’était.
A la fin de la lecture du rapport, Javert se leva et s’approcha de Valjean et posa sa main sur l’épaule du forçat. C’était rare que les deux hommes se touchent. C’était rare que Javert touche un forçat...ou même un homme…
« Merci Valjean, » souffla-t-il, en se reculant pour raccompagner le forçat à son dortoir.
Valjean se leva à son tour et regarda Javert en face, souriant doucement :
« Je vous l’ai dit, monsieur. Faites-moi confiance !
- C’est quelque chose que je n’ai pas l’habitude de faire.
- Alors essayez !
- Je le fais. Tu es le premier à avoir ma confiance.
- J’en suis honoré. »
Deux hommes, fatigués d’une longue journée. Ils étaient proches. Le bureau de l’adjudant était plongé dans la pénombre, cela faisait ressortir les yeux si clairs du garde. Ils brillaient comme des vitraux de glace. Une image que Valjean avait toujours à l’esprit maintenant. Depuis New-York, depuis Paris, depuis Montreuil, depuis Toulon…
« Vos yeux sont magnifiques, murmura Valjean, avant de se taire, horrifié de ce qu’il venait de dire.
- Ce sont ceux de ma mère. Je n’y ai aucune part. »
Une plaisanterie. Javert ne préféra pas relever davantage.
« Je t’emmène au dortoir !, ordonna Javert.
- Je vous suis, monsieur l’adjudant. »
Il était tard. Ces réunions duraient de plus en plus longtemps, maintenant Valjean mangeait en compagnie de Javert. Cela faisait jaser mais Valjean était protégé. Sa position était intouchable. On se moquait de lui, on l’appelait la pute de Javert dans son dos mais Valjean s’en fichait.
Il n’était pas la pute de Javert mais il était son ami...peut-être un jour davantage ? A en juger par les regards appuyés, les mains se frôlant au-dessus des journaux de chantier, les verres de vin échangés…
La position de Javert était fragilisée, on le soupçonnait de faire autre chose avec son forçat que simplement étudier des rapports de chantier. On commençait à se moquer de lui, à lui rappeler que la dépravation et la sodomie étaient interdites au bagne.
« Vingt coups de fouet pour un acte contre-nature, c’est cela Javert ?
- Ta gueule Voynet. »
On riait. Le capitaine et le chef de la garde se disputaient souvent sur cette situation intolérable.
Mais le chantier avançait bien. Il fallait poursuivre ainsi et attendre que cette foutue mairie soit terminée.
Le chantier serait fini après le départ de Valjean mais il serait fini malgré tout car tout allait être prévu dans cet objectif.
Et le temps passa trop vite.
Les mois s’évanouissaient.
Valjean fut surpris de la tournure prise par ses pensées. Au départ, il avait voulu mourir d’être de retour au bagne, maintenant il ne voulait plus en partir.
Il était tombé amoureux de Javert. Encore une fois !
Cela s’était fait petit à petit. Soir après soir, rapport après rapport. Javert le défendait âprement devant le capitaine, expliquant le retard. Justifiant les dépenses. Il y mettait tout son cœur et son éloquence. M. Vandecaveye avait plutôt des questions sur Jean Valjean, voulant savoir si son second officieux était toujours aussi honnête et dévoué...
Le capitaine acquiesçait et acceptait les explications de son adjudant. Le chef de la garde ajoutait au discours de M. Thierry quelques questions perfides.
« Vous y tenez beaucoup à votre forçat devenu ouvrier du bâtiment, hein Javert ?
- Il est devenu un homme, répondait Javert, un peu trop agressif.
- Non, Javert, opposait tranquillement le capitaine, voulant calmer les deux hommes. Il n'est pas devenu un homme, il l'était déjà, c'est vous qui avez commencé à le voir comme un homme. Et non plus une bête.
- Je ne sais pas, avoua Javert, troublé. Peut-être, en effet. »
De telles réponses avaient le don d’exaspérer M. Vandecaveye. Le capitaine prêchait la patience, Valjean serait bientôt parti du bagne et toute cette affaire serait enfin terminée.
On défendait Jean Valjean et c'était aussi quelque chose que le forçat n'avait jamais connu.
Bientôt la liberté.
Javert discutait avec Valjean, perdant peu à peu de sa froideur, s’ouvrant petit à petit à ce forçat improbable, souriant de plus en plus et les soirées se prolongeaient jusque tard dans la nuit.
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