Scène VII
Puis ce fut le dernier jour.
Le rondier fit tinter pour la dernière fois sa chaîne au pied. On allait lui retirer la manille le lendemain. Sur le chantier de la mairie, on attendait avec impatience Jean Valjean.
M. Du Florens proposa à Valjean de rester avec lui, il pouvait pousser la mairie à embaucher un passeport de forçat pour continuer le chantier et en entamer un autre.
Valjean ne dit pas non mais il demanda à voir sa famille d’abord.
Il avait raconté sa vie au jeune architecte et M. Du Florens fut horrifié par cette terrible histoire. Il comprit et promit d’attendre des nouvelles du forçat.
Ce fut la dernière réunion dans le bureau de l’adjudant.
Javert paraissait agité, autant que Valjean. Il ne réussit pas à rester assis. Il ne réussit pas à rester concentré sur le rapport.
« Demain, tu t’en vas !, lança-t-il amèrement tout à coup.
- Je suis libéré.
- Bon Dieu ! Tu peux te vanter de m’avoir rendu fou.
- Vous avoir rendu fou ?
- Comme si tu ne le savais pas ! Tout le monde croit que je te couche sur mon bureau et que je te laisse me sucer… Putain.
- C’est ce que tu veux ? »
Une voix douce. Valjean chercha les yeux de Javert, ils étaient remplis de peur et d’envie.
« Non. Je n’ai jamais…
- Dis-moi ce que tu veux…, » murmura Valjean en s’approchant de Javert.
Il vit à quel point l’homme était jeune. Javert était si jeune, effrayé par ses désirs coupables.
« Je ne sais pas, avoua Javert. Tu me troubles tellement et ce depuis des mois.
- C’est cela qui t’empêche de dormir en fait ?
- Oui., avoua Javert, la honte sur le front.
- Viens ici. »
Javert s’approcha à son tour. Valjean se tenait droit devant lui et, avec courage, il glissa sa main sur la joue du garde, cherchant la douceur des favoris. Javert ferma les yeux, il tremblait.
« Tu es magnifique. Je ne veux pas te faire de mal.
- Je ne suis pas magnifique, le contra Javert. J’ai des yeux.
- Justement. »
Cela fit rire le garde-chiourme. Les yeux de Javert étaient devenus si chauds. Si doux.
« Je ne suis pas beau. Mais toi…
- Un forçat beau ? Qu’avez-vous fait de l’adjudant Javert ?
- T’es con, » murmura Javert, amusé. Désespéré.
- Dis-moi ton prénom, demanda doucement Valjean.
- Fraco…
- Fraco Javert… Un très beau prénom pour un très bel homme. »
Javert secoua la tête, amusé malgré tout. La main du forçat caressait sa joue, ses cheveux.
Le jeune garde se pencha sous la caresse et posa son front contre celui de Valjean.
« Que vais-je devenir sans toi ? »
Un tel aveu fit mal au cœur de Valjean.
« Est-ce que je peux t’embrasser ?
- Mon Dieu… Je ne rêve que de cela, » avoua Javert. Et de plus, ajouta son esprit perfide.
Valjean attira la bouche de Javert jusqu’à la sienne et ce fut un simple pinceau des lèvres, quelque chose de doux, de tendre. Un simple baiser.
« Je n’ai jamais connu cela, avoua Javert.
- Moi non plus. »
Un nouveau baiser, chaste et doux…
« Tu vas me manquer. Tellement… Fichu forçat.
- Viens avec moi ! »
C’était dit. Javert tremblait entre les bras de Valjean, car l’homme plus âgé avait saisi le plus jeune pour une étreinte. Juste de l’affection. De l’amour. Rien de sexuel.
« Avec toi ? Quitter le bagne ?
- Pourquoi pas ? Tu aimes vraiment ton travail ? »
Valjean caressait les cheveux de Javert. Ils n’étaient pas aussi longs qu’à Montreuil ou Paris.
« Je me sens utile ici. Et le capitaine Thierry m’a permis d’entrer dans la garde. Il m’a donné ma chance.
- Tu lui es redevable ?
- En quelque sorte oui. Je suis un gitan, je suis né au bagne. Mon père était un forçat et ma mère une prostituée. Sans le capitaine, je ne serais rien. Il m’a permis de devenir autre chose que de l’écume.
- Tu es un homme exceptionnel.
- Dit celui qui a appris à lire en deux mois ! Qui a appris à tenir un chantier !
- Je voulais te plaire !
- Jean... »
Un nouveau baiser. On se contentait de cela, des caresses sur le visage, des mains traînant sur des épaules, touchant des dos.
« Tu ne veux pas quitter le bagne ou tu as peur de quitter le bagne ? »
C’était le nœud du problème. Valjean le sentit bien à la crispation des muscles. Javert se sentait en sécurité au bagne, il était accepté et avait même un poste à responsabilité. Malgré cette histoire avec Valjean, il était évident que M. Vandecaveye ne pouvait pas se passer de son second.
M. Madeleine se souvenait de l’ostracisme et du racisme qui touchaient son chef de la police. Un gitan devenu policier. Quel chienlit !
« Je ne sais pas ce que je peux faire d’autre…
- Tu ferais un merveilleux policier.
- Un gitan policier ?! Tu as vraiment la folie des grandeurs Jean. »
Javert se mit à rire, franchement amusé.
Donc, il n’avait pas encore rencontré son futur patron, M. Chabouillet. Donc, il n’avait rien d’autre en vue que le bagne. Son avenir lui paraissait tout tracé, une carrière de garde-chiourme. Valjean ne dit rien, il n’était pas censé connaître l’avenir, n’est-ce-pas ?
Un dernier baiser avant de se séparer et Valjean se fit pressant.
« Très bien. Je te laisse six mois puis viens me voir à Crèvecoeur-le-Grand. Tu veux bien ?
- Crèvecoeur-le-Grand ?, répéta Javert, perdu dans la montée du désir.
- Tu as bien le droit à un congé non ? Alors viens me voir !
- Dans six mois… Très bien. »
Javert ne permit pas à Valjean de se reculer, il l’embrassa à en perdre haleine. Cette fois, il ne voulait pas le laisser partir.
« Six mois… Dieu du Ciel… Tu as intérêt à tenir ta parole.
- Tu n’as plus confiance ? »
Un sanglot lui répondit.
« Va dans ton dortoir, Valjean. Ou ma réputation sera définitivement foutue. »
Un rire, un dernier et Valjean s’en alla.
Surpris d’être laissé seul dans les couloirs du bagne. Il regagna son dortoir, sa planche de bois et n’arriva pas à s’endormir.
Le lendemain, il fut presque surpris d’être encore à cette époque. Il s’était attendu à disparaître de Toulon pour retourner à une autre époque. Maintenant que les deux hommes s’étaient embrassés.
Mais non, il dut subir le dernier entretien avec le chef de la garde, M. Vandecaveye, soulagé de le voir enfin partir. Il reçut son argent et son passeport.
Il serra la main de l’architecte. Maxime Du Florens était venu au bagne exprès pour le saluer et lui rappeler sa promesse.
Il serra aussi la main du Père Groshens qui le félicita d’un si beau parcours. Le vol avait été une erreur de jeunesse, maintenant il allait pouvoir devenir un homme bien.
Il avait reçu des lettres de recommandation des différentes personnes qui comptaient dans le bagne, histoire de lui faciliter l’intégration dans la société. On embauchait difficilement un ancien forçat mais un ancien forçat avec des recommandations… Pourquoi pas ?
On lui donna des adresses à Paris où il pourrait même trouver de l’emploi.
Enfin, il serra la main de l’adjudant-garde Javert, essayant de ne pas la prolonger trop longtemps. Javert se tenait debout avec un visage impassible.
« Bonne continuation Valjean, lança l’adjudant, la voix sèche et froide.
- Merci, monsieur. »
Et on se quitta.
La vie se poursuivit. Valjean avait un peu d’argent, il préféra l’économiser et marcher jusqu’à la première auberge. Il devait se rendre au relais nommé par le passeport. Un passeport blanc était moins coercitif qu’un passeport jaune mais il y avait néanmoins des obligations de visite. Il était attendu à Pontarlier. Cela lui rappela des souvenirs.
Sur la route, il ne chercha pas à se plaindre des conditions de travail.
Il était jeune, fort. Il accepta les mauvaises paies. Il n’en conçut que du mépris envers les hommes qui le traitaient ainsi. Mais voilà, c’était ainsi. Il mangea du pain qu’il mendia à la porte des églises. Il travailla dés qu’il le put dans les champs.
A Digne, il frappa sans attendre à la porte de Monseigneur Myriel. Il demanda à voir l’évêque avec un fol espoir.
On l’avait chassé de partout, là aussi. Il restait un forçat mais son attitude humble et ses vêtements entretenus faisaient moins peur.
Monseigneur Myriel l’accueillit comme la première fois, avec bienveillance et gentillesse. On eut moins peur de lui et surtout ! Valjean ne vola pas l’évêque.
Il passa la nuit à discuter du bagne et du Père Groshens, et des Écritures, et de la Rédemption. L’évêque était intéressé et très doux dans ses questions.
« Qu’allez-vous devenir maintenant ?, demanda-t-il à cet étrange forçat, devenu presqu’un bourgeois dans sa façon d’être.
- Je ne sais pas. Je voudrais devenir un ouvrier à Montreuil-sur-Mer...ou alors devenir un ouvrier de chantier… Ouvrir une usine un jour... »
Il était jeune, il avait la vie devant lui. Il n’était pas brisé par le bagne et la vie qu’il vivait était une vie nouvelle.
« Que de projets !, sourit l’évêque. Avez-vous de l’argent pour les mener à bien ?
- Non, admit Valjean. Mais je travaillerai et j’y arriverai..
- Je vais vous aider. Mme Magloire apportez l’argenterie !
- Monseigneur !, glapit la vieille femme, horrifiée.
- Monseigneur !, fit en écho la voix désolée de Valjean. Je ne suis pas venu pour vous demander votre argent.
- Pourquoi êtes-vous venu dans ce cas ? »
Pour vous revoir ! A mon époque, vous êtes mort et je n’ai jamais pu vous montrer ce que j’étais devenu grâce à vous.
« Votre réputation est venue jusqu’à Toulon, mentit Valjean.
- Vraiment ?, sourit l’évêque amusé par ce mensonge.
- Je ne sais pas, avoua Valjean. Vous êtes un saint homme, cela ne vous suffit pas ? »
Ses paroles plurent à Mme Magloire et la sœur de Monseigneur Myriel, madame Baptistine, souriante et silencieuse. L’ancien forçat avait l’air d’être un brave homme.
« Pourquoi étiez-vous au bagne ?, demanda la sœur du saint homme, curieuse.
- Pour avoir volé un pain. »
Et de raconter encore une fois son histoire qui bien entendu scandalisa et peina tous ces braves gens.
« Votre famille mourant de faim. J’espère que vous pourrez les secourir maintenant, lança Mme Magloire.
- J’ai fait ce que j’ai pu depuis le bagne. Ce vol était une stupidité.
- Vous n’avez pas réfléchi avant d’agir, le corrigea gentiment Monseigneur Myriel. Vous ne voulez pas de mon argenterie, soit, mais je vais vous faire quand même un don. J’ai deux chandeliers d’argent, vous allez les prendre et vous pourrez les vendre. Cela vous permettra de parer au plus urgent. Si vous pouviez me donner de vos nouvelles, ce serait bien aimable. J’aimerai savoir comment vous allez évoluer.
- Merci, monseigneur. »
Ce fut une nuit douce, ce fut une nuit sans désir de violence, sans volonté de faire le mal. Jean-le-Cric était bel et bien mort.
Le matin, l’ancien forçat prit un petit-déjeuner consistant avec l’évêque et sa famille. Pas de gendarmes pour le ramener pieds et poings liés, pas d’interrogatoire à coups de matraque et de gifles. La vie avait changé.
« Où allez-vous ?, demanda Mme Baptistine.
- J’ai rendez-vous à Pontarlier, mais je veux voir d'abord ma sœur à Crèvecoeur. En Picardie.
- Si loin et à pied ?, s’écria monseigneur Myriel.
- Je veux épargner le peu d’argent que j’ai. Je suis jeune, je peux marcher.
- Je sais que vous ne voulez pas de ma charité mais prenez cet argent et payez-vous un trajet en diligence. Vous arriverez plus vite chez votre sœur.
- Monseigneur !
- On ne discute pas les ordres du Seigneur ! »
Cela fit sourire tout le monde.
On ne discute pas les ordres de Monseigneur.
Valjean prit l’argent, les chandeliers et des habits décents que la sœur de l’évêque voulut lui offrir et il s’en alla.
Il prit en effet la diligence, essayant de ne pas faire peur aux autres passagers par son aspect défraîchi. Rien que le crâne recouvert de cheveux en pleine repousse le désignait comme un ancien forçat.
Mais il était humble et récitait des prières alors on le supporta.
A Crèvecoeur, il arriva le cœur battant. Son sac était léger et peu fourni mais il sentait le poids des chandeliers d’argent.
Les chandeliers d’argent ! Cette fois, il les avait vraiment reçus en cadeau !
Il demanda la ferme des Essares où habitaient sa sœur et ses enfants.
Annotations