Scène VIII

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C’était un beau domaine.

Le frère et la sœur avaient continué à correspondre, pas régulièrement mais Valjean avait fait de son mieux pour envoyer de l’argent à sa sœur. Il savait qu’elle travaillait comme ouvrière agricole et servante chez un riche propriétaire terrien. Il savait aussi que les enfants avaient tous été placés dans des familles d’accueil où là aussi ils vivaient des vies d’ouvriers agricoles et de domestiques pauvres. Elle avait avec elle les deux plus jeunes de ses enfants que le maître tolérait par pure charité chrétienne.

Une vie misérable mais ils avaient survécu.

Jean Valjean entra dans la ferme en demandant à voir le patron. Un homme se chargea d'aller chercher M. Letellier, certainement le contremaître.

On n'avait pas confiance en cet étranger, un bagnard doté d'un passeport blanc. Le patron arriva, entouré de deux solides gaillards et observa sans aménité ce nouveau venu. C’était un homme solide, encore assez charpenté malgré son âge avancé.

« Qu'est-ce que tu veux ?, lui demanda-t-on sèchement.

- Je voudrais voir ma sœur, je vous prie monsieur. Jeanne Duval.

- Tu es le frère de Jeanne ? »

On fut surpris. Le patron ajouta avec horreur :

« Le bagnard ?

- Oui, monsieur. »

Valjean se fit humble, il avait appris. Il tendit ses papiers d'identité ainsi que ses lettres de recommandation. On examina le tout avec soin avant de les lui rendre.

« Tu es libéré ?

- Oui, monsieur. Je ne veux pas vous déranger, je veux juste voir ma sœur et lui offrir un peu d'argent. J'ai ma paie de forçat. Ensuite, je partirais.

- Attends ! Ici, on dit que tu sais lire et écrire ? Et que tu as tenu un chantier de construction ?

- Oui, monsieur. J'ai travaillé pour M. Maxime Du Florens sur le chantier de la mairie de Toulon. »

Il était peut-être temps de savoir se vendre. Le patron parut impressionné.

« Tu peux rester ici, si tu le souhaites. Henri, va chercher la Jeanne. »

Le dénommé Henri sortit pour obéir aux ordres de son maître. On continuait à examiner Valjean, comme une bête curieuse mais avec moins d'antipathie.

« Tu as été voir les policiers ?

- Pas encore, monsieur. Je voulais d'abord voir ma sœur et lui demander de ses nouvelles.

- Ta sœur va bien. C'est une brave femme. Elle travaille bien.

- Jeanne a toujours été une femme sérieuse et honnête.

- JEAN ! »

Un cri de femme et ses bras furent bientôt encombrés de rubans, de cheveux, de chairs féminines. On le serrait fort.

« Jean. Mon Dieu, tu es là.

- Oui, ma Jeannette. »

Le patron contempla cette scène de famille sans rien dire, puis les hommes quittèrent la pièce, laissant le frère et la sœur tranquilles. Valjean se recula et regarda sa sœur. Elle n'était pas fine, la Jeanne, une femme ronde et bien en chair. Elle avait des traits forts, comme tous les Valjean. Elle pleurait en souriant.

« Jean ! Cinq ans sans toi ! Dieu soit loué !

- Et les enfants Jeanne ?

- Ils sont aux champs.

- Même Pierre ? »

Valjean se souvenait. Il n'avait pas oublié les enfants de Jeanne. Il se rappelait toujours leurs visages émaciés et leurs larmes de douleur. La douleur de la faim.

« Pierre a cinq ans Jean. Il aide à ramasser le grain. Hippolyte est avec lui. Ils sont inséparables.

- Et les autres Jeanne ? »

Le sourire réjoui de la mère disparut pour montrer une tristesse insondable. La tristesse de la mère qui a perdu son enfant.

« Ils sont loin de moi mais ils sont vivants. Les filles, Jeanne et Marie sont des servantes chez des gens riches. Margaux est dans un couvent, elle va devenir cornette. Jean et Philippe sont des ouvriers agricoles, comme moi. Ils vont bientôt être en âge de se marier mais sans le sou... »

Pas de mariage pour les Valjean. Une famille trop pauvre pour cela. M. Madeleine sentit son cœur se serrer, un jour il aurait de nouveau ses millions et il pourvoirait aux besoins de sa sœur et de ses enfants. Il marierait les filles à de riches partis et les garçons à de belles filles du pays.

Mais cela aurait lieu plus tard.

Là, il n'était qu'un bagnard récemment libéré. Pas d'usine, pas d'argent, pas d'adresse. Il allait devoir batailler pour réussir mais il y arriverait.

« Viens manger, Jean. Je ne pense pas que le maître te chassera. »

Une petite pointe de crainte dans la voix, Valjean attrapa le bras de sa sœur pour la forcer à le regarder en face.

« Tu vas bien Jeanne ? On te traite bien ici ? Et les enfants ? Sont-ils battus ? »

Un peu d'inquiétude dans le regard en examinant l’homme qu’était devenu son frère. Jean avait toujours été si doux à Faverolles.

Valjean relâcha sa sœur, il ne voulait surtout pas l'effrayer avec sa tête à moitié rasée et son visage de forçat.

« Je vais bien Jean. La vie n'est pas toujours facile mais le maître est bon. Il n'est pas marié. Il a juste un fils.

- On te traite bien ?

- Oui, on me traite bien. On ne me bat pas, on me nourrit à ma faim, on s'occupe bien de mes enfants. J'ai juste beaucoup de travail.

- On ne te force pas à... Tu n'as pas à... »

Les mots ne sortirent pas de la bouche de Valjean, il n'arrivait pas à imaginer sa sœur obligée de se prostituer pour survivre mais il savait comment fonctionne la vie pour une femme seule avec des enfants à charge. Ce n'était pas rare.

M. Madeleine pensa à Fantine et il se promit d'être là pour accueillir de son mieux la malheureuse femme.

« Non, Jean. On ne me force pas. Je n'ai pas à agir de cette façon. Je suis une femme pas très jolie mon Jean. On ne pense pas à moi de cette façon.

- Que dis-tu ? Tu es très jolie ma Jeannette. »

Un rire. L'atmosphère se détendait. Valjean caressa doucement la joue de sa sœur. Elle avait plus de trente ans, elle était trop grande, trop large mais elle avait de jolis yeux bleus. Les yeux des Valjean. Et ses cheveux étaient d'un joli blond doré.

Un homme seul pouvait songer à en faire une épouse...si elle avait une dot bien entendu...

M. Madeleine y pourvoiera, se promit Valjean avec force.

M. Letellier accueillit le frère de Jeanne à sa table sans rien dire. L'ancien forçat se retrouva en bout de table selon l'usage. Il était accueilli mais pas accepté. On allait le tolérer.

Jeanne ne mangeait pas à la table des hommes. Les femmes, surtout des servantes et des ouvrières agricoles comme elle, mangeaient dans une pièce à part, avec les enfants du domaine.

Jean avait rencontré avec plaisir ses neveux. Cinq ans ! La première fois, il ne les avait jamais revus. On accueillit avec plaisir le fameux oncle bagnard, on écouta avec intérêt ses histoires de forçat. Les plus douces et les plus bénignes.

Les dimanches passés à fabriquer des jouets, les grands bateaux de guerre qu’il fallait restaurer, les haricots qu’il fallait éternellement manger à chaque repas…

« On t’a battu oncle Jean ?, » demanda le petit Pierre.

Des yeux larges, remplis d’admiration et de crainte. Jean le regardait avec affection, l’enfant qui se mourait de faim, il avait volé un pain pour lui.

« Oui, on m’a battu Pierre, admit le forçat.

- Pourquoi ? T’étais méchant ?

- Oui Pierre. Parfois j’étais méchant.

- Maman dit que si on est méchant, on finira en Enfer, renchérit l’autre garçon, Hippolyte, âgé de sept ans.

- Ta maman a raison !, approuva Jean Valjean. J’ai tout fait pour réparer ma faute.

- Alors tu n’iras pas en Enfer ?

- Non, petit Pierre. Si Dieu le veut, je n’irai pas en Enfer.

- Je prierai pour que tu n’ailles pas en Enfer, asséna le petit enfant, le front soucieux. Maman a dit que si on priait Dieu avec toutes ses forces, il nous entendait.

- Merci mon enfant. »

Oui, de belles retrouvailles.

Jean Valjean dut cacher ses larmes…

M. Letellier était un brave homme. Il était célibataire et n’avait qu’un fils pour l’aider à gérer sa grande ferme. Il n’était pas si riche que cela mais il faisait de son mieux pour entretenir son domaine.

Il avait quelques ouvriers agricoles et quelques servantes. Il avait accueilli Jeanne Duval par charité chrétienne. Maintenant, il s’en félicitait. La femme était sérieuse et travailleuse. Elle était économe et intelligente. Ses enfants apprenaient leurs lettres avec d’autres enfants de la famille.

Le fils du patron, Romain, était un peu plus dur que son père. Il n’aimait pas dépenser l’argent de l’héritage pour rien. Il vérifiait soigneusement les comptes et surveillait la maisonnée comme un contremaître le ferait. Il s’était longtemps méfié de cette pauvresse venue de nulle part avec ses deux enfants en bas âge. Ce fut le curé de la paroisse qui la leur présenta.

Une brave femme devenue veuve dont le frère était parti au bagne pour un vol de pain. On en fut scandalisé. L’histoire du frère attendrit les cœurs et on accepta de prendre en charge la malheureuse. On maudit les cognes, on maudit les robins [juges] et on maudit la misère.

Mais le fils se méfia quand même, dans une famille, quand il y avait un voleur, on pouvait en trouver deux.

Puis les mois passèrent et on découvrit que la Jeanne était vraiment une femme honnête et diligente. Cela changea le regard des gens sur elle. De la compassion un peu méprisante et hautaine, on passa au respect et à l’acceptation. Maintenant, Jeanne avait des amies parmi les servantes et faisait de son mieux pour contenter le patron et son fils.

Elle parlait peu de son frère.

En fait, on fut surpris par le silence de ce dernier. Quatre ans sans envoyer une seule lettre?!D’accord, il était illettré tout comme sa sœur mais quel manque d’amour fraternel ! Dieu seul sait comme Jeanne aurait voulu une lettre de son frère ! Des nouvelles de son petit Jean. Même sans argent, juste savoir qu’il allait bien…

Elle fut bien déçue. Et puis la lettre de Faverolles arriva.

Jeanne en fut toute éblouie. Elle ne put finir sa vaisselle, elle courut voir le maître, lui demandant de la lui lire.

Le maître, bien gentiment, lui lut son courrier. Chacun écoutait avec soin et curiosité. Des nouvelles de ce fameux frère bagnard et forçat ? La Jeanne n’avait jamais reçu de lettres.

On fut inquiet en apprenant que la lettre venait de Faverolles, c’était les policiers qui cherchaient Jeanne Duval, la sœur de Jean Valjean.

Jeanne se mit à mordre son mouchoir, elle avait les mains qui tremblaient. Elle avait peur d’apprendre la mort de son frère, guillotiné au bagne ou bastonné une fois de trop.

Mais non.

On demandait juste sa nouvelle adresse. Un certain adjudant-garde du bagne de Toulon, nommé Javert, cherchait à la joindre pour le compte de son frère. Il se trouvait que le forçat était malade et voulait de ses nouvelles.

On lui transmettait l’adresse du bagne et les ordres de l’adjudant-garde. Dans l’intérêt de son frère, il fallait lui écrire.

Jeanne ne savait pas écrire.

Le maître accepta gentiment qu’elle lui dicte une lettre et ce fut cela qui permit à une correspondance de démarrer entre le frère et la sœur.

Les lettres échangées entre le frère et la sœur étaient douces, innocentes. On s’était attendu à des plaintes, de l’argot de la part du forçat, mais non, Jean Valjean écrivait avec un style simple, pour que sa sœur comprenne bien tous les mots.

Lorsque la tournure de phrase ou les mots employés étaient trop difficiles à comprendre, le forçat avait raturé ce qui n’allait pas avant de recommencer plus clairement ses explications. Jean Valjean écrivit peu sur le bagne, il racontait surtout ses espoirs et ses prières. Il attendait de revoir sa sœur et ses enfants avec impatience. Il parla aussi de ses lectures, mais dans des termes très choisis.

« Qu’est-ce que l’agronomie, monsieur Letellier ?, demanda Jeanne, perdue devant ce mot impressionnant.

- La science de l’agriculture. Il faut croire que ton frère lit des livres au bagne. C’est bien !

- Jean a toujours été un enfant très curieux. »

Et elle souriait, fière de son petit frère.

Valjean était là. Il ne parlait pas beaucoup. En fait, il ne parlait que si on lui parlait. Il était modeste et connaissait sa place.

Un bagnard… La lie de l’humanité.

« Et maintenant Valjean, lui demanda le patron, que vas-tu faire ?

- Je dois aller à Pontarlier me faire recenser. Ensuite, je voudrais aller me faire embaucher dans une usine de Montreuil.

- Montreuil sur Mer ? Il y a une vieille usine de verroterie... Mais ce n'est pas brillant. »

C’était le fils qui parlait ainsi, la méfiance était là, présente et dérangeante. Valjean était un forçat, un ancien voleur, il allait peut-être vouloir voler ou demander de l’argent au père Letellier.

« C’est vrai, admit Valjean en souriant paisiblement. Mais il va bientôt y avoir une usine prospère.

- Comment cela ?

- On va développer l'usine.

- Développer l'usine ? »

M. Madeleine rêvait de reprendre sa vie à Montreuil. Une vraie vie sous son vrai nom avec son usine et ses brevets et pourquoi pas ? Un poste de maire et une légion d’honneur.

« Oui, du jais artificiel. »

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