Scène IX
Une usine de jais artificiel à Montreuil ? On n’était pas au courant de cette information. On se tut. Peut-être le forçat avait-il appris des choses en prison ? La ferme de M. Letellier était bien isolée.
« Donc tu as prévu de partir ?
- Oui, je suis attendu à Pontarlier pour faire valider mes papiers. Après, je serai libre de m’installer où je le souhaite mais il me faudra régulièrement rencontrer la police. »
Il parlait bien, l’ancien forçat, il impressionnait les gens simples qui partageaient la table de M. Letellier.
« Et après Pontarlier ?, demanda le père.
- Après Pontarlier ? Je ne sais pas… Je vais me faire embaucher quelques temps dans une ferme j’imagine ou une usine. J’aurai besoin d’argent pour poursuivre mon voyage jusqu’à Montreuil. Je n’ai pas les moyens de payer pour la diligence. »
Un aveu simple, énonçant une simple vérité.
« Reviens ici !, asséna le père en vidant son verre de cidre. Tu travailleras pour moi le temps que tu voudras. Quand tu en auras marre de la terre, il sera bien temps de tâter de l’usine.
- Père !, grogna le fils, Romain.
- Paix !, rétorqua le père. C’est le frère de Jeanne, ce n’est pas un mendiant ou un voleur. Et c’est un brave homme.
- Si vous êtes sûr père…
- Que Jeanne lui trouve une place pour dormir. Dans l’écurie peut-être. »
Valjean était surpris par cette gentillesse.
Il ne se rendait pas compte que son apparence, soignée, que sa diction, recherchée, que ses façons, agréables, avaient joué en sa faveur. Ce n’était plus Jean-le-Cric sortant du bagne, maigre et noir de crasse, le visage mangé par la barbe et les yeux brillants de haine.
C’était Jean Valjean.
Jeanne remercia avec effusion le Seigneur et le Maître, peut-être avec autant de ferveur pour l’un que pour l’autre.
Valjean dormit à l’écurie cette nuit-là.
Le lendemain, il filait au bourg de Crèvecoeur pour y rencontrer la police. On lut le passeport avec soin mais les lettres de recommandation eurent le don d’adoucir les esprits.
« Et tu loges où ?, demanda-t-on au forçat sans aménité.
- Chez M. Letellier. Ma sœur travaille chez lui.
- Ha ! Tu es le frère de Jeanne Duval ! »
On fut plus sympathique. Le policier se fendit même d’un petit sourire. Un peu égrillard. Cela déplut à Valjean.
Le policier en question était un homme gras et imposant, doté d’une fantastique paire de moustaches d’une couleur rousse tellement flamboyante qu’elle en devenait rouge feu.
« Elle est gentille la Jeanne. Mais ton passeport indique que tu dois aller te présenter à Pontarlier, ce n’est pas du tout la région ici.
- Je sais, sourit Valjean. Mais je voulais saluer ma sœur.
- Il y a une diligence pour Paris dans deux jours. Depuis Paris, tu pourras trouver une correspondance. Ce serait plus facile.
- Je n’ai pas les moyens de payer pour un si long trajet. »
Le policier observa attentivement le frère de la Jeanne. Il aimait bien la Jeanne, le policier, elle était gentille, elle avait de beaux seins et de belles fesses.
« Bon. On pourrait peut-être s’arranger. Il y a souvent des types qui partent faire des livraisons à Paris. De Paris, il te sera facile de partir pour Pontarlier. Tu n’aurais pas à sortir la pièce, juste payer un coup à boire. Qu’en dis-tu ?
- Pourquoi vous feriez cela pour moi ? »
Valjean était sceptique.
Les cognes avaient souvent été des salopards avec lui. Même Javert. Surtout Javert.
« Parce que j’aime bien ta sœur, avoua simplement le policier. Mais elle est farouche la Jeanne. »
Non, Jean Valjean n’aimait pas la tournure prise par la conversation. Il n’allait pas vendre sa sœur.
« Je marcherai et puis c’est tout, » affirma le forçat.
La sécheresse de la réponse de Jean Valjean surprit le policier. Puis il comprit et se mit à rire.
« Tu crois que je suis du genre à grimper la bourgeoise ?! Que nenni ! Mais ta sœur est farouche, j’aimerais bien lui parler à ta sœur et lui offrir un verre.
- Pas de tour dans les foins ?
- Elle me laisserait pas faire, conclut en souriant le policier. C’est une femme honnête.
- Je lui parlerai de vous. C’est tout ce que je peux promettre.
- C’est déjà beaucoup. Le fils Letellier m’empêche même de la voir la Jeanne. »
Cette phrase intrigua Valjean qui se promit d’en parler le soir-même à sa sœur.
« Et comment vous vous appelez ?, demanda Valjean.
- Robert Lancel. Inspecteur de deuxième classe.
- Jean Valjean. Forçat libéré.
- Enchanté de faire votre connaissance. »
On se mit à rire. C’était une scène trop ridicule.
« Qui est Robert Lancel ma sœur ? »
Le rougissement qui s’épanouit sur les joues de Jeanne impressionna Valjean.
« Un policier de Crèvecoeur.
- Si fait. Mais encore ?
- J’ai souvent eu affaire à lui.
- Pourquoi ? Tu as eu des soucis ?
- Non. Je voulais savoir comment te retrouver. Je ne savais pas où on t’avait envoyé. L’inspecteur a essayé de savoir où tu étais enfermé mais il n’a jamais réussi.
- Tu l’as vu souvent ?
- Non, murmura Jeanne. De temps en temps. »
Et Valjean sut que sa sœur mentait.
Un cogne comme beau-frère ? C’était Javert qui allait en rire !
« Mais il m’a dit que le fils Letellier l’empêchait de te voir.
- Je suis une servante, Jean. Je n’ai pas de temps à perdre à la bagatelle. »
Valjean ne dit rien. Marier sa sœur à un policier, pourquoi pas ? Que la femme vive quelques années à tenir son propre ménage. Elle était même encore assez jeune pour avoir d’autres enfants. Des petits rouquins comme leur père.
Cette image fit sourire Oncle Jean.
Cela dit, le policier se révéla utile à Valjean. C’était un brave homme, un policier pas très efficace, mais un homme sympathique.
Valjean put compter sur son aide pour aller jusqu’à Pontarlier à moindres frais. Lancel présenta Valjean comme un de ses amis.
Un ami d’un cogne ?
Oui, Javert allait en rire.
Si bien entendu il tenait sa promesse et venait lui rendre visite dans six mois.
Un long, si long voyage pour aller perdre une heure de sa vie à Pontarlier. Valjean regrettait les transports modernes ! En 2019, on se déplace vite et loin, en train, en avion, en voiture…
Là, on usait de la diligence et de la malle-poste...mais les voyages duraient des jours et des jours.
Déjà, aller de Digne à Crèvecoeur avait pris du temps. Voir défiler les jours et les heures sans rien faire d’autre qu’attendre et prier.
Là, il avait fallu partir de Crèvecoeur dans la voiture d’un transporteur de grains. A Paris, Valjean ne perdit pas de temps et réserva une place sur une diligence partant pour l’Est. Pontarlier était dans l’est !
Il fallut patienter avant de pouvoir partir.
Valjean en profita pour retrouver le Paris de 1800. Il voyait des soldats en permission, se pavanant en uniformes au-milieu des jeunes femmes, il voyait des femmes en voile noir de deuil marcher le front baissé, encombrées d’enfants et de malheur, il voyait des hommes affairés, travailler pour assurer la grandeur de l’Empire.
La guerre se poursuivait au loin en Europe.
Valjean eut peur tout à coup d’être rattrapé par la guerre et qu’on le mobilise dans l’armée.
Il se fit humble et discret. Il était déjà âgé mais trente ans n’était pas trop vieux pour l’armée.
Valjean quitta Paris avec un soulagement profond !
Et tout cela pour perdre une heure de sa vie à Pontarlier. Cela faisait longtemps qu’il n’avait pas été traité aussi mal. On le mit plus bas que terre.
Un forçat. Un déchet de l’humanité. Un être vil et infect.
Il ressentit tout le mépris en voyant comment on l’examina, comment on lut ses papiers. Il faillit même perdre son calme lorsqu’un policier lui demanda si ses lettres de recommandation étaient des vraies.
Un bon coup de poing pour répondre à cette injure aurait fait plaisir à Jean-le-Cric.
« Oui, monsieur, répondit humblement Jean Valjean, ce sont des vraies. »
Il eut droit à un tampon et à un rappel de la loi.
Il devait se tenir à carreau, travailler et se rendre une fois par mois dans un poste de police. Un passeport blanc lui donnait plus de liberté quant à son lieu d’habitation.
Jean Valjean expliqua qu’il travaillait comme ouvrier agricole. On fut surpris qu’il eut déjà trouvé du travail. Cela adoucit un peu les langues.
Jean Valjean quitta le poste de police avec le cœur rempli de hargne.
Puis il reprit la route pour Crèvecoeur le Grand, il avait le temps maintenant. Il avait la vie devant lui. Il se mit à marcher.
Des jours de marche. Ses cheveux avaient repoussé. Il ne ressemblait plus à un forçat. Il travaillait ici et là, pour quelques pièces, pour un morceau de pain. On le toisait, on le traitait durement...mais parfois on le traitait bien, on l’accueillait gentiment.
Lorsqu’il arriva dans la ferme de M. Letellier ce fut pour y découvrir une lettre de Toulon qui l’attendait depuis longtemps.
Monsieur Jean Valjean,
J’espère que vous n’avez pas oublié votre promesse. Le chantier de la mairie est en passe d’être terminé. Et ce grâce à vous.
Il y aura une cérémonie pour l’inauguration du bâtiment prévue dans trois mois. Je vous transmettrai la date exacte. J’aimerais beaucoup votre présence. Je ne suis pas le seul, figurez-vous que le capitaine a parlé de vous.
Faites-moi savoir si vous pouvez venir et ne vous inquiétez pas des frais occasionnés par les transports et le logement, je m’en chargerai avec plaisir.
Je vous considère plus comme un collègue et ami que comme un forçat ou un subalterne.
Ici, la vie est identique à ce qu’elle était.
Une visite de messieurs venus de Paris a eu lieu, ils ont inspecté le bagne. Il paraît que notre adjudant a remporté un franc succès. On parle d’une possible mutation à Paris dans les rangs de la police.
Vous imaginez notre Javert en tenue de policier ?
Cela lui irait très bien.
Donnez-moi de vos nouvelles mon ami. Et dites-moi si vous voulez revenir à Toulon, malgré les mauvais souvenirs que vous devez avoir de ce lieu funeste.
Votre
Maxime Du Florens
Valjean fut un peu déçu. Il avait espéré des nouvelles de quelqu’un d’autre au bagne de Toulon. Ainsi Javert avait rencontré son patron, M. Chabouillet, il allait se retrouver dans les rangs de la police. Dans vingt ans, il serait envoyé à Montreuil avec le rang d’inspecteur de première classe et le poste de chef de la police.
Valjean devait y habiter déjà, avec son usine et ses millions.
Pour l’instant, Valjean répondit à M. Du Florens.
Monsieur Du Florens,
Je vous remercie de votre gentillesse à mon égard. Venir à Toulon ne sera pas de tout repos mais j’aimerais voir à quoi ressemble le bâtiment que j’ai eu l’honneur de restaurer sous votre égide.
Je serais donc là, selon toute évidence. Donnez-moi juste la date dés que vous la connaîtrez. Mais je serais peiné de ne pas revoir l’adjudant-garde, c’est aussi grâce à lui si cette tâche a pu être menée à bien. Savez-vous où il se trouve en ce moment ? Est-il à Paris ?
Veuillez agréer l’expression de mes sentiments les plus distingués,
Jean Valjean
Il insistait trop sur Javert, il le savait mais il s’inquiétait maintenant.
Les six mois étaient presque écoulés. Valjean était revenu de Pontarlier, cela lui avait pris du temps. Des semaines. Il avait travailler le long de la route, pour divers patrons. Et surtout dans l'agriculture.
Cela lui prit des semaines et comme prévu, il retourna chez M. Letellier. Jean Valjean fut embauché.
Il logeait chez M. Letellier et travaillait comme ouvrier agricole. Il se chargea aussi de l’élagage, retrouvant les gestes de sa jeunesse. Il revoyait son père, lui apprenant à élaguer. Un brave homme son père.
Il continua à lire également. A la grande surprise de la maison Letellier.
Le frère de Jeanne était un lettré. Il pouvait discuter avec le curé de la paroisse. Il pouvait même argumenter avec le patron sur l’agronomie.
« Valjean, tu es un savant !, lui annonça un jour Romain Letellier, admiratif. Jamais je n’aurais pensé qu’on pouvait sauver cet arbre.
- Ce n’était que de l’oïdium, répondit modestement Valjean. Il suffisait d’un purin d’ortie et de prêle.
- Si tu le dis. »
On acceptait maintenant le frère de Jeanne. Valjean avait laissé pousser ses cheveux et ne ressemblait plus à un forçat.
Par contre, il ne pouvait rien faire contre les cicatrices. Le premier jour de fortes chaleurs, tous les hommes étaient torse nu à travailler les champs, même M. Letellier. On avisa Valjean toujours dans sa chemise boutonnée jusqu’en haut et on le hua.
« Allez Jean ! A poil !, lui cria-t-on.
- Je suis bien comme ça. »
On rit de ce mensonge. Jean Valjean suait comme un bœuf et sentait aussi fort d’ailleurs. Comme ses camarades allaient le déshabiller de force devant les filles de ferme riant aux larmes, il préféra le faire seul.
Les rires s’éteignirent en voyant son dos.
Cinq ans de bagne, cela restait cinq ans de bagne. Même si ce n’était que cinq ans et pas dix-neuf. Il portait un réseau de fines cicatrices, marques du fouet, il y avait des traces plus larges, la bastonnade et des blessures difficiles à saisir. Les blessures de chantier et de combats entre détenus. Sa cheville était couverte de cicatrices et on comprenait tout à coup d’où venait le boitement de Valjean.
Un forçat était un forçat et le bagne était le bagne.
« Putain les salopards, » jeta Sébastien, un des ouvriers agricoles.
On fut d’accord, on but du cidre pour remonter le moral de tout le monde et on se mit au travail.
Cinq ans de bagne et Jean-le-Cric avait passé quatre ans à se rebeller sauvagement.
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