Scène XIII
L’architecte ne savait pas quoi répondre en écoutant posément ce forçat lui expliquer les grandes lignes de son futur brevet. Le premier d’une longue série que l’arrestation de M. Madeleine n’avait pas permis de mener à bien.
Et le futur patron d’industrie parlait de débouchés, de matières premières, de bénéfices, de crédits...à en étourdir l’architecte autant qu’il avait étourdi le garde-chiourme avec ses termes architecturaux.
« Vous avez l’air de savoir ce que vous faites…
- Cette fois, oui. »
Valjean souriait mais Du Florens ne pouvait pas comprendre.
Cette fois, dans cette vie, oui.
« Si jamais votre projet n’aboutit pas - ce que je ne vous souhaite pas, bien entendu – venez me rejoindre et nous construirons des bâtiments ensemble.
- Merci M. Du Florens !
- Je vous en prie, appelez-moi Maxime !
- Très bien mais je suis Jean. »
On se serra la main en souriant. Deux amis.
Un long voyage pour voir la mairie de Toulon. Il était évident que c’était une perte d’argent irresponsable mais ce fut un plaisir de revoir la mairie, Toulon, Maxime Du Florens...Javert...
Le retour fut plus lent. Valjean marcha beaucoup, en profitant pour visiter les quelques usines qui commençaient à émailler la France. Le Creuzot avec sa mine, sa fonderie royale et sa manufacture des cristaux et émaux de la Reine devenue une industrie nationalisée depuis sa réquisition par le Comité de Salut Public en 1794.
On y fabriquait de la fonte de qualité pour les canons de Napoléon.
Valjean se fit ouvrier d’usine pour apprendre le métier de fondeur et de métallurgiste.
Après tout, la verrerie, la soufflerie de verre pouvait très bien être accolée à une forge et des fonderies...si l’approvisionnement en matériaux était assuré…
Il allait falloir voir cela avec le port fluvial…
M. Madeleine réfléchissait et préparait ses plans.
On observait avec méfiance et stupeur ce forçat venu de Toulon et dessinant des plans d’architecte jusque tard dans la nuit dans les dortoirs collectifs des ouvriers de l’usine du Creuzot.
« Mais t’es qui toi le gonze ?, lui demandait-on.
- Une aberration chronologique, » répondait Valjean et cela le faisait rire aux larmes.
On ne comprenait pas et on le laissait en paix.
Il y eut un été, un automne, un hiver...puis un printemps et un deuxième été… Valjean avait fini son tour de France, il était rentré à Crèvecoeur-le-Grand et avait repris le travail agricole chez M. Letellier.
Il y avait bientôt deux ans que Valjean était sorti du bagne et quelques mois qu’il vivait chez M. Letellier…
Mais le forçat voulait s’évader maintenant. Il en avait soupé de la vie champêtre, il voulait aller à Montreuil et démarrer la vie de M. Madeleine. Il avait visité assez d’usines et lu assez de livres sur les sciences pour se lancer dans l’aventure.
Il avait eu le plaisir de mener officiellement Jeanne Duval aux pieds de l’autel pour la marier à Robert Lancel. Les deux veufs furent heureux de se jurer un amour éternel avec l’aval du frère.
Les enfants de Jeanne revinrent vivre chez leur mère. Pas tous, bien entendu, les mariés n’en avaient pas les moyens et beaucoup était devenu des adultes. Mais les filles les plus jeunes retrouvèrent leurs petits frères avec joie.
Jeanne Lancel retrouva ainsi quatre de ses enfants. Ses deux aînés préféraient rester au service de leur patron en tant qu’ouvrier agricole et Margaux restait cloîtrée dans son couvent...
Jean Valjean voulait s’évader mais il attendait un signe de Javert. Il espérait des nouvelles du policier. Partir maintenant équivalait à perdre définitivement sa trace. Les mois passaient et il avait l’impression que sa vie était figée.
Enfin, un matin lui apporta la permission de partir pour Montreuil…
Jean,
Je suis muté à Marseille. Je suis donc le plus jeune officier de police du commissariat.
Je vais travailler dur pour faire honneur à mon protecteur et essayer de devenir inspecteur.
J’espère que tu vas bien.
Je pense souvent à toi.
Javert
Sergent de police
Le style inimitable de Javert, froid et concis, rien de personnel. Tout transparaissait dans les quelques phrases qui clôturaient la lettre. Si courte.
Mais la lettre était accompagnée d’une adresse située à Marseille. Une adresse, cela signifiait que Javert voulait que Valjean lui réponde.
Ce que le forçat fit immédiatement, avant de préparer sa malle et de quitter Crèvecoeur-le-Grand.
Javert,
Je suis content d’avoir eu de tes nouvelles. Tu m’as manqué. Je suis très content et très fier de ta réussite. Pour ma part, j’ai végété chez M. Letellier mais je ne suis pas fait pour le métier de paysan. Je vais partir habiter à Montreuil-sur-Mer comme je te l’ai dit. C’est une ville située en Picardie. Là-bas, je verrai ce que l’avenir me réserve.
J’aimerais beaucoup que tu fasses partie de cet avenir.
Écris-moi ! Et peut-être un jour, viens-me voir ?
Jean Valjean
Ouvrier agricole
Les saluts furent longs et fastidieux. Jeanne pleura beaucoup le départ de son frère mais elle savait qu’il avait raison. Valjean avait plus de trente ans, il devait enfin faire sa vie. Elle-même commençait à parler d’un nouvel enfant avec le policier de Crèvecoeur. Ses enfants étaient heureux de cette perspective. La vie s’améliorait enfin pour cette malheureuse femme. L’inspecteur de police ne gagnait pas beaucoup mais Jeanne continuait à travailler pour M. Letellier. Le patron avait aménagé son poste et le couple s’en sortait de leur mieux.
Montreuil-sur-Mer…
Qu’est-ce que l’avenir allait bien réserver à Jean Valjean ?
Il n’y eut aucun bond dans le temps. Aucun voyage inattendu. Valjean vivait pleinement cette vie, espérant presque que ce soit la dernière. La seule. La vraie.
Montreuil était toujours la même ville, même s’il y entrait avec quinze ans d’avance. Il commença par se présenter humblement dans le commissariat de la ville. Il présenta ses papiers, son passeport de forçat et ses lettres de recommandation, venant de plusieurs usines de France et dont la dernière était celle de M. Letellier. Toutes attestaient de son honnêteté et de son sérieux. Son dossier était surprenant et admirable.
Mais voilà, c’était un forçat.
Un des policiers l’examina avec mépris. Et ce fut un véritable flash venu du passé, c’était le père des deux enfants qu’il avait sauvés d’un incendie.
« Monsieur Magnier ?! »
L’homme ainsi interpellé parut surpris et regarda avec encore plus de soin ce forçat déguisé en honnête homme.
« Qui t’as parlé de moi ?
- Pardonnez-moi, se reprit Valjean, se fustigeant de sa stupidité, il allait devoir mentir, encore. On m’a parlé de vous au relais de diligence. Vous êtes le chef de la police de Montreuil.
- En effet. Et je n’aime ni les menteurs, ni les forçats. Qu’est-ce-que tu veux ?
- Je voudrais m’installer à Montreuil. Je cherche du travail.
- Y en a pas ! Fous-moi le camp de la ville ! »
Désespéré, Valjean se rappelait son arrivée dans Montreuil, acclamé par tous après avoir sauvé la vie des enfants, au péril de la sienne.
« Monsieur, je vous prie de me laisser ma chance. Il y a bien quelque chose que je peux faire. Il…
- Il y a bien Monsieur Fauchelevent…, lança un des policiers, sur un ton indifférent.
- Monsieur Fauchelevent ? T’es pas fou ?, rétorqua son collègue.
- Il peut embaucher monsieur. »
Un rire, moqueur, méprisant, ironique démontra assez l’inanité de cette idée.
« Pourquoi pas ?, reprit M. Magnier. C’est une excellent idée, sergent. »
Puis se tournant vers Valjean, il tamponna son passeport et le lui rendit en souriant.
« T’as qu’à demander M. Fauchelevent. C’est le plus riche de la ville. Il a une ferme sur la route de Boulogne.
- Merci, monsieur. »
On salua en hochant la tête. Valjean entendit les rires dans son dos en quittant le commissariat. Ce n’était qu’une sale blague qu’on lui faisait. Ils devaient être tous tellement certains que M. Fauchelevent allait jeter les chiens à ses trousses. Peut-être même que le forçat allait se retrouver en cellule ce soir-là, les pieds et les poings menottés, arrêté pour trouble de l’ordre public… Une plainte contre un forçat libéré et le pauvre gars retournait aussitôt en prison.
Mais M. Fauchelevent avait été son ami, son frère. Le père Fauchelevent !
Valjean voulait le revoir et, qui sait, redevenir son ami.
Il savait qu'une usine de verroterie existait à Montreuil-sur-Mer, c'était là qu'il avait commencé sa vie de Père Madeleine, mais l'idée de revoir M. Fauchelevent le porta à se diriger plutôt vers le domaine de ce dernier.
En effet, le père Fauchelevent était riche. Il travaillait aussi comme tabellion auprès des notaires de la ville. Il était riche et respecté.
Il possédait un domaine composé de plusieurs hectares de surfaces cultivées avec différentes productions. Il essayait aussi de moderniser sa production, utilisant l’assolement quadriennal, drainant au maximum les terres, développant la sélection du cheptel pour améliorer les races et obtenir de meilleurs rendements.
Valjean fut content de ses lectures au bagne. Il était plus apte à devenir agronome.
Mais monsieur Fauchelevent n’était pas encore devenu le Père Fauchelevent, c’était un homme orgueilleux et sûr de sa place, un homme riche et hautain. Il toisa avec mépris le forçat libéré posté humblement devant lui et osant le déranger pour obtenir un emploi.
« Je n’ai besoin de personne, asséna simplement le paysan aisé. Et encore moins de quelqu’un comme toi. »
Valjean avait essayé, il avait espéré mais les aléas de la vie avaient transformé monsieur Fauchelevent en Père Fauchelevent… Au moins, il pouvait espérer s’en aller sans avoir les chiens aux basques ou la bastonnade par les domestiques.
Puis une voix, faible et amusée, brisa la scène du renvoi.
« Gaston, tu devrais lui laisser sa chance.
- Ultime ! Va te coucher ! »
Un jeune homme apparut, souffreteux et faible, il se soutenait à une canne et observait les deux hommes avec un sourire bienveillant.
Valjean ne put rien dire, il observait, abasourdi, Ultime Fauchelevent. L’homme dont il avait usurpé l’identité à Paris et durant de nombreuses années de sa vie.
C’était un jeune homme, à peine sorti de l’adolescence et il était malade, peut-être de la tuberculose ou d’une autre maladie pulmonaire vu la toux qui le prenait régulièrement. Monsieur Fauchelevent se leva et vint soutenir son frère, follement inquiet.
« Va te coucher !
- Tu devrais lui laisser sa chance, répéta le malade.
- Que dis-tu ? Je n’ai que faire d’un forçat !
- Un homme sérieux et travailleur... »
Gaston Fauchelevent avait fait s’asseoir le jeune homme dans son fauteuil de maître. Ultime examina les papiers de Jean Valjean, encore sur la table. Son passeport, des lettres de recommandation. Celle de M. Letellier attira ses regards. L'homme était connu dans la région.
« Il a même travaillé dans l’agriculture, Gaston.
- Normal, cracha l’homme plus âgé. Que veux-tu qu’il fasse comme travail ? Un forçat !
- Il a travaillé dans de nombreuses usines. Le Creuzot… La faïencerie de Creil-Montereau… Pourquoi tellement de patrons différents ? »
Ultime Fauchelevent regarda Valjean avec gentillesse mais ses yeux avaient déjà la profondeur de ceux qui se savent condamnés. Il lui souriait mais en réalité, il n’était déjà plus là. Il se forçait à s’intéresser encore un peu aux vivants et ce forçat l’intriguait.
« Je voulais voir du pays et apprendre les techniques, monsieur. »
Le jeune malade hocha la tête, compréhensif et ajouta :
« Ici, il n’y a qu'une usine de verroterie. Mais elle végète. C'est une ville calme. Seulement le port et les champs.
- Il pourrait y avoir une usine prospère un jour, » souffla Valjean, avec espoir.
Cela donna envie à Ultime Fauchelevent de vivre encore un peu pour voir cela.
« Une usine prospère à Montreuil ?, grogna M. Fauchelevent l’aîné. Quelle stupidité ! Les matières premières sont trop chères. Il n'y a ni charbon, ni métal. »
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