Scène XIV

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Ultime Fauchelevent regarda son frère cette fois, un ciel clair, presque transparent.

« Il sait lire et écrire, renchérit le malade.

- Pourquoi tiens-tu tellement à ce que je l’embauche ? J’ai bien assez avec mes ouvriers. Nul besoin d’une nouvelle bouche à nourrir !

- Tu en as besoin. Pour me remplacer.

- Ultime !

- Il sait lire et écrire. Il a des connaissances en agriculture. Il pourra tenir ta comptabilité.

- Ultime !!

- Je ne suis pas éternel, mon frère. Et je me fatigue vite.

- Va te coucher !

- Embauche-le ! Je serai content de parler avec un forçat ! »

Un petit sourire, le premier, se forma sur les lèvres de M. Fauchelevent en entendant ces mots.

« Avoue que c’est cela qui t’a fait sortir du lit. Un forçat !

- Tu l’embauches ?

- Très bien, monsieur Ultime Fauchelevent. J’embauche ton forçat mais seulement à l’essai. Et tu seras responsable de tout ce qui se produit à cause de lui. Si jamais il nous vole ou il nous tue, ce sera ta faute !

- J'assumerai. Vous m’aidez à me coucher, monsieur Valjean ? »

Valjean obéit, un peu perdu et M. Fauchelevent leva les yeux au ciel, agacé.

« Ne le vouvoie pas ! C’est un forçat et un employé !

- Vous me raconterez votre vie monsieur ?

- Oui, je ferais tout ce que vous désirerez, monsieur Fauchelevent.

- Au moins, il est poli, » conclut l’aîné Fauchelevent avant de renvoyer les deux hommes.

Son frère parce qu’il était souffrant et crachait le sang depuis quelques jours, le forçat parce qu’il n’aimait pas du tout embaucher un inconnu de cette façon. Et il n’aimait pas qu’on lui force la main.

Mais si cela pouvait faire plaisir à son frère… Il s’inquiétait tellement pour lui…

M. Ultime Fauchelevent était un jeune homme souffreteux, sans cesse malade et ce depuis la naissance. Il n’avait jamais quitté la maison familiale, restant avec son frère qui se chargeait de tout pour lui. D’ailleurs M. Gaston Fauchelevent ne s’était jamais marié en partie à cause de son frère.

C’était de ces secrets qui n’étaient des secrets pour personne.

Et Valjean aida le jeune malade à se recoucher, horrifié de la maigreur du corps et de la pâleur du visage.

« Alors, monsieur Valjean, vous me racontez votre vie ?

- Ne devriez-vous pas vous reposer monsieur ?

- Bientôt je me reposerai bien assez. »

Un sourire navré.

Oui, bientôt le jeune homme allait se reposer définitivement.

Valjean songea en frissonnant que le Père Fauchelevent avait du songer à son frère durant de nombreuses années au couvent du Petit Picpus, à chaque fois qu’il appelait M. Madeleine « Ultime ».

« Je suis un forçat libéré de Toulon, j’ai été condamné à cinq ans de bagne pour un vol de pain... »

Et Valjean raconta sa vie. Encore une fois. Cela faisait combien de fois ? Il était incapable de répondre.

Une longue journée. Ultime Fauchelevent finit par s'endormir. Le bruit de sa respiration fort et rauque prouvait assez par lui-même l'état déplorable dans lequel se trouvaient ses poumons.

Et la vie s'écoula lentement...une fois de plus...

Jean Valjean se retrouva ouvrier agricole à nouveau mais cette fois les choses furent différentes.

Jean Valjean était devenu une sorte d'homme à tout faire du jeune Ultime Fauchelevent. Son secrétaire, son aide, son soutien. Il l'aidait à marcher, il lui faisait la lecture, il lui racontait sa vie. Il lui racontait même ses autres vies et cela faisait rire le jeune homme.

« Des bateaux volant ?! Voyons Jean, tu as une imagination débordante !

- Et des voitures roulant sans chevaux !, » ajoutait Valjean, d'un sourire de conspirateur.

Les deux hommes riaient. Jusqu'à ce qu'Ultime s'étouffe à cause de ses poumons abîmés.

M. Fauchelevent se faisait un sang d'encre pour son frère.

Un soir, une crise terrible avait terrassé le jeune malade. Ultime se reposait enfin, vaincu par le laudanum et la fièvre. Son menton était maculé de sang. Le médecin venait de partir et il n'était pas confiant. La main qu'il posa sur l'épaule de M. Fauchelevent se voulait apaisante.

Les deux hommes s'assirent au chevet d'Ultime, prêts pour une nuit de veille.

Valjean était présent à Montreuil-sur-Mer depuis des mois maintenant. Il était devenu une figure connue de la ville.

Les premiers jours, les habitants étaient venus, l'air de rien, examiner la bête curieuse. Un forçat ! Le chef des gendarmes, M. Magnier, avait pris la peine de visiter M. Fauchelevent pour le mettre en garde. Un forçat ! Les propres employés de M. Fauchelevent avaient demandé à leur patron de revoir sa décision d'embaucher un tel homme. Un forçat !

Si cela n'avait tenu qu'à lui, M. Fauchelevent aurait chassé Jean Valjean. Un forçat ! Mais son frère défendait Valjean, son frère reprenait un semblant de vie en sa présence. Un forçat !

Il fallait plusieurs semaines avant que les mentalités commencent à évoluer lentement. Un forçat, oui, mais...

Jean Valjean était travailleur, efficace, dévoué, intègre, honnête...

Le forçat s'amusa de voir les pièges grossiers qu'on lui tendait pour le faire chasser de chez M. Fauchelevent. Ce fut une bouteille de vin oubliée dans le jardin, propice à une beuverie en solitaire, ce fut une bourse remplie d'argent qu'on abandonna sur un meuble dans le bureau du patron, facile à voler, ce fut une femme venue lui faire des avances, histoire de prouver son besoin de luxure... Un forçat !

Jean Valjean ramena docilement la bouteille de vin au cellier, il reposa la bourse en plein milieu du bureau de M. Fauchelevent, il s'excusa humblement auprès de la femme...

Oui, le vol et le bagne n'avaient pas noirci son âme au point d'en faire une bête malfaisante.

« Je ne t'ai jamais remercié d'avoir pris soin de mon frère, lui lança tout à coup M. Fauchelevent.

- Ce n'est pas nécessaire, monsieur.

- Peut-être pourrais-tu m'aider avec la paperasse ? Ultime gère...gérait le domaine. Je n'ai pas le temps de me charger de la trésorerie.

- Si vous le voulez, monsieur. Je serais honoré de vous aider. »

M. Gaston Fauchelevent leva les yeux, deux perles brillantes de larmes, si tristes. Valjean reconnut le regard de son ami, le Père Fauchelevent et lui sourit par habitude.

« Merci Valjean. Vous pourrez me rendre service. »

On le vouvoyait ? La relation entre les deux hommes était en train d'évoluer.

Ultime Fauchelevent ne sortit pas de son lit pendant des jours et des jours. Le médecin n'était pas confiant. La maladie avait fait de nombreux ravages.

Et Jean Valjean devint le secrétaire de M. Fauchelevent. Il ne quitta plus le domaine et ne vint plus dans les champs. Cela provoqua des critiques bien entendu mais personne n'osa s'opposer à la décision du maître.

Nul n'ignorait que le jeune M. Ultime se mourait et que le forçat savait lire et écrire. Lui.

Les affaires du domaine, laissées longtemps à l'abandon, allaient mal. M. Fauchelevent avait perdu beaucoup de biens et d'argent. Valjean se souvenait que lors de son arrivée dans Montreuil-sur-Mer, la première fois, M. Fauchelevent était en phase descendante. Il avait déjà perdu son domaine, son poste de tabellion, son argent, sa position de notable... Il n'avait plus qu'une charrette et un cheval et était devenu simple transporteur de marchandises.

Cela allait lui coûter sa jambe et son cheval.

Valjean essaya d'en parler à plusieurs reprises avec M. Fauchelevent mais ce dernier n'écoutait pas. Il passait sa vie chez les notaires de la ville, usant ses yeux à retranscrire leur dossier, en travaillant comme tabellion, ou auprès de son frère, à profiter au maximum des derniers instants de celui-ci.

La situation était critique.

Valjean, nommé officiellement contremaître du domaine, convoqua un à un les employés de M. Fauchelevent. Il reconnut des hommes et des femmes qui allaient un jour travailler pour lui. Pour eux aussi, la chute de M. Fauchelevent allait être dure.

« Mais la ferme des Arnars [renards en Picard] ? Elle a été vendue ?

- L'année dernière, monsieur. Le patron voulait s'en débarrasser. »

On ne tutoyait plus Jean le forçat, on vouvoyait M. Valjean, le contremaître.

S'en débarrasser ? Oui, cela était visible sur les registres. Le patron avait eu besoin de s'en débarrasser, vu l'énorme déficit dans ses comptes. Cela correspondait aux travaux de modernisation du domaine, avec les nouvelles bêtes venues de Hollande et d'Angleterre. Avec de nouvelles charrues, plus modernes, disposant de socs qui pénétraient bien la terre. Un domaine agricole à la pointe de la modernité. Mais les ventes ne suivaient pas et M. Fauchelevent avait du mal à faire face aux dépenses que cela représentait.

Le vieux paysan devait être désolé de voir que toute cette modernité n'arrivait pas à lui permettre de faire mieux que l'ancienne méthode.

Jean Valjean faisait de son mieux pour redresser la barre.

M. Madeleine n'avait pas tenu sa comptabilité. Dés qu'il le put, il engagea un secrétaire pour le faire. Il n'avait pas été longtemps à l'école et ne connaissait que les bases. Il comptait sur ses doigts et comptait mal. Jean-le-Cric avait appris ce qu'il avait pu.

Jean Valjean était un peu meilleur élève et surtout le chantier l'avait obligé à calculer et faire des prévisions. Tenir un budget.

M. Fauchelevent avait un avenir très sombre. Bientôt il allait devoir vendre la totalité du domaine et licencier des employés.

Ces soucis transparaissaient sur le visage de Jean Valjean, il les emmenaient jusque dans la chambre d'Ultime.

« Que se passe-t-il ?, demanda-t-il un jour au contremaître de son frère.

- Rien d'important, répondit Valjean en se secouant. Veux-tu que je te lise quelque chose ?

- Jean ! Que se passe-t-il ? Où est ton sourire ? »

Devant l'exclamation si juvénile du malade, Valjean retrouva un semblant de sourire.

« Mieux !, approuva le jeune homme. Alors maintenant, dis-moi ! Que se passe-t-il ?

- Je ne veux pas t'ennuyer avec des soucis de gestion...

- Tu as vu la faillite de mon frère ? Ce n'est pas un secret.

- Mais, ton frère semble ne pas s'en rendre compte. Il refuse d'en parler avec moi. Je ne sais pas quoi faire !

- Gaston est fier. J'espère qu'il ne souffrira pas trop de la perte de la ferme. »

Une telle indifférence choqua Valjean, mais on pardonna au malade.

« Comment les choses ont-elles pu en arriver là ?, rétorqua Valjean, une pointe de dureté dans la voix, il savait très bien que c'était Ultime lui-même qui avait géré la trésorerie les années précédentes.

- Mon frère dépense à tort et à travers. Pour la ferme, pour moi...pour le prestige. Je n'ai jamais eu gain de cause contre lui. On ne peut que serrer les dents et trouver des solutions provisoires.

- Cela ne suffit plus !

- Des palliatifs en attendant la fin.

- NON !, » gronda Valjean, sèchement.

L'ancien forçat refusait qu'on abandonne ainsi la partie. Cette soudaine velléité surprit le malade qui se redressa pour examiner Valjean. Intensément.

« Tu as vu le portique au-dessus de l'entrée, construit tout en pierre de taille ?

- Oui, c'est un élément magnifique.

- Il nous a coûté notre première ferme. La ferme des Annettes [canne en Picard]. J'ai discuté des semaines avec mon frère mais il voulait un portique pour en imposer à nos voisins. »

Baissant la tête et soupirant de dépit, Ultime ajouta :

« Mon frère est suffisant.

- Que faire alors ?

- Prier pour trouver une solution pour renflouer nos caisses ou alors commencer à chasser des employés.

- Seigneur... »

Ultime Fauchelevent ne dit rien de plus. Il compatissait devant la situation désagréable de Jean Valjean. Il avait connu la même quelques mois plus tôt. Son frère était suffisant, prétentieux et imbécile. Mais c'était son frère.

Ha si M. Madeleine existait déjà avec ses millions...

Jean Valjean essaya de trouver le temps d'écrire une lettre à Javert. L'homme lui manquait

Fraco,

Tu me manques. Je suis enfin installé à Montreuil-sur-Mer. Je ne suis pas encore patron d'industrie mais je ne suis plus un ouvrier agricole. Je suis contremaître chez M. Gaston Fauchelevent.

J'aimerais de tes nouvelles en attendant de te revoir.

Jean

Il n'y eut pas de réponse immédiate. Valjean eut même peur d'avoir perdu la trace de Javert. Le policier aurait pu être nommé ailleurs, dans une autre ville de France.

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