Scène XV

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Il fallut attendre quelques semaines pour qu'enfin le courrier lui rappelle l'éclat de deux yeux gris magnifiques et les senteurs marines de Toulon.

Jean,

Mon poste de sergent m'occupe beaucoup. Marseille est une grande ville, riche et peuplée. Toulon est petit à côté. Il y a de nombreux crimes et délinquants.

Je suis sans cesse sur la brèche. J'ai assisté à de nombreuses arrestations. Je suis choqué par la violence utilisée par la police. Je vais m'efforcer d'arrêter des criminels en utilisant le moins de violence possible.

Je ne sais pas quand je serai libre de venir te voir.

Tu me manques. Fichu forçat !

Et ton usine ? Quand est-ce que je pourrai venir la visiter et te voir dans un costume de patron ? Histoire de te donner des conseils sur la manière de gérer la sécurité.

Fraco Javert

Sergent de police

P.-S. : essaye d'avoir un très grand bureau pour que je puisse te baiser dessus.

La fin de la lettre fit rougir si fort Valjean qu'il jeta un regard affolé autour de lui. Oui, les deux hommes se manquaient.

C'était le seul défaut de cette vie.

Mais l'idée de l'usine était une bonne idée. Valjean revit ses plans, fit ses comptes, prévit un budget. Il n'avait pas les fonds, bien entendu. Il n'avait pas d'argenterie volée à un évêque pour lui permettre de financer les travaux.

Bien entendu, il chercha des mécènes possibles. Comme si il en avait beaucoup à disposition.

Seulement, ce ne fut que lorsqu'il dut se résigner à envisager de vendre une nouvelle part du domaine de M. Fauchelevent qu'il se décida à parler de son projet.

« Encore l'usine de verroterie ?!, fit M. Fauchelevent, estomaqué.

- Oui. On pourrait la reprendre !

- Mais la matière première est hors de prix.

- Je sais monsieur. Mon idée est de créer du jais artificiel.

- Du jais artificiel ? »

Et cette fois, l'homme éclairé par les Lumières et se voulant à la pointe de la science écouta cet étrange forçat lui expliquer comment on pouvait renflouer l'usine, en faire une industrie prospère, enrichir la région et sauver la ferme.

Il suffisait pour cela de substituer dans la fabrication du jais noir la gomme laque à la résine. Pour les bracelets, il fallait les couler en tôle simplement rapprochée et non les couler en tôle soudée. Cela allait permettre de réduire drastiquement le prix de la matière première.

Ainsi, à long terme, on allait élever le prix de la main-d'oeuvre, ce qui serait un bienfait pour le pays, on allait améliorer la fabrication, ce qui serait un bienfait pour le consommateur, enfin, on allait vendre à meilleur marché, tout en triplant le bénéfice, ce qui serait un profit clair pour le manufacturier.

M. Fauchelevent ne savait plus quoi dire. Il était visible que Jean Valjean ne parlait pas dans le vague, il avait étudié le projet, il avait déjà des dessins de bracelet de réalisé et même des chapelets. Magnifiques œuvres d'art.

Valjean se souvenait des paroles qu'il avait prononcées sur son lit de mort à Marius et Cosette, pour expliquer la provenance de la fortune de M. Madeleine.

« Le jais blanc vient de Norvège, le jais noir vient d'Angleterre, la verroterie noire vient d'Allemagne. Le jais est plus léger, plus précieux, plus cher mais on peut faire en France des imitations comme en Allemagne. L'Espagne est très demandeuse. C'est le pays du jais. »

M. Fauchelevent écoutait, perdu dans les explications techniques, il rappelait Marius à Valjean. Le jeune avocat avait eu le même regard estomaqué. Jean Valjean n'était pas un imbécile, il avait déposé un brevet pour son invention. Il avait remporté un franc succès à Paris.

Jean Valjean continua ses explications, dévoilant d'autres plans, des dessins, des idées pour améliorer encore l'usine qui n'était même pas encore à eux.

« Il faut une petite enclume de deux pouces carrés et une lampe à esprit de vin pour amollir la cire. Vous voyez, monsieur, en verroterie, la cire se fait avec de la résine et du noir de fumée et coûte quatre francs la livre. Mais avec de la gomme laque et de la térébenthine, elle ne coûte que trente sous et elle est bien meilleure. Les boucles se font avec un verre violet qu'on colle au moyen de cette cire sur une petite membrure en fer noir. Le verre doit être violet pour les bijoux de fer et noir pour les bijoux d'or.

- Mon Dieu, Valjean. Mais c'est un projet incroyable que tu as là !

- Oui. Mais il me manque l'apport pour entamer les travaux. Racheter l'usine, déposer le brevet, embaucher des ouvriers, acheter la matières premières, aménager les locaux... Il faut des fonds pour démarrer cette activité !

- Combien de temps avant d'être rentable ?

- Trois ans ! »

Cela refroidit M. Fauchelevent. Mais une usine n'était pas un champ, il ne suffisait pas d'une année pour procéder à la récolte.

« Je vais réfléchir. »

Les semaines passèrent. M. Fauchelevent réfléchissait. La situation financière de la ferme devenait catastrophique et Jean Valjean dut se résigner à vendre une parcelle du domaine. Avant de le faire, il n'en dormait plus, y songeant sans cesse, voyant cela comme un échec personnel.

« Que se passe-t-il Jean ?, lui demanda à nouveau Ultime de son lit de douleur.

- Suis-je si lisible ?

- Un vrai livre ouvert ! »

Un sourire triste. Cette fois, les jours étaient comptés. Le jeune homme ne se levait plus, n'ayant plus la force de manger seul. Il prenait des doses de plus en plus affolantes de laudanum pour calmer la douleur. Et ses draps, sa chemise, son oreiller, tout était tâché de sang.

« Toujours la ferme ?, fit le malade, compréhensif.

- Toujours. Je suis impuissant à empêcher la catastrophe. Sauf...sauf...

- Sauf ? »

Il ne voulait pas en parler mais toute sa vie tournait autour de son usine. Le seul moyen de sauver M. Fauchelevent de la ruine. Il ne savait pas quoi faire d'autre.

« Peu importe. Ton frère a dit qu'il réfléchissait.

- Hooo ? Tu as trouvé une solution ! Et Gaston tergiverse, bien entendu. Il a toujours été timoré.

- Timoré ? Pourtant quand on voit les travaux de modernisation de la ferme...

- C'est moi qui l'ai poussé à agir, sinon nous en serions encore à l'assolement triennal et à la jachère. Explique-moi ton projet... »

Et Valjean expliqua, moins sûr de lui tout à coup. La seule réponse qu'Ultime lui donna fut celle-ci :

« Mon frère travaille chez un notaire. Je sais rédiger un blanc-seing.

- Un blanc-seing ?

- Donne-moi du papier et de quoi écrire Jean. »

Ce fut fait. Puis le forçat soutint le jeune malade durant son travail d'écriture. Ce fut court, Dieu merci, mais infiniment douloureux. Enfin, Ultime donna le document signé et plié à Valjean.

« Comment vous allez appeler cette usine ?

- Je ne sais pas... Ultime ? »

Un rire amusé qui se termina dans une toux atroce et humide.

« Quel horrible nom pour une usine de verroterie !!! »

Puis Valjean donna du laudanum à Ultime qui s'endormit, brisé par la conversation.

Le surlendemain, Ultime demanda l'air de rien à son frère où en étaient les travaux. Comme ce dernier ne comprenait pas, Ultime parla tout simplement de l'usine de jais artificiel.

Le regard noir que jeta M. Fauchelevent sur Valjean fit frissonner ce dernier.

« Il n'y a aucune usine de jais artificiel de prévue, mon frère.

- Je ne suis pas d'accord, s'opposa doucement le mourant. J'ai donné mon accord à Valjean pour qu'il fasse le nécessaire en mon nom.

- ULTIME !, glapit M. Fauchelevent, agacé.

- Un blanc-seing pour le rachat et la modernisation de l'usine de verroterie de Montreuil-sur-Mer.

- Ultime, non, fit catégoriquement le maître du domaine.

- Un joli projet pour sauver la ferme des parents et qui sait ? Tu pourras même racheter nos fermes perdues. »

Un argument qui fit mouche. Cela calma le vieux paysan. La vente des parts du domaine Fauchelevent était une douleur éternelle pour le fils aîné de la famille.

« Et si cela ne marche pas ?, demanda doucement M. Gaston Fauchelevent.

- Tu as dit que tu me tiendrais pour responsable. Tout ce que fera ce forçat dans notre maison sera entièrement de ma faute. Tu te souviens ?

- Oui, je me souviens. »

Une conversation qui remontait presque à dix mois maintenant.

« Du jais artificiel ? Quelle drôle d'idée !

- Ce forçat a fait tourner la tête de M. Fauchelevent !

- Il va se trouver sur la paille ! Vous allez voir ! »

Et ils virent... Tous ces curieux de la ville de Montreuil-sur-Mer. Tous surpris devant le rachat de la vieille usine de verroterie par M. Fauchelevent effectué en compagnie de M. Valjean. Deux associés !

L'usine s'appela « Les tailleurs d'image » et se spécialisa dans les articles religieux. Quelques amis de M. Fauchelevent vinrent le conseiller de renoncer à cette folie mais M. Fauchelevent tint bon.

Il allait le faire pour son frère.

Il lui avait promis un chapelet pour son lit de mort.

Valjean partit pour Paris afin de déposer son brevet d'invention. Il avait laissé Fauchelevent gérer l'usine, aménager des salles, acheter quelques machines, vérifier les stocks de matière première, embaucher quelques nouveaux ouvriers...

La ferme des Fauchelevent avait perdu toutes ses dépendances et autres métairies pour ce projet. Un pari sur l'avenir.

La première fois, cela avait marché avec un franc succès. Valjean espéra que cela serait de même dans cette vie-ci.

Et puis Valjean fut heureux d'être loin de tous, seul à Paris. Heureux car il retrouva quelqu'un qui l'y attendait avec impatience.

Un certain sergent de police envoyé à Paris pour se former sur les ordres de son patron, M. Chabouillet. Javert avait vingt ans devant lui pour devenir inspecteur de Première Classe, il devait d'abord monter un à un les échelons de la carrière d'officier de police.

Il l'avait annoncé à Valjean dans une de ses lettres. Il serait à Paris pendant plusieurs semaines, M. Chabouillet voulait le voir à l’œuvre dans les rues de Paris. Le former à la dure. Et Javert était trop content de lui obéir.

Valjean fit simplement coïncider la période de son dépôt de brevet à Paris avec la présence du sergent Javert à Paris.

A son arrivée dans la capitale, Valjean chercha un homme, grand, imposant, tout de noir vêtu et un bicorne à cocarde. Il lui fallut quelques minutes pour repérer la silhouette dans l'ombre d'une porte cochère.

Les deux hommes se rapprochèrent et se saluèrent simplement.

Dix mois !

Dix mois sans se voir, seulement quelques lettres irrégulières et assez froides dans l'ensemble. Ils n'étaient pas des poètes et ne savaient pas grand chose de l'amour. Par contre, ils connaissaient très bien le désir maintenant. Et il irradiait de leurs yeux. Se dévorant l'un l'autre.

« Bonjour, M. Valjean, fit poliment l'officier de police.

- Bonjour, sergent, répondit tout aussi respectueusement le nouveau patron d'industrie.

- Je vous mène à une auberge, discrète et modeste ?

- Faites donc, sergent. »

Paroles pleines de civisme. On marcha quelques temps, épaule contre épaule, ne se touchant pas, se frôlant à peine.

« Donc tu as ouvert ton usine ?, demanda le policier.

- Elle est achetée, je viens déposer le brevet de mon invention.

- Ton jais artificiel ? Je dois t'avouer que je n'ai rien compris à ta lettre d'explication. Tu me montreras un produit fini un jour et je pourrais mieux te suivre. »

Javert avait pris de l'assurance. De la prestance. Ses bottes claquaient fort sur le pavé de Paris et on s'écartait avec soin de son chemin. Javert le policier ! Cela fit sourire Valjean. Il avait hâte de revoir l'inspecteur Javert !

« Donc tu es en formation à Paris ? J'ignorais que les policiers avaient des formations.

- Ils n'en ont pas, répondit Javert. C'est une idée de mon patron. Il veut que je sois le meilleur policier de France.

- Vraiment ? »

Un fin sourire, un peu moqueur. Cela fit lever les yeux au Ciel à Javert.

« Très bien ! M. Chabouillet a honte de mon manque de connaissances en matière juridique. Il m'a forcé à venir à Paris pour suivre des cours de droit.

- Sérieusement ?

- Un policier qui ignore la loi est un mauvais policier. Je sais lire, écrire, compter mais cela ne suffit pas à faire de moi un bon policier. Comment faire respecter la loi si on ignore la loi ?

- Juste. »

Ainsi c'était de cette façon que Javert avait appris la loi. Les articles du Code Pénal et du Code Napoléon n'avaient que peu de secrets pour l'inspecteur Javert. L'homme était procédurier à l'extrême. Mais Valjean ne blâmait pas M. Chabouillet, au contraire, il avait raison. Un policier ne devrait pas ignorer la loi qu'il est censé faire respecter.

Comme Javert avait du haïr profondément M. Madeleine quand celui-ci lui avait sorti les textes de loi !!

Mais, même si cela était juste, ce n'était pas la procédure habituelle. Les policiers n'étaient pour la plupart pas formés du tout et certains étaient même illettrés et corruptibles.

Javert était une exception !

« Combien de temps restes-tu à Paris ? »

Une question pour Valjean.

« Combien de temps dure ta formation ? »

Une question pour Javert.

« Je dois passer des examens à la fin de l'année. Je suis nommé à Paris pour encore trois mois.

- Je ne peux pas rester trois mois à Paris avec toi. »

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