Scène XVII
Javert sortit à nouveau sa montre de poche et examina l'heure. Une grimace éloquente prouva assez à Valjean à quel point le policier était mécontent de ce qu'il lut.
« Tu dois partir ?
- Je suis attendu à la préfecture. M. Chabouillet veut ma présence pour une réunion avec le préfet. Je serai officiellement son garde personnel. »
Un regard, désespéré. Javert était déchiré entre son devoir et son amour. Valjean sourit, montrant toute la tendresse qu'il pouvait.
« Quand te reverrai-je ?
- Demain. Je suis de quart toute la nuit.
- Demain, donc. »
Un baiser ? Ils avaient furieusement envie de s'embrasser. Mais Javert glissa sa main à son chapeau et salua simplement Valjean, avant de l'abandonner là, sur le Pont-au-Change.
Jean Valjean se secoua et reprit vie tandis que la haute silhouette, toute de noir vêtue, disparaissait parmi les passants. M. Madeleine se souvint de son invention et se dirigea vers le ministère de l'intérieur, situé rue de Grenelle.
Les brevets d'invention étaient à déposer au dépôt général nommé le Directoire des brevets d'invention. Ensuite, c'était sous la surveillance et l'autorité du ministre de l'intérieur qu'ils étaient délivrés.
Bien entendu, en tant que demandeur d'un brevet, Jean Valjean en avait déjà fait la demande au niveau départemental. En fait, il aurait pu s'abstenir de ce voyage à Paris, mais M. Madeleine avait depuis longtemps compris que les lenteurs administratives étaient vite atténuées lorsque la personne était là à attendre.
Le seul défaut était bien entendu que M. Madeleine était un ouvrier riche tandis que M. Valjean était toujours porteur de son passeport de forçat.
Il fallait trois mois avant qu'un brevet d'invention, de perfectionnement et d'importation soit délivré.
Cela faisait trois mois. Le bulletin des lois ne devait pas tarder à être publié. Valjean était curieux de savoir si on avait accédé à sa demande.
Le secrétaire préposé au Directoire des brevets d'invention fut surpris de le voir.
« Mais, monsieur, les brevets sont scellés et renvoyés au département du demandeur. Il n'y avait aucun intérêt à se déplacer en personne.
- J'ai préféré venir. Pour être sûr. »
Valjean glissa nonchalamment la main dans sa veste de costume et en sortit une liasse de papiers. Ses papiers. Le passeport du forçat attira aussitôt l’œil du secrétaire qui perdit une large part de sa bienveillance.
« Vous avez déposé une demande de brevet ?, lui demanda-t-on sèchement.
- En effet, monsieur.
- Datant d'il y a trois mois ?
- Oui, monsieur.
- A quel nom avez-vous dit ?
- Jean Valjean. »
On ne répondit pas. On se contenta de vérifier dans un registre. Puis le secrétaire ne sembla pas trouver. Il ferma le livre d'un coup sec et annonça simplement :
« Pas trouvé. Vous devez faire erreur.
- Je ne pense pas, monsieur. Auriez-vous l'extrême obligeance de revérifier je vous prie ?
- Non. Et si vous n'êtes pas d'accord, monsieur, je vous rappellerai simplement que votre passeport de forçat n'est pas un document à prendre à la légère.
- Compris, monsieur. »
Valjean préféra quitter le bureau avant de frapper violemment le préposé. Jean-le-Cric n'était pas loin de revenir...
Mais le forçat retourna à l'auberge, prudemment et s'enferma dans sa chambre, posément.
Là, il se coucha et essaya de se reposer. Mais la colère grondait en lui, forte et indicible. Maudit préposé !
Sans le brevet, pas de jais artificiel, sans jais artificiel, pas d'usine. Merde !
Valjean négligea le repas du soir et tenta de lire un peu avant de s'endormir. Ses doigts tremblaient toujours de rage et de frustration…
Il avait omis un détail important !
M. Madeleine n’était pas un forçat ! Il aurait dû déposer le brevet au nom de Gaston Fauchelevent et perdre tout crédit sur cette invention.
Un forçat n’avait aucune existence.
Le lendemain, Valjean ne savait pas quoi faire. Il avait peu dormi de la nuit, il s'était longtemps demandé comment agir. Rentrer à Montreuil ? Retourner au Bureau des Brevets ? S'abaisser à demander au préposé de l'aide ?
Aucune solution ne lui semblait la meilleure. Le forçat descendit prendre un petit-déjeuner conséquent, il avait faim.
Il fut agréablement surpris en apercevant Javert, dans son uniforme de sergent, assis à une table, un livre à la main. Il lisait avec application en prenant des notes. Consciencieux, sérieux, travailleur. Valjean s'assit en face de lui.
« Bien dormi Valjean ?, demanda Javert.
- Pas très bien, » avoua Valjean.
Javert leva les yeux de ses notes pour examiner son vis-à-vis.
« Que se passe-t-il ?
- Un simple problème. Rien d’important, » répondit Valjean.
Cette fois, le policier ferma le livre d’un geste sec.
« Bon. Dis-moi !, » ordonna Javert.
Un jeune policier, sûr de lui et de son autorité. Valjean expliqua la situation, provoquant la fureur de Javert.
D’un geste sûr, le sergent de police Javert entraîna son compagnon jusqu’au bureau du préposé. Il n’avait pas de temps à perdre en déambulations mais il désirait aider son amant.
Le préposé vit entrer dans son bureau avec agacement le forçat puis inquiétude en apercevant la haute silhouette habillée d’un rutilant uniforme de police qui l’accompagnait.
« Monsieur, je ne suis pour rien dans ce que cet homme a voulu faire ! J’ai refusé de me prêter à son jeu.
- De quoi parlez-vous ?, » grogna le policier, la voix menaçante.
Javert jouait de sa taille imposante, se plantant juste face à l’employé, les yeux glacés et les mains serrant ostensiblement le pommeau plombé de sa canne.
« Hé bien, il est évident qu’un criminel ne peut pas déposer un brevet ! Un forçat ! Donc cet homme a forcément monté une escroquerie, sergent. Dieu merci ! Je ne suis pas un imbécile.
- Pour avoir refusé le dépôt d’un brevet, vous encourez une amende de cinq cents francs assortie de dix mois de prison, asséna Javert, la voix froide comme de la glace.
- Que… Quoi ?, balbutia l’employé.
- M. Valjean est un ancien forçat, certes, mais il a payé sa dette. Aujourd’hui, il a pour objectif d’ouvrir une usine de verroterie. Il n’est pas légal d’empêcher qui que ce soit de déposer un brevet, expliqua le policier en prenant une position intimidante.
- Sergent… Je suis désolé… »
L’employé était horrifié par la situation.
Valjean décida de se montrer magnanime. Il avait pitié de l’homme. Ostensiblement, il posa sa main sur le bras du policier pour le retenir. Javert se retourna pour le regarder, les yeux étincelants de colère.
« Permettez-moi, monsieur le policier. Je comprends très bien la réaction de monsieur le préposé. Qui aurait confiance dans un ancien forçat ? »
Le soulagement qui apparut sur le visage du préposé était intense, un sourire incertain éclaira ses traits.
« En effet, monsieur a tout à fait raison. Je suis désolé mais je n’ai pas eu confiance… Je m’en excuse. »
Javert prit un visage rébarbatif, il semblait méditer sur le sort funeste de l’employé…puis un sourire sans aménité rendit sa face encore plus horrible.
« Bien, bien. M. Valjean n’a pas porté plainte contre vous…
- Il y a peut-être un moyen de s’entendre, fit l’employé, pressant.
- Ne vous avisez pas d’essayer de me corrompre, menaça Javert.
- NON NON ! Certainement pas ! Je voulais simplement dire… Enfin, je ne voulais pas... »
Et Valjean lança d’une voix apaisante :
« Peut-être si mon brevet est accepté ?
- Bien entendu, rétorqua aussitôt le fonctionnaire. Considérez que c’est fait.
- Hé bien…, commença Valjean. Dans ce cas, il n’est peut-être plus nécessaire de faire appel à la police. Enfin, je crois. »
Un regard inquiet posé sur la silhouette imposante qui se tenait silencieuse au garde-à-vous appuyait ses propos. Javert termina la scène avec brio.
« Dans combien de temps les documents seront-ils terminés ?
- Moins d’une semaine, sergent. Je vais m’en charger dés aujourd’hui. »
Dernière réflexion intensive en fronçant les sourcils puis le policier haussa les épaules.
« Une semaine. Vous me tiendrez informé, monsieur Valjean, de la suite des événements.
- Bien entendu, sergent, assura Jean Valjean.
- Faites-moi confiance, monsieur. Je suis mortifié. »
Un dernier hochement de tête avant de quitter le bureau, le sergent Javert rejoignit son poste, laissant les deux hommes ensemble pour régler les détails techniques liés au brevet de Valjean.
Lorsque ce fut enfin terminé, Jean Valjean se retrouva dans la rue. Le cœur léger, l’âme en joie. Le brevet allait être accepté, l’usine allait pouvoir être inaugurée, la fortune de M. Madeleine allait commencer à se former…
Et Javert était amoureux de lui…
Une semaine de bonheur. Présageant d’une future vie commune dans la ville de Montreuil, lui en tant que maire et Javert en tant que chef de la police.
Les journées étaient longues, lorsque le policier avait son service à assurer et que le forçat se retrouvait seul à errer dans la ville. Mais les journées étaient si courtes quand il était possible de se rejoindre pour s’aimer. Deux hommes, habillés en ouvrier, marchaient de concert en direction de la sortie de la capitale. Javert avait loué sous une fausse identité une chambre meublée dans les maisons vétustes aux abords de Paris.
Là, M. Lenoir et M. Leblanc s’aimaient en toute tranquillité. Javert était prudent, il faisait attention de ne pas être reconnu, personne n’aurait pu filer les deux hommes. Javert en faisait un point d’honneur.
Leur amour évolua doucement, au long de ces quelques jours. Les premières fois furent passionnées, violentes et rapides puis les deux hommes devinrent plus lents, plus doux, plus tendres. Ils devenaient attentifs aux besoins de l’autre, ne cherchant plus à se satisfaire le plus rapidement possible.
Ils étaient jeunes. Ils approfondissaient leur amour, se murmurant des serments, se jurant l’éternité.
Ils s'aimaient et faisaient la conquête de l'autre, mille fois, prenant profondément l'autre, s'enterrant dans le corps de l'autre...
Et se mordant les lèvres pour ne pas supplier l'autre de tout quitter pour le rejoindre...à Marseille, à Montreuil-sur-Mer...
« Un jour...un jour, nous serons ensemble..., promettait Valjean.
- Un jour, tu seras à moi..., » ajoutait furieusement Javert.
Puis la semaine toucha à sa fin.
Valjean contemplait avec stupeur le brevet déjà tamponné lui ouvrant son avenir et Javert soulagé de ne pas avoir raté trop des horribles cours à l’université que son patron l’avait forcé à suivre. Ses quelques heures d’école buissonnière étaient passées inaperçues.
On se quittait, bons amis.
Bons amis...
Regards flamboyants et poignées de main fermes.
Bons amis...
Il ne fallut que trois ans à Jean Valjean pour faire de l'usine de verroterie de Montreuil-sur-Mer une réussite industrielle. Il contempla avec amusement les habitants de la ville lui rejouer la même scène que la première fois.
Du Père Valjean, il devint M. Valjean. Le passé de forçat devint un sujet tabou que tout le monde évitait tacitement. Bien entendu, le nom de Fauchelevent apportait l'aura de respectabilité qui manquait à Valjean.
D'ailleurs, M. Fauchelevent devenait l'ami si proche que Valjean avait connu à Paris. L'homme se plongea corps et âme dans la gestion de la ferme, laissant l'usine à son associé. Il fallait oublier le chagrin.
Ultime Fauchelevent était mort durant les premiers mois suivant l'ouverture de l'usine. La tuberculose avait eu raison de lui. Le jeune homme s'était éteint dans la douleur serrant un chapelet de jais noir entre les doigts.
Normalement, ce fait aurait du sonner le glas de la prospérité de M. Fauchelevent. La lente descente aux Enfers du riche propriétaire terrien fut empêchée par les bénéfices de l'usine de verroterie.
Jean Valjean n'avait pas menti ! L'affaire rapportait beaucoup.
Amusant de voir les visages dédaigneux devenir obséquieux. Même le chef de la police se faisait aimable.
Surtout depuis que M. Valjean lui avait conseillé de faire vérifier les cheminées de sa demeure. On évita un incendie de peu aux dires de la populace.
M. Magnier devint un fervent défenseur de M. Valjean. Qui sait ce qui se serait passé sans l'intervention de cet homme ingénieux ?
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