XIXe siècle - Montreuil - Scène I
Même son de cloches que d’habitude. Les cloches de Montreuil. Elles réveillèrent monsieur le maire. Comme toujours.
Il faisait beau.
Le soleil brillait.
Et les cris de joie d’une enfant venue le rejoindre dans sa chambre en riant le tirèrent complètement de son sommeil.
« Cosette ?, fit Valjean, surpris.
- Papa ! Tu es encore endormi ? »
Et la petite fille se mit à rire, elle s’assit sur le lit de son père en riant toujours, prenant grand soin de sa robe et de ses rubans.
« Mais que fais-tu ici ?
- Je vais aller à l’école, papa, mais je voulais mon bisou de bonjour ! »
Montreuil !
Fantine malade !
Cosette vivant avec lui !
Javert ouvrier agricole à Crèvecoeur-le-Grand !
D’ailleurs, Valjean songea avec une certaine ironie que sa sœur vivait aussi à Crèvecoeur…
« Tu vas bien papa ? »
La petite fille le contemplait avec inquiétude. Son papa semblait perdu aujourd’hui. M. Madeleine saisit sa fille adoptive et la serra fort contre son cœur, embrassant avec tendresse ses tresses et ses rubans.
« Je suis un peu fatigué mon ange ! Juste fatigué ! Va dire à madame Dubois que je vais descendre sous peu pour prendre le petit-déjeuner.
- Très bien papa. »
Et le petit ange se jeta du lit d’un bond léger de cabri avant de galoper dans l’escalier en criant que papa allait descendre.
Donc, il devait continuer cette vie ?
Valjean se laissa tomber sur le lit, les bras derrière la tête. Il faisait le point en essayant de se souvenir de tout.
Il poussa un long soupir las.
Il commençait à en souper de ces allers-retours dans le temps et dans l’espace.
D’ailleurs, tout le monde remarqua la mauvaise humeur de monsieur le maire. Cosette seule eut le droit à un sourire.
Les autres préférèrent s’éloigner prudemment de M. Madeleine.
La mairie, l’usine, l’hôpital… Jean Valjean remplit avec soin son rôle, gérant ce qu’il devait gérer, mais il le fit mécaniquement.
Oui, il en avait soupé de ces voyages impromptus.
Alors, il décida de se rebeller contre le temps et de tout foutre en l’air s’il le fallait.
Préparant sa malle, plaçant Cosette au couvent des Bénédictines auprès de Sœur Simplice, abandonnant pour quelques temps la fonction de maire au profit d’un de ses adjoints, organisant l’usine pour qu’elle soit gérée par les employés dans une sorte de concordat… Cela lui demanda deux jours et M. Madeleine quitta la ville de Montreuil-sur-Mer.
Il en avait assez de cette vie et il allait se battre pour la détruire ou la voir devenir enfin ce qu’il voulait.
A Paris, M. Madeleine fit le siège de la préfecture de police.
C’était dangereux mais le saint maire de Montreuil-sur-Mer voulait régler ses comptes. On lui fit faire antichambre une heure avant de le recevoir.
Le comte d’Anglès se tenait devant lui, accompagné de M. Chabouillet, le secrétaire du Premier Bureau.
On se doutait de quoi voulait parler cet importun de M. Madeleine.
« Monsieur le maire, commença le préfet de police, est-ce que Javert a encore fait des siennes ? »
On devait s’attendre à ce que l’ancien policier continue de harceler son ancien supérieur.
« Non, répondit froidement M. Madeleine. Il travaille comme ouvrier agricole aujourd’hui. »
M. Chabouillet baissa la tête, chagriné de savoir que son protégé était descendu si bas. Mais Javert avait brisé sa confiance et il avait déposé sa démission.
« Bien, bien, rétorqua le préfet, incertain de ce que voulait le maire de Montreuil.
- J’exige le retour immédiat de Javert dans les rangs de la police de Montreuil. Avec le grade d’inspecteur de Première Classe et le poste de chef de la police. »
Voilà c’était dit. D’une voix forte, dominatrice, impitoyable. La voix de Jean-le-Cric.
Valjean en avait soupé de tourner sans cesse autour de ce qu’il désirait vraiment.
« C’est impossible, asséna sèchement le préfet.
- Pourquoi cela ?, demanda le maire d’une voix toute aussi sèche.
- Javert a déposé sa démission. Il est parti de son propre chef et son dossier n’est pas bon. Il n’est pas digne de servir dans la police surtout après avoir…
- Après avoir quoi ? Soupçonné son maire d’être un forçat ? Sauvé un homme innocent du bagne ? Sauvé une petite fille de la maltraitance ? Expliquez-moi clairement en quoi son dossier est mauvais ! »
M. Madeleine avait violemment tapé du poing sur l’accoudoir de son fauteuil, ses yeux étincelant de colère.
« La diffamation, monsieur le maire, est un acte grave et inqualifiable. Inacceptable de la part d’un policier ! Un fonctionnaire de l’État !, jeta froidement le préfet.
- Un policier qui a des soupçons ! C’est normal, non ?
- Il y a une différence, monsieur, entre avoir des soupçons et dénoncer officiellement quelqu’un sans preuve. Vous auriez pu vous retrouver à Arras, monsieur ! »
La discussion n’avançait pas. Le comte d’Anglès s’énervait devant ce magistrat provincial venu le critiquer dans son bureau de la capitale. Il était dur et froid. Et M. Madeleine était aussi obstiné que lui.
M. Chabouillet contemplait ces deux volontés s’opposer avec appréhension. Comment sauver Javert ? Le secrétaire avait régulièrement des nouvelles de son protégé, il était en relation avec son patron. M. Toutain avait été un peu forcé d’embaucher cet ancien policier déchu mais il s’en félicitait aujourd’hui.
Javert était toujours un homme droit, dévoué, efficace. Un excellent contremaître.
M. Chabouillet regrettait la colère qui l’avait saisi en voyant son policier se fourvoyer ainsi. Il avait accepté sa démission sans réfléchir.
Une deuxième chance ?
Pourquoi pas ?
« Messieurs, messieurs ! Je vous en prie !, » lança le secrétaire en levant les mains pour apaiser les hommes.
Cela eut le mérite de stopper la discussion. Deux regards brûlants de colère le regardèrent sans aménité.
« Chabouillet ? Qu’y a-t-il ?
- Une proposition, monsieur le préfet. Qui pourrait plaire à M. Madeleine. »
On hocha la tête, les respirations se calmaient doucement.
« Javert ne peut pas espérer retrouver son poste, monsieur Madeleine. C’est impossible ! Et l’inspecteur Durand est un bon gestionnaire. »
Valjean était déjà en train de se redresser pour repartir à la bataille mais M. Chabouillet le fit taire d’un sourire bienveillant.
« Mais il pourrait néanmoins retourner dans la police.
- André !, glapit le préfet, outré. Il a diffamé un maire, bon sang !
- Et il s’est excusé, il a démissionné. Nous étions prêts à le nommer dans une autre ville. Jules ! Il s’agit de mon protégé ! »
Le comte d’Anglès était fâché mais il voyait bien que son secrétaire essayait de régler l’affaire au mieux, dans l’intérêt de tous, même de son gitan né au bagne.
« Que proposes-tu ?, demanda le préfet, tutoyant son ami malgré la présence d’une tierce personne.
- Javert revient dans la police avec le grade d’inspecteur de troisième classe. Il est donc réintégré mais il est dégradé. A lui de prouver par un travail sans faille qu’il est digne de ce poste.
- Et ? »
M. Madeleine n’était pas satisfait, ses doigts tambourinaient sur l’accoudoir de bois précieux du fauteuil dans lequel il était assis. Mais lui aussi devait arrondir les angles, n’est-ce-pas ?
« Dans quelques années, après un nouvel examen de son dossier, il pourra être question de lui rendre son poste et son grade. »
M. Chabouillet souriait, content de son idée. Sauver Javert était donc possible ?
Le préfet de police réfléchissait. Il saisit un dossier posé sur son bureau et l’ouvrit. Il le feuilleta avec soin. Comme s’il ne le connaissait pas déjà ?! Le dossier de l’inspecteur Javert ! Que M. Chabouillet avait fait remonter des archives dés qu’on apprit la présence de M. Madeleine dans les locaux de la préfecture.
Oui, l’inspecteur était un bon policier, bien noté, efficace et dévoué, s’il n’y avait pas eu ce malheureux incident avec le maire de Montreuil… L’inspecteur Javert était l’un des meilleurs éléments de la Force.
Seulement, le préfet savait que s’il acceptait un tel compromis, il y avait une chose sur laquelle il resterait intraitable. Il était hors de question qu’un homme déchu comme Javert accède un jour à la capitale. Il ferait sa carrière complète dans la province, peut-être même à Montreuil puisqu’on était si pressé de le retrouver.
« Très bien, j’accède à cette demande, » conclut froidement le préfet.
M. Madeleine n’avait rien à dire.
Il ne pouvait pas parler de toute façon. Surpris de cette évolution.
Javert revenait à Montreuil ! Et c’était grâce à lui ? Grâce à son patron ?
Voilà un événement que l’ancien Jean Valjean aurait été horrifié de voir. Le comte paraphait des documents que lui transmettait son secrétaire.
Un regard noir d’ailleurs foudroya M. Chabouillet qui souriait innocemment. Peut-être le secrétaire avait-il déjà prévu ce retournement de situation ?
« Tu deviens fourbe, André, lança le préfet. Je devrais te nommer à la Sûreté auprès de ce chancre de Vidocq.
- Je te manquerais Jules, » sourit le secrétaire.
Un dernier paraphe et le préfet tendit brutalement une liasse de documents à M. Madeleine. Puis, tout aussi brutalement, il expliqua la suite de la procédure :
« Cela ne suffira pas dans l’état. Il faut que le ministre de la police donne aussi son accord, ce n’est pas anodin de réintégrer un policier accusé de diffamation dans nos rangs. »
M. Chabouillet allait parler mais ce fut à son tour d’être coupé par un geste agacé de son supérieur.
« Je fais confiance à mon secrétaire pour réussir à circonvenir le comte de Corbière. Vous aurez votre inspecteur. Il faut aussi que Javert vienne à Paris. Il va devoir faire amende honorable avant de reprendre son poste. Je veux lui parler ! »
M. Madeleine grimaça à ces mots. Il imaginait bien la conversation que Javert allait avoir avec son supérieur. Il allait devoir être là pour lui éviter la Seine.
Un dernier sourire, mauvais, éclaira les lèvres du préfet.
« Il ne reste qu’une dernière formalité à remplir, monsieur Madeleine. »
Valjean n’aima ni le ton, ni le sourire. Surtout en voyant le visage de M. Chabouillet s’assombrir.
« C’est-à-dire ?
- Convaincre Javert de revenir. »
L’homme était fier, c’était vrai, mais Valjean se faisait confiance. Javert allait accepter. Il l’aimait, non ? Il allait lui faire l’amour jusqu’à ce que le policier cède.
Et puis, chaque jour dans les rues de Montreuil, les deux hommes se salueraient, se croiseraient et chaque nuit, ils allaient se retrouver pour s’aimer.
Valjean se le promit.
Il allait louer un meublé quelque part dans la ville de Montreuil sous un faux nom. Ce ne serait pas la première fois. Et cette chambre abriterait leur amour.
Valjean se le jura.
Il en avait soupé de ces vies qui se finissaient sans qu’il obtienne la seule chose qui compte réellement à ses yeux.
« J’en fais mon affaire, conclut M. Madeleine, agressif.
- Je vous fais confiance, monsieur le maire, » sourit sans sympathie le préfet.
Une chose était certaine, M. Madeleine ne s’était pas fait un allié dans la personne du préfet de police de Paris.
Il valait mieux retourner se réfugier dans Montreuil et se faire oublier.
D’ailleurs, cela se confirma lorsque, souriant de toutes ses dents, le préfet lança au maire, déjà debout prêt à partir :
« Et si vous nous montriez vos poignets, monsieur le maire ?
- Par Dieu, pourquoi donc ?
- Javert a décelé en vous un ancien forçat. C’est amusant quand on pense que ce forçat, Jean Valjean, est toujours en liberté. Les poignets sont marqués chez les forçats, vous savez, monsieur Madeleine. Les cicatrices des menottes et des chaînes ne peuvent jamais disparaître. »
Un sourire horrible.
M. Madeleine préféra en rire et quitta précipitamment le bureau du préfet, mettant cela sur le compte de l’humour mauvais du comte d’Anglès.
Mais Valjean dut se reposer un instant, le cœur battant la chamade. Il se fustigeait de s’être emporté ainsi. Il avait gagné le droit de revoir Javert à Montreuil et il risquait de tout perdre à se laisser porter par la colère de Jean-le-Cric.
Sa main tremblante essuya la sueur qui coulait sur son front. Imbécile !
Il ne lui fallut que quelques minutes pour quitter la préfecture et prendre un fiacre afin de rejoindre son auberge.
Il se fustigeait encore ! Imbécile, imbécile, imbécile…
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