Scène III

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Javert n’était pas stupide. Il s’était calmé et acceptait de discuter posément de la situation avec Valjean. Après tout, ils avaient initié ce jeu dangereux ensemble.

« Que s’est-il passé Jean ?, demanda Javert, incapable de saisir comment la situation avait pu déraper à ce point.

- Je ne sais pas. Je n’ai jamais été violent à ce point. On peut dire que ton refus a exacerbé ma colère.

- A ce point ?

- Je suis désolé. Je t’aime Fraco, je ne veux pas te faire de mal. »

Les larmes retombèrent des yeux d’azur du forçat. Valjean serra ses poings devant sa bouche. Honteux, horrifié, malade.

Javert s’approcha lentement et posa son bras sur les épaules de Valjean, afin de faire tomber ce dernier contre lui.

« Tu peux te vanter de m’avoir brisé, souffla Javert, sans joie.

- Ce n’était pas volontaire. Me laisseras-tu t’examiner ? Je ne veux surtout pas que tu sois blessé. »

Javert allait refuser puis il vit les yeux implorants de Valjean et céda. Paisiblement, il s’étendit et se laissa approcher. Il ferma les yeux tandis que Valjean se chargeait à nouveau de son pantalon. Quelques minutes furent utilisées cette fois, Valjean fit cela avec douceur. Il demanda ensuite à Javert de se retourner sur le ventre et de montrer ses fesses. Dieu merci, Valjean n’avait pas blessé Javert. Il n’y avait aucune déchirure grave.

Il aida Javert à remettre son pantalon et s’étendit précautionneusement contre lui. Javert était étendu sur le dos, Valjean se plaça la tête sur son torse.

« Inspecteur de Troisième Classe ?

- Mon inspecteur, renchérit Valjean.

- Je serais sous les ordres de Walle. Putain ! De Walle !

- Tu supporterais cela pendant quelques temps.

- Revenir à Montreuil avec ma position compromise. On va se foutre de ma gueule.

- Crois-tu que quelqu’un oserait s’en prendre à toi ? »

Un rire amer, Javert serra fort Valjean contre lui.

« Tous les gonzes du port vont être heureux de s’en prendre à moi.

- Tu auras ta matraque et tes armes ! Tu auras mon soutien inconditionnel ! Tu iras travailler dans les communes voisines si tu le souhaites !

- Nommé à Boulogne sur Mer. Ce serait plus facile.

- C’est à quatre heures de cheval !

- Un policier déchu de retour dans son poste d’origine n’est jamais à sa place. Mais à Boulogne, je pourrais faire mes preuves. A Montreuil...je n’y survivrai pas Jean si je suis au plus bas de l’échelle.

- Très bien, souffla Valjean. Je verrai si la mairie de Boulogne te veut toujours. »

Un simple cheval de travail.

M. Madeleine acquiesça.

Les deux hommes se donnèrent un baiser mais il ne fut aucunement question de faire davantage. Après plusieurs minutes de câlin, ils se relevèrent. Javert grimaçait, il était secoué mais il supporta le retour à cheval jusqu’au domaine de M. Toutain avec un visage impassible.

Le retour se fit en pleine nuit. Ce ne fut pas une surprise de voir les lumières allumer dans la maison, les employés presque tous présents, le patron encore debout.

On attendait Javert et M. Madeleine.

Les deux hommes étaient-ils seulement encore en vie ?

Leur arrivée jeta le silence sur la pièce.

M. Toutain se leva, un peu indécis et les accueillit avec un petit sourire inquiet.

« Alors Javert… Enfin inspecteur… Je ne sais pas comment vous appeler maintenant.

- Javert, monsieur. Pour vous, cela est et restera Javert. »

Un regard appuyé. Javert connaissait sa place. Monsieur Toutain sembla soulagé et retrouva son air autoritaire.

« Bien, bien. Alors Javert ?

- Il semblerait que mes compétences soient requises ailleurs, monsieur. »

Humble, Javert voulait s’excuser. Monsieur Toutain était ennuyé maintenant.

« Vous partez quand ? »

On nota le vouvoiement du patron et on en fut abasourdi. Mais Javert était un homme sérieux. Un homme dévoué. Un homme honnête.

Un homme irréprochable.

« Je partirai, monsieur, quand vous aurez trouvé un remplaçant. Pas avant que les moissons ne soient terminées, monsieur. Il y a beaucoup de travail.

- Merci Javert ! »

Dire que M. Toutain était soulagé était un euphémisme. Par contre, M. Madeleine était mécontent. Les moissons ? Javert n’allait pas le rejoindre à Montreuil avant six mois au moins !

Sachant fort bien que son amant allait parler sans réfléchir, Javert se tourna vers M. Madeleine et lui coupa l’herbe sous le pied en annonçant :

« Lorsque vous recevrez un courrier de Paris confirmant ma nomination à Montreuil, monsieur, je me rendrais à Paris pour régler la situation. Nous verrons à ce moment-là quand je pourrais réellement retrouver mon poste. Et si je le peux vraiment.

- Mais Javert…

- Ainsi, vous aurez le temps de prévenir mes anciens officiers que je serais désormais à leurs ordres. Walle sera enchanté !

- Je… Fort bien inspecteur. »

Javert ne pouvait pas le nier. Il ressentait un plaisir intense en s’entendant appeler par son ancien titre. « Inspecteur »… Il était orgueilleux.

M. Toutain brisa la scène en lançant à la cantonade :

« Javert, puisque cet incident est réglé, nous pourrions peut-être terminer cette paperasse. Il se fait tard !

- Oui, monsieur. »

Et Javert retourna près de son patron, retrouvant sa place de subalterne dévoué. Bientôt, les deux hommes parlaient de compte, de ferme, de bétail…, ignorant superbement le reste de l’assistance.

M. Madeleine, laissé à lui-même regardait la scène avec stupeur.

Les employés de M. Toutain disparurent les uns, les autres après avoir compris que tout était terminé. Javert était un cogne, certes, mais pour l’instant il restait le second du patron.

Une servante vint chercher M. Madeleine pour l’emmener dans une chambre d’ami préparée pour lui.

Une nuit sans Javert !

Il fallait encore et toujours patienter.

Et Valjean avait passé la mesure de sa patience.

Le lendemain, M. Madeleine se retrouva seul, assis face à M. Toutain dans la salle à manger de la ferme imposante et richement décorée.

Il cherchait du regard quelque chose mais M. Toutain se mit à rire doucement en faisant un geste de dénégation.

« Javert n’est pas là. Il est parti à l’aube pour vérifier les champs. Il s’inquiète du manque de pluie.

- Bien, bien, » murmura M. Madeleine.

Le maire s’assit, aussitôt une servante lui servit une tasse de café, noir, chaud et amer. M. Toutain l’examinait avec attention.

« Pourquoi réclamer le retour de Javert dans votre ville si vous vous détestez ainsi ?, l’attaqua-t-il immédiatement.

- Il a démissionné à cause de moi. Nous nous sommes fâchés et Javert a préféré partir. Ce n’est pas juste pour lui. Ni pour la ville. C’est un bon policier.

- Vous êtes le maire, fit M. Toutain, en haussant les épaules dédaigneusement.

- Justement ! Mon mandat fini, Javert aura un autre supérieur et leurs relations ne seront pas aussi conflictuelles qu’avec moi. »

M. Toutain acquiesça en silence. Oui, Javert pouvait se montrer respectueux et docile. Il avait fallu un drame pour qu’il perde son sang-froid.

« Pourquoi pas ? Vous avez raison sur un point, monsieur Madeleine. »

Valjean ne dit rien, levant les yeux de sa tasse de café pour observer M. Toutain. C’était un vieil homme mais ce n’était pas un imbécile.

« Javert n’est pas fait pour travailler dans l’agriculture. Il n’est pas à sa place. Bien sûr, je n’ai aucune plainte à formuler sur son travail, mais il l’accomplit...comment dire ?...mécaniquement… Il est…

- Compliqué à cerner, n’est-ce-pas ?, sourit M. Madeleine.

- En fait, il est terne. Un homme dévoué mais terne.

- Terne ? »

Jamais Valjean n’aurait imaginé qu’un tel qualificatif puisse être accolé à un homme aussi passionné que Javert.

« Je ne l’ai vu réellement vivre qu’en deux occasions. La première fois a eu lieu au tout début de son arrivée lorsque quelques-uns de mes ouvriers n’ont rien trouvé de mieux à faire qu’à essayer de casser la gueule du gitan. Bon Dieu ! Le temps qu’on vienne me prévenir de ce qui se tramait, ils l’avaient coincé dans la cour. A trois contre lui ! Les salopards ! J’ai vraiment cru qu’ils l’auraient, ils l’ont cru aussi mais Javert les a simplement attendus. Puis, il a eu un sourire...horrible…avant de se jeter sur eux. Il a eu une main blessée par un coup de bâton, mais deux gars se sont retrouvés à terre, assommés d’un coup de pied bien placé. Je n’avais jamais vu cela ! Javert avait saisi le dernier encore debout, l’avait épinglé contre le mur. Le meneur ! Je pense qu’il lui aurait fait sa fête si je ne l’avais pas rappelé à l’ordre. Javert l’a lâché et s’est reculé. Il m’a jeté un regard… Je ne l’oublierai jamais ! Il était terrifiant !

- Il sait se battre. C’est un bon policier. »

Vous l’auriez vu à Montreuil, M. Toutain ! Combien de fois l’inspecteur Javert s’est-il battu contre une brute avinée du port ? A croire qu’il le faisait exprès ? Pour le plaisir du combat, pour l’adrénaline, pour l’honneur...

M. Toutain se tut, finissant sa tasse de café. Il y avait du travail aujourd’hui. Dés que Javert serait de retour des champs, il allait falloir régler l’histoire de cette sécheresse. Il y avait bien un puits mais ils auraient besoin de remplir des tonneaux. Une mauvaise période.

« Et la deuxième fois ?, demanda Valjean, intéressé.

- La deuxième fois a eu lieu hier, monsieur Madeleine, répondit le paysan en souriant ironiquement. Javert a perdu patience à cause de vous. Il s’est rebellé et j’ai revu le même homme, terrible et impressionnant.

- Nous avons un passif lourd…

- A votre place, je ne reprendrai pas Javert à mon service. Un jour, vous allez vous

entretuer. »

M. Toutain se mit à rire, M. Madeleine l’imita, mais sans conviction. La scène de la veille n’était pas un bon souvenir. Il avait violé Javert, quoi qu’on puisse en dire.

Etaient-ils vraiment bons l’un pour l’autre ?

Puis, comme si une idée le frappait soudainement, M. Toutain ajouta une nouvelle anecdote qui le fit sourire, amusé.

« J’oubliais la cave à vin !

- Plaît-il ?

- Un jour Javert était persuadé qu’un voleur s’était introduit chez nous et avait cambriolé la cave à vin. Comme il insistait lourdement, je l’ai suivi et le policier m’a montré les indices. Il était exalté et me parlait comme il parlerait...à un de ses officiers j’imagine… Dur et autoritaire. Une porte mal fermée, des traces de pas sur la poussière, une chandelle laissée à l’abandon… Il avait raison ! Bon Dieu ! Quelqu’un était venu de nuit dans la cave à vin !

- Un voleur ?

- Non, ho non ! »

M. Toutain rit, encore, mais Valjean perçut avec stupeur une certaine amertume derrière ce rire.

« On s’était donné rendez-vous dans la cave à vin. Un rendez-vous sentimental voyez-vous.

- Vous voulez dire que quelqu’un avait… Mon Dieu ! Dans la cave à vin ?

- Javert était devenu rouge lorsqu’il comprit ce qu’il avait découvert.

- Comment avez-vous su que c’était un rendez-vous sentimental ?

- Nous avons trouvé un dessous féminin... »

Ce fut tout.

M. Toutain aurait pu rire à nouveau mais il n’en avait plus envie.

Car ce qu’il ne dirait jamais à M. Madeleine, ce qu’il n’avait pas dit à Javert mais que le policier avait bien compris, c’était que le dessous féminin appartenait à madame Toutain. Il n’était pas rare que la garce couche avec un des ouvriers dans la cave à vin.

Dommage qu’il ait fallu un homme un peu trop observateur pour découvrir le pot-aux-roses.

Javert n’avait rien dit. Il s’était excusé d’avoir fait perdre du temps à son patron et était reparti à son poste.

Javert ne s’était plus jamais permis de vérifier la maison. Il se chargeait de son poste de contremaître. Point final !

« Donc, Javert va revenir à Montreuil ?

- En effet, admit M. Madeleine. Il est plus à sa place dans la police. »

Un regard appuyé, un sourire en coin et M. Toutain lança, d’une voix anodine :

« Quand même, M. Madeleine, vous avouerez que vous avez fait un long chemin rien que pour sauver votre homme. Il y a une autre histoire derrière cela, non ?

- Quelle histoire ?, fit Valjean, aussitôt sur la défensive.

- Je ne sais pas. A vous de me le dire !

- Il n’y a aucune histoire ! Je m’en veux d’avoir traité aussi mal un officier de police aussi intègre. »

Un rire, amusé, profond et M. Toutain servit un nouveau café à ce vieux menteur de M. Madeleine.

Qu’y avait-il entre les deux hommes ?

Une dette de jeu ?

Une histoire de femmes ?

Une complicité dans un crime ?

Ou quelque chose de plus profond, de plus personnel…?

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