Scène VII

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Des jours, des semaines…

Combien de temps pouvait-on survivre en étant dépendant de l’alcool ?

Javert songeait amèrement à son propre père. Le galérien qui trafiquait de l’alcool au bagne pour avoir plus de confort. Il était souvent ivre, même au bagne. Il était souvent ivre lorsqu’il recevait le droit de rencontrer sa femme et son fils. Il était toujours ivre lorsqu’il se chargeait d’elle avec soin avant de passer ses nerfs sur son fils.

Même au bagne…

Un verre pour chasser des pensées sombres.

Ne dit-on pas « tel père, tel fils » ?

Javert avait toujours su qu’un jour il tomberait mais il ne pensait pas le faire d’une façon aussi complète.

Dépravé, sodomite, corrompu, ivrogne, déshonoré…

Son père en aurait tellement ri.

« Tu vas bien Javert ?, » demanda une voix près de lui, inquiète.

Un temps de réflexion avant de revenir au présent. Walle, comme de juste. Il était de plus en plus difficile pour le policier de rester concentré sur le présent.

« Oui, grogna Javert, ajoutant précipitamment, inspecteur. »

Walle le tutoyait maintenant. On avait enfin accepté sa position de subalterne, on l’envoyait en mission ici et là, parfois comme simple messager, à la limite de le traiter comme un sergent.

Javert n’avait rien dit, il avait laissé faire, il se montrait calme et soumis. Irréprochable...

« Pourtant, tu as l’air...fatigué ?

- Je le suis, inspecteur.

- Tu veux que je parle à Durand ? Tu as besoin de plus d’heures de repos. Après cette affaire de cambriolages à Boulogne…

- Merci, inspecteur. »

S’éloigner, s’isoler. Rêver d’un verre. Et fonctionner, encore et toujours.

Les choses allaient en s’améliorant, n’est-ce-pas ?

L’inspecteur Durand ne tarissait pas d’éloges sur son travail, il avait déjà envoyé un rapport circonstancié à Paris où il racontait les différentes affaires menées par le policier dégradé, soulignant son sérieux, son dévouement, son intégrité.

Javert avait même eu le droit à une lecture de son rapport personnel dans le bureau de son chef. Son ancien bureau.

Cela n’avait réussi qu’à lui tirer un sourire contraint. Durand se méprit sur sa signification et leva les yeux au Ciel :

« Je sais Javert ! Je sais ! Mais il faut leur laisser du temps ! On t’a prévenu. Des années ! Avec un peu de chance, peut-être tu seras inspecteur de deuxième classe dans cinq ans ? Voire plus tôt. Qui sait ?

- Merci, monsieur. »

Javert avait du partir en catastrophe, les larmes brouillant ses yeux. Ne voulant pas ajouter la honte à son ignominie.

Les mois passaient.

Enfin eurent lieu de nouvelles élections municipales. M. Madeleine ne se présenta pas. Il ne voulait pas d’un nouveau mandat. La première fois, on l’avait choisi sans son accord, une ville entière pour lui forcer la main à accepter au nom de l’intérêt général. Aujourd’hui, il voulait se consacrer à son usine, à Cosette et à Javert.

Il ne put rien dire.

Son nom fut choisi à l’unanimité et le préfet donna son accord. On pouvait même dire qu’il avait un peu poussé à la nomination de M. Madeleine.

Un nouveau mandat.

M. Madeleine était enchanté qu’on ait encore tellement confiance en lui mais Valjean était fatigué de toute cette comédie. Il voulait Javert.

Le soir de l’élection, tandis que chacun congratulait M. Madeleine et se félicitait de son retour en tant que maire, M. Madeleine observait la foule avec bienveillance.

En réalité, il regardait Javert, l’inspecteur. Droit et raide, posté contre un mur, le visage impassible, indifférent.

L’inspecteur Durand vint serrer chaleureusement la main de M. Madeleine, heureux qu’il reste son supérieur.

M. Madeleine distribua des sourires, serra des mains à n’en plus finir, accepta même une danse avec la femme d’un de ses conseillers municipaux. Il essayait de s’approcher de Javert, resté immobile dans son coin. Le policier avait été placé là comme gardien pour la nuit.

Une longue soirée, plusieurs danses, avant de pouvoir accéder à l’inspecteur Javert.

Mais M. Madeleine le vit se raidir davantage lorsqu’il s’approcha de lui. Javert avait les yeux brillants tout à coup, nerveux et prêt à fuir, comme un fauve qu’on dérange. Le maire nota aussi l’ambiance légèrement plus tendue. Chacun connaissait l’antagonisme entre les deux hommes.

On se félicitait d’ailleurs de voir qu’ils avaient réussi à se supporter sans générer de conflits dans la ville.

M. Madeleine hésita avant de passer outre et de terminer les quelques pas qui les séparaient.

« Comment allez-vous Javert ?, lança le maire.

- Mes félicitations, monsieur le maire. »

M. Madeleine tendit la main, obligeant Javert à l’accepter pour la serrer. Ignorant le regard sombre de son amant, l’empêchant de s’enfuir sur une inclinaison du buste.

Javert hésita avant d’accepter la main tendue et de la serrer avec soin.

« Avez-vous bu en mon honneur Javert ? »

Ces mots, si naïfs, firent sourire l’inspecteur. Non, il n’avait pas encore bu, pas en service. Il arrivait au moins à respecter cela. Mais ce soir...

« Non, monsieur le maire.

- Ce soir, vous allez boire en ma compagnie. »

Impossible de refuser.

Pas en compagnie de tout ce monde.

Pas quand l’inspecteur Durand examinait avec un air inquisiteur l’attitude de son officier.

« Si vous le désirez, monsieur le maire.

- Je le désire, Javert. »

Un claquement de doigts pour attirer un serveur avec un plateau couvert de coupes de champagne. M. Madeleine en saisit une et la tendit à Javert, avant de s’en servir une à son tour. Javert s’efforça de ne pas vider la coupe d’une seule gorgée. Savourant l’alcool. Cela lui faisait si peu d’effet aujourd’hui.

Comme son alcoolique de père.

« Vous m’écoutez inspecteur ? »

Un sourire amusé, des dents assez bien entretenues, une barbe grisonnante et des yeux furieusement inquiets posés sur lui.

« Veuillez m’excuser monsieur le maire.

- Vous étiez distrait, Javert. Un souci ? »

Un souci ? Lequel ? Son déshonneur ? Son ostracisme ? Sa complicité ? Son alcoolisme ? Sa dépravation ?

« Aucun, monsieur le maire.

- La fatigue alors ?

- Certainement, monsieur le maire. »

Ces réponses laconiques irritaient Jean Valjean.

Les deux hommes se tenaient dans un angle de la salle de réunion municipale. Il y avait un petit bal, un banquet, des discours… On fêtait simplement le nouveau maire. M. Madeleine portait un costume vert bouteille, du plus bel effet, sur lequel était passée l’écharpe du maire. Javert exhibait son uniforme bleue nuit d’inspecteur, l’épée au côté et le bicorne à cocarde blanche bien visible.

Les deux hommes regardaient les danseurs.

Une jeune femme dansait avec Cosette, la faisant tournoyer dans ses rubans et sa robe rose à volants, les rires amusés de l’enfant résonnaient dans la salle.

Cela fit sourire Javert et Valjean.

« Comment va sa mère ?, demanda tout à coup Javert.

- Mal, répondit tristement Valjean. La maladie est trop développée. On ne pense plus à une rémission. La tuberculose est une terrible maladie.

- Et Cosette ? »

Enfin, cette conversation commençait à ressembler à quelque chose. Javert se détendait en buvant une nouvelle coupe de champagne que lui avait apportée un serveur. La troisième ? Ou davantage ?

« Elle est ma fille maintenant et je pense que bientôt elle n’aura plus que moi.

- Je sais que les Thénardier ont perdu leur auberge de Montfermeil, lança Javert.

- Mince ?! Et leurs enfants ?

- Aucune idée, monsieur le maire. »

M. Madeleine se tourna vers Javert et le toisa. Il n’avait donc rien appris ?

« Il faut chercher Javert ! Il faut les retrouver ! Les amener à Montreuil ! »

Javert sursauta devant cette soudaine véhémence. Il fut une époque où il aurait rétorqué d’un ton rogue que ce n’était pas ses affaires.

Aujourd’hui…

Aujourd’hui, il ne savait plus trop quelles étaient réellement ses affaires.

« Je vais en parler à l’inspecteur Durand, monsieur le maire. »

On revenait à la formalité. Valjean se fustigea de sa brutalité. Il regardait Javert reprendre sa position de statue. Il était le fantôme de ce qu’il était...avant...

Oui, Javert était devenu terne. Transparent.

« Javert, je vais en parler à l’inspecteur Durand. Je pense que vous avez besoin d’un congé pour vous reposer.

- Savez-vous ce qui me manque le plus, monsieur le maire ? »

Une fois de plus, Valjean était désarçonné par la tournure prise par la conversation. Il avait toujours tellement de mal à suivre Javert.

« Non, je ne sais pas inspecteur.

- La mer.

- La mer ?

- J’aimerais partir monsieur.

- Comment cela ? »

Pour la première fois, Javert se tourna résolument vers Valjean, le laissant voir ses yeux, examiner tout à loisir le bord rouge des paupières, les veines trop visibles, la couleur un peu jaunie de l’iris. Bientôt, l’alcoolisme touchera ses dents, son nez. Javert le savait, il avait vu son père devenir peu à peu une loque humaine.

« Bon Dieu Fraco, murmura Valjean. Tu ne vas pas bien ?

- J’aimerais partir, monsieur. A Boulogne ? A Dieppe ? A Toulon même…

- Fraco ? »

Javert souriait, follement amusé par l’ironie de la situation. Mais Valjean était sincèrement inquiet. Son visage attira aussitôt l’inspecteur Durand, méfiant et protecteur.

« Un problème, monsieur le maire ?

- C’est l’inspecteur Javert, il n’est pas bien portant. Il a besoin de se reposer. »

Méfiant, tellement méfiant, Durand se tourna vers Javert et aboya :

« Tu es fatigué Javert ? »

Un rire. Le champagne était bon. Il l’était non ? Combien de coupes avait-il bues ?.

« Un peu, monsieur » reconnut le policier.

Devant ses deux supérieurs, Javert cacha sa bouche de sa main, exposant sans le vouloir le tremblement intense qui le prenait lorsqu’il ne faisait pas attention. L’alcool lui faisait baisser sa garde. Il devait toujours boire chez lui, solitaire et protégé par une porte fermée à double tour.

L’inspecteur Durand n’était pas un mauvais homme, il comprit que l’inquiétude du maire n’était pas si déplacée que cela.

« Tu vas rentrer chez toi, Javert. Va dormir.

- Je dois régler la paperasse, monsieur. Je n’ai pas eu le temps aujourd’hui.

- Va dormir ! »

A une époque, Javert pouvait tenir trois jours sans dormir. Il affolait Walle, il impressionnait ses hommes. Maintenant, il battait régulièrement son record dans l’indifférence générale.

« Javert, je crois vraiment que vous devriez rentrer chez vous, » ajouta le maire.

Cela pouvait faire une scène si le jeu se poursuivait trop longtemps. Javert s’inclina profondément et remercia pour cette gentillesse à son égard.

Il s’en alla, claquant des bottes sur le sol, un pas raide et nerveux.

« Il ne va pas bien, lança le maire, avec un peu d’humeur envers le chef de la police.

- Bah ! Javert est un homme solide. Il va dormir cette nuit et reviendra en forme demain.

- Depuis combien de temps il n’a pas eu de quart de repos ?

- Voyons, monsieur le maire ! Il a des quarts de repos comme tous mes officiers.

- Vérifiez, je vous prie inspecteur Durand. Avant votre arrivée, l’inspecteur pouvait « oublier » de s’arrêter. Et là, Javert me fait l’effet d’un homme poussé à bout.

- Vous croyez ? Mais non monsieur le maire. »

Mais non…

Mais si !

Ce soir-là, Valjean n’arriva pas à se faire accepter dans la chambre de l’inspecteur Javert.

Et la prochaine fois qu’ils se virent, Javert s’enroula autour de lui avec une envie de faire l’amour si intense qu’il fit perdre le fil à Valjean.

Baiser, faire l’amour, baiser, s’aimer, baiser…Baiser...

Perdre toute notion du temps durant quelques minutes.

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