Scène VIII

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Cette affaire était bien tombée.

Une histoire de bandits de grand chemin. Quelque chose de dangereux. Quelque chose qui pouvait faire que Javert n’avait plus à essayer de fonctionner.

L’inspecteur Durand avait été bien embêté devant la demande d’aide venant de plusieurs communes du centre de la Picardie. On soupçonnait une troupe d’anciens chouans de n’avoir pas accepté que la Révolution soit terminée. Ce qui était tellement stupide !

On pensait à d’anciens soldats de la Grande Armée, déserteurs, violeurs, rançonneurs… Tout aussi stupide !

Il fallait aller enquêter sur place.

On demandait de l’aide à toutes les communes du nord. Un soutien logistique.

On s’imaginait tellement de choses.

L’inspecteur Durand était bien embêté et ne savait pas comment agir. Javert n’était pas néophyte dans ce genre d’affaire. Gérer plusieurs communes, gérer plusieurs équipes, gérer plusieurs bandits. Il l’avait déjà fait et avec brio. Comme lors de l’affaire de la Louve de Rainecourt dans la Somme, la lutte contre les Chauffeurs de Santerre...

« Javert, l’appela Durand, qu’en dis-tu ? »

Car le chef était assez intelligent pour reconnaître la valeur de Javert en tant qu’officier supérieur. En tant que chef.

« Je ne saurais m’avancer, monsieur, sans avoir lu les rapports et constaté les faits.

- Certes, certes, » fit Durand, agacé par la prudence de Javert.

L’ancien inspecteur de première classe était un homme efficace et autoritaire. Son dossier mentionnait sa témérité mais aussi sa tendance à l’individualisme. Mais jamais Durand n’avait eu à faire face à une révolte de son subalterne.

Javert était dompté.

« J’ai besoin de ton avis Javert ! »

L’inspecteur de Troisième Classe s’approcha. Il se pencha sur les dossiers et les examina. Ce faisant, le chef remarqua ses doigts qui tremblaient. Encore !

Cela le choqua.

Il avait pensé qu’une nuit de sommeil suffirait. Il avait vérifié les quarts de travail de Javert et avait pesté contre le nombre d’heures intolérable. Il avait restreint son poste. Javert en avait conçu un certain dépit. Si on l’empêchait de travailler que lui restait-il ? Mais il n’avait rien dit, laissant son chef briser ses dernières volontés de survivre.

Le chef contempla un peu plus précisément son inspecteur. Javert avait maigri, il était trop mince, trop pâle pour être en forme. Des cernes sombres noircissaient son regard, faisant ressortir la transparence de ses yeux clairs. Des vitraux de glace !

Cela le choqua d’autant plus.

Javert laissait pousser des favoris et ses cheveux devenaient une masse folle d’une couleur sombre, émaillée de cheveux blancs au-niveau des tempes. Quel âge avait Javert ? Il semblait avoir tellement vieilli en quelques semaines.

« Javert, comment vas-tu ? »

Cette question fit sursauter Javert et reculer soudainement. On nota le mouvement avec stupeur.

« Bien, monsieur.

- J’abuse peut-être encore de tes heures, remarqua le chef, désolé. Je vais te donner ta nuit.

- Non, monsieur !, » s’opposa brutalement Javert.

Tiens ? Le chien-loup était encore capable de se révolter ? L’inspecteur Durand en fut surpris et curieux.

« Tu es pourtant fatigué, Javert. Depuis quand n’as-tu pas bien dormi ?

- Je vais bien, monsieur.

- Mais Javert…, commença Durand, avant d’être coupé sans vergogne par son officier.

- Il faut envoyer un officier sur place, monsieur. Pour se rendre compte. Je connais ces engeances, monsieur. Une forêt leur sert souvent de base de départ pour organiser leurs larcins.

- Une forêt ?

- Compiègne ? Chantilly ?

- C’est assez éloigné cependant, réfléchissait le chef de la police, oubliant l’état de santé de Javert. Comme l’avait voulu ce dernier.

- Ou alors une ferme abandonnée ! Il y a tellement de champs en friche depuis la chute de l’Empire. J’ai connu cela mais plutôt à-propos de chauffeurs. »

Javert avait connu cela !

Car Javert était un bon officier.

Car Javert avait quarante ans et une longue carrière derrière lui dans les rangs de la police.

Durand réfléchissait puis il prit une décision.

« Très bien ! Je t’envoie en reconnaissance Javert ! Tu vas me faire le plaisir de visiter les lieux qui ont été attaqué par ces bandits et tu m’enverras un rapport régulier.

- Très bien, monsieur. »

Javert se redressa et claqua des talons.

« Je vais t’adjoindre un second.

- Monsieur…, » commença Javert, dépité.

L’inspecteur sourit et ce fut à son tour de couper la parole à son subalterne sans aucun scrupule.

« C’est un ordre Javert.

- Bien monsieur. »

Il ne fallut que quelques heures pour que Javert disparaisse de Montreuil, accompagné comme attendu par l’inspecteur Walle.

La colère qui prit M. Madeleine fut mémorable. Il blâma l’inspecteur Durand de ne pas lui avoir demandé l’autorisation pour monter cette expédition.

Le chef de la police fut désolé d’avoir déplu à son maire.

M. Madeleine se calma difficilement et accepta d’entendre les arguments empressés de son chef de la police.

Protéger les populations, représenter la commune, sauver le poste de Javert… Sauver le poste de Javert…

Monsieur le maire acquiesça et ne dit plus rien.

Oui, il fallait sauver le poste de Javert.

Cela prit plusieurs semaines.

Cela prit un temps infini.

Ce n’était pas une bande organisée de brigands comme durant l’Ancien Régime. Il s’agissait de pauvres diables chassés de leurs terres par le chômage et la cherté de la vie. Il ne s’agissait pas non plus de bandes organisées à la manière des brigands des montagnes de Provence, de l’Aude, de la Montagne Noire. Ils agissaient nuitamment, pénétraient dans des fermes isolées et se comportaient comme des chauffeurs de pieds des guerres de Vendée. Sept ou huit hommes désespérés par la misère et se lançant dans le brigandage.

Il suffisait de trouver leur repère et c’était fini.

Plusieurs communes touchées unirent leurs efforts et leurs polices.

Cela prit plusieurs semaines.

Avant l’hallali final.

M. Madeleine ne vivait plus, ne dormait plus. Il se rongeait les sangs. Il interrogeait Durand dés qu’il le pouvait.

« Alors et ces brigands ?

- Aucune nouvelle, monsieur le maire, mais faites donc confiance à Javert ! »

L’inspecteur Durand commençait à comprendre les raisons de l’antagonisme qui opposait les deux hommes.

M. Madeleine n’avait aucune confiance dans le travail de Javert. Car ce devait être le pourquoi de toutes ces questions sempiternelles sur l’inspecteur de Troisième Classe.

« Il travaille bien, monsieur le maire. Croyez-moi ! C’est un bon policier, vous savez.

- Oui, je sais, inspecteur Durand. »

Et M. Madeleine se taisait, horrifié qu’on puisse se poser des questions sur Javert et lui-même. Sur leur relation.

Cela prit plusieurs semaines.

Quelques rapports succincts. Avant l’hallali.

Durand arriva en plein désarroi dans le bureau de monsieur le maire.

« Inspecteur ?, fit ce dernier, bientôt aussi affolé que lui.

- Ils sont de retour. Ils…

- Qui ? Que se passe-t-il ?

- Javert et Walle. Ils sont de retour.

- Merde ! »

M. Madeleine se leva prestement et quitta sa mairie.

Ils étaient de retour.

Walle se tenait, livide sur son cheval. Il accompagnait une voiture attelée à deux chevaux. Le cocher était un policier également. Le cheval de Javert était attaché derrière le véhicule.

M. Madeleine et l’inspecteur Durand se précipitèrent sur la voiture pour ouvrir la portière.

Un policier était là et soutenait Javert, l’empêchant de tomber de la couche provisoire qui lui avait été faite sur les sièges de la voiture.

Javert termina sa course à l’hôpital.

Durand s’assit au côté du cocher et le guida jusqu’à l’hôpital. M. Madeleine monta à l’intérieur de la voiture. Il se retrouva en face de Javert.

L’inspecteur Javert était pâle comme un mort, perdu dans les brumes de la drogue, l’esprit uniquement tourné vers une seule chose. Tenir bon. Tenir bon. Tenir bon.

On le descendit de la voiture à plusieurs, le plus doucement possible, après avoir lutté pour lui faire lâcher les bords du siège. Javert était inconscient avant même d’être étendu sur un lit.

« Une balle, monsieur le maire, expliqua Walle, affolé. Javert a insisté pour revenir à Montreuil.

- Une balle ? Où ?

- Épaule droite, monsieur.

- Il faut un cataplasme de miel, rugit M. Madeleine.

- C’est trop tard, monsieur. La gangrène s’est installée.

- Un cataplasme de miel je dis ! »

L’inspecteur Durand ne souriait plus. Il savait ce que la gangrène voulait dire. Javert était foutu. M. Madeleine s’installa au chevet de Javert.

Ce n’était pas nouveau. Monsieur le maire était une âme charitable. Il avait veillé M. Fauchelevent, il avait veillé Fantine, maintenant il veillait l’inspecteur Javert.

Walle expliqua comment Javert avait reçu cette balle. Il fit un long rapport devant l’inspecteur Durand et le maire de Montreuil.

Ils traquaient les brigands aux alentours de Senlis. Un long chemin parcourut pour les serrer.

De témoignages en témoignages, de fermes en fermes, on put retracer leurs parcours.

Javert travaillait avec d’autres officiers venus d’autres communes. Bien entendu, il n’était qu’un inspecteur de troisième classe mais il savait de quoi il parlait. Il connaissait les criminels pour les avoir côtoyés assez en quarante ans de vie.

On l’écouta.

Un instant, Javert crut être redevenu l’inspecteur de Première Classe qu’il était par le passé. Les officiers l’entouraient et lui obéissaient.

Il ordonnait, déléguait, gérait et chacun le suivait.

Le chef de la police de Boulogne-sur-Mer, Ysambert, le connaissait bien. Il l’avait côtoyé avant et après sa déchéance. Les deux hommes s’appréciaient et Ysambert était le seul à vraiment connaître Javert.

Durant la chasse, il se rapprocha de Javert et lui parla, clairement :

« Je suis content de te retrouver Javert, fit-il en souriant.

- Je n’ai jamais été perdu, répondit le policier, faisant exprès de ne pas comprendre l’allusion.

- Un titre n’est qu’un titre. Ce qui compte c’est la qualité de celui qui le porte. »

Ysambert vit la bouche fine de son collègue et subalterne se serrer et les yeux se noyer de tristesse.

C’était là !

C’était toujours et encore là !

Ysambert en fut désolé. Il posa sa main sur l’épaule de Javert, ne sachant pas comment le ramener de si loin.

« Un titre n’est qu’un titre ! Veux-tu que je demande expressément ta nomination à Boulogne ? Tu serais dans mes services et là-bas personne ne te connaît vraiment. »

Partir de Montreuil ?

C’était peut-être ce qu’il fallait en effet ?

Javert l’avait même demandé à une époque lorsqu’il pensait encore à survivre.

Mais c’était loin maintenant et il était trop tard.

Javert tendit simplement sa main et la maintint droite.

Ysambert vit le tremblement incessant et comprit.

« On en survit si on cesse de boire !, fit le chef de Boulogne en secouant la tête. Et tu ne trembles pas en tenant une arme à la main, je t’ai vu !

- Non. Je suis encore bon à tromper mon monde. »

Amer, Javert regarda autour de lui.

Personne n’avait suivi la conversation entre les deux policiers. On était dans une petite forêt, aux environs de Senlis, on traquait des tueurs comme on traquait du gibier.

Javert allait s’éloigner pour rejoindre les hommes mais Ysambert le retint :

« Putain ! Javert ! Si je peux faire quelque chose…

- Tu aurais été bien bon de me prendre à Boulogne. Un chic type ! »

Un sourire et Javert se dégagea.

Il revint vers les policiers et annonça haut et fort à tous ces cognes paumés que la piste était clairement visible.

Il fallait trouver des cabanes de charbonnier.

Ou alors une ferme abandonnée.

En piste !

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