Scène IX

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Il fallut encore des semaines mais on débusqua enfin les brigands aux alentours de Senlis dans une ferme abandonnée. De pauvres diables, mal nourris, mal logés, misérables...et armés…

Javert prit la tête de l’attaque, dispersant les hommes venus des autres communes. Il fut téméraire, imprudent… En fait, la blessure ne fut pas surprenante, voyant comment le policier s’exposait. A croire qu’il voulait être touché ?

Javert fut donc blessé le premier, une balle à l’épaule, mais ne se laissa pas démonter pour cela. Il poursuivit le travail, un simple bandage de fortune, son bras pendant inutile à son côté. Il but plusieurs verres d’eau de vie pour gérer la douleur et ce fut tout. En fait, on ne s’inquiéta pas plus que cela, vu comme le policier était infatigable, buvant peut-être plus que de raison.

Le chef de la police de Boulogne, Ysambert, était mécontent, il voulut retirer Javert de la chasse et l’admonesta avec force. Il lui fallait un médecin.

Javert le renvoya à son travail. Il fallait poursuivre la bande et capturer tous les criminels. Il affirma qu’il allait bien.

Agacé et inquiet, Ysambert accepta.

On mit plus d’une journée à faire sortir les brigands de là. On attendit la nuit pour foncer à l’attaque.

Les enfumant comme des renards, attendant qu’ils aient épuisé leurs cartouches. On déplora d’autres blessés.

Javert lutta jusqu’au bout avant de s’avouer vaincu. Il s’effondra enfin alors que les criminels étaient finalement arrêtés et chacun correctement menotté. Certains avaient réussi à s’enfuir. Quelques hommes désespérés qu’il fallut traquer dans les bois avec des chiens et des mousquets.

On se chargea de Javert, on l’étendit sur un lit dans une ferme des environs, pas plus inquiet que cela. Toujours. On l’abandonna une journée ainsi, une réserve d’alcool à ses côtés et la promesse qu’il allait bien. Il y avait tant de choses à faire et Javert refusait qu’on s’occupât de lui tant que tout ne serait pas réglé. Le médecin était débordé, il allait au chevet des policiers blessés, Javert refusa d’un sourire qu’on lui donne la primeur.

Il n’était qu’un inspecteur de troisième classe, il était conscient, il avait déjà un bandage et l’alcool lui tenait compagnie. Les autres étaient davantage blessés, ils étaient jeunes, mariés, pères de famille. Lui ? Baste !

Il fallait la bande au grand complet, Javert était désolé de ne pas pouvoir participer à la chasse. Il ne pouvait plus se lever.

Javert demandait même des nouvelles des criminels. On les capturait dans les bois, on les ramenait un par un, on les menait sur Paris. Il en fut réjoui. On l’assura que son nom serait cité en première place. Le courageux inspecteur Javert. Cela le fit sourire, tandis que sa peau prenait une teinte cendrée qui déplaisait. On commençait à s’inquiéter.

Enfin !

Puis Walle resta à ses côtés, incertain de ce qu’il devait faire.

Et Ysambert ?

L’affaire terminée, l’officier de police vint veiller Javert. Mais il était atterré. Il ne savait plus quoi dire à son collègue, le voyant couché et fiévreux.

« Tu voulais crever ? C’est cela ?, » demanda le vieux policier, chef de la police de Boulogne-sur-Mer.

Javert ne répondit pas, il avait obtenu ce qu’il voulait.

Le reste...n’avait plus d’importance.

A la demande de l’officier Ysambert, un médecin vint enfin vérifier la plaie du blessé à un moment donné mais une journée complète était passée par là, ainsi qu’une autre, une nuit, avec la boue, la sueur, la poudre de pistolet. Il ne fut pas confiant.

Il administra du laudanum, lava la plaie et l’incisa à la recherche de la balle. Elle n’était pas ressortie donc elle avait dû se loger dans l’os de la clavicule.

Walle perdit le fil de son récit en se souvenant de la boucherie.

M. Madeleine et l’inspecteur Durand le regardaient blanchir en se remémorant ses souvenirs.

Walle revoyait la scène !

Une chambre surpeuplée, un lit dont les draps étaient poisseux de sang, un homme brisé par la douleur...

Un médecin se transformant en boucher.

Javert gémissant doucement tandis que la drogue lui faisait perdre pied. On lui colla un bâton entre les dents pour ne pas qu’il se morde trop profondément.

Peine perdue !

Le médecin n’arriva à rien. Il abandonna au bout d’une heure d’acharnement. Javert avait depuis longtemps perdu connaissance.

Le médecin était désolé, il frotta ses mains pleines de sang sur son tablier. On se serait cru durant les Guerres Napoléoniennes. Puis le docteur exigea qu’on transfère Javert à Paris.

Une voix faible, un baryton presque inaudible, refusa tout net. Javert pria qu’on le ramène à Montreuil.

On s’opposa violemment à la décision du policier blessé mais Walle voyait les yeux de Javert lutter pour ne pas se refermer à nouveau. La douleur était atroce.

On se disputait dans la chambre du blessé, le médecin, les policiers et chacun élevait la voix pour se faire entendre des autres.

Javert...Javert n’avait plus la force de parler haut et d’ordonner.

Il lui aurait fallu le calme et l’attention.

Une douleur terrible le prenait et lui faisait perdre pied. Il fermait les yeux et s’évanouissait peu à peu dans le brouhaha.

On répétait qu’il fallait aller sur Paris.

Qu’il fallait emmener le blessé sur Paris.

Que là-bas, on pourrait le soigner et le sauver.

Il allait surtout y mourir !

Il serait mort demain !

Et l’image de Jean Valjean vint perturber cette souffrance et l’obliger à terminer son rôle.

L’inspecteur Javert se dressa de son mieux sur sa couche couverte de son propre sang, usant de ses dernières forces, pour lancer :

« Quitte à crever, que je crève chez moi.

- Mais…

- Walle ! Mon cheval ! »

L’inspecteur Walle obéit à son chef car Javert était son chef !

Mais Ysambert, un des officiers les plus gradés présents sur les lieux, refusa de les laisser partir ainsi à cheval. Il fit préparer une voiture attelée et Javert fut étendu du mieux possible sur les sièges. Et il accompagna le voyage avec quelques-uns de ses hommes.

Que le chef de la police de Senlis et les gendarmes locaux se chargent de clore l’affaire de chauffeurs…

De Senlis à Montreuil-sur-Mer à cheval cela représentait deux jours mais en voiture, on pouvait espérer réaliser le voyage en une journée.

Mais ce ne fut pas possible. Il fallut deux jours ! Le moindre cahot provoquait une douleur si intense que le policier se trouvait aux portes de la mort. Il fallait aller doucement, au pas. On en devenait fou !

Deux jours ! Javert les traversa dans une brume droguée. Il tenait les bords des sièges comme si sa vie en dépendait. Et par Dieu, sa vie en dépendait.

Arrivés dans la première auberge, il fallut changer son bandage. Walle fit venir un médecin. L’homme fut horrifié !

La plaie était immonde, rouge, gonflée, suintante. L’infection était profonde et la gangrène s’installait. Le médecin fit de son mieux. Il incisa, nettoya et fit partir le pus. Enfin, il préconisa l’entrée immédiate dans un hôpital.

Lui aussi !

Il y eut une discussion houleuse. Walle n’était pas seul, il y avait deux autres policiers qui l’accompagnaient. On commençait à l’accuser de meurtre. Walle se défendait, il ne savait pas quoi faire. Il regardait son chef avec détresse.

Ysambert contemplait Javert et ne le comprenait pas.

Mais Javert refusait. Même dans le délire induit par le laudanum, il restait intraitable.

Comme l’inspecteur Walle refusait de lui obéir, fermement cette fois et que les autres policiers appuyaient ses dires, Javert leur dit en souriant, la sueur coulant sur son visage, abondante, due à la fièvre atteignant des niveaux alarmants :

« Walle, je vais mourir, tu le sais. Vous le savez tous ! Je veux mourir chez moi. Auprès de monsieur... »

Javert se mordit la lèvre pour se taire.

Imbécile !

Walle ne dit rien et se rendit encore aux souhaits de son chef, malgré les refus éhontés de ses collègues.

Ysambert ne dit rien non plus mais il commençait à saisir les choses. Nul n’ignorait l’histoire houleuse de M. Madeleine et de l’inspecteur Javert. Il laissa faire.

De toute façon, Javert allait mourir. La plaie était infectée, la balle était à l’intérieur. C’était déjà un miracle qu’il soit encore debout.

Il y eut une dernière discussion, il y eut des portes claquées puis on se rendit aux désirs de l’inspecteur Javert. De toute façon, Walle était prêt à conduire la voiture tout seul s’il l’avait fallu.

A Montreuil, on attendait des nouvelles de l’affaire.

Durand, confiant, gérait son commissariat avec soin et sans souci. Il ne s’inquiétait pas. Aucune missive ne lui était parvenue.

Mais la capture d’une bande de criminels demandait du temps et de l’habileté. Durand savait maintenant que Javert ne manquait pas d’habileté mais il fallait lui accorder du temps.

« Monsieur le maire, fit la voix toujours douce mais un peu lasse du chef de la police à M. Madeleine, il faut attendre.

- Mais cela fait des jours !

- Oui. Et cela va peut-être en prendre encore beaucoup. La Picardie est une grande région...et qui sait ? Ces sauvages ont peut-être changé de pays ? »

Patience…

Monsieur le maire ne manquait pas de patience mais il s’inquiétait horriblement pour son compagnon.

Javert était un homme efficace et courageux...mais il n’allait pas bien… Qui sait ce qu’il était capable de faire dans un tel état d’esprit ?

M. Madeleine pria longtemps.

Le dernier jour de voyage se fit encore au pas. Atroce. Javert sentait sa résolution s’enfuir peu à peu. Il serrait le siège, essayant de taire ses gémissements de douleur. Ysambert, le policier assis à ses côtés le contemplait, désemparé.

La sueur due à la forte fièvre dégoulinait sur ses yeux, se perdait dans les favoris et se mêlait à ses larmes de souffrance.

On pouvait pleurer de douleur physique. C’était admis.

De toute façon, Javert aurait été incapable de s’en empêcher. Il se sentait déjà partir et faisait tout pour rester.

Encore, encore…

Au bout du chemin l’attendait Jean Valjean.

Les remparts de Montreuil furent un soulagement physique pour l’inspecteur Walle.

« On est arrivé monsieur, lança Walle en hurlant de joie, se plaçant à la hauteur de Javert et se penchant par la portière de la voiture.

- Dieu merci. »

Ce furent ses derniers mots.

Leur entrée dramatique en ville fut remarquée et il ne fallut qu’un instant pour que tout le monde soit au courant.

Jamais on ne vit l’inspecteur Durand courir si vite dans la ville.

Jamais on ne vit le maire perdre autant son sang-froid.

Etait-il utile d’ajouter que jamais on n’avait vu l’inspecteur Javert blessé à ce point ?

Nouveau médecin, nouvelle auscultation.

La gangrène ?

L’affaiblissement général ?

La perte de sang ?

Il n’y avait plus rien à faire. On lava la plaie, on lava le policier, on changea ses vêtements et on attendit pour publier son avis de décès.

La voiture repartit, personne ne se faisant d’illusion quant à la suite des événements. Ysambert ne demanda même pas à rencontrer le maire ou le chef de la police, il disparut.

M. Madeleine vint veiller son ancien chef de la police, un chapelet de jais dans les mains et une colère si forte dans le cœur qu’elle menaçait de brûler le monde entier. La colère de Jean-le-Cric.

Aujourd’hui la colère...demain la tristesse…

« Mon Dieu Fraco... »

Valjean caressa les cheveux propres et bien peignés du policier, retrouvant la douceur des favoris. Ils n’avaient pas l’épaisseur d’autrefois mais ils étaient là.

Javert ouvrit tout à coup ses yeux gris fatigués.

Les deux hommes se sourirent puis Javert eut une grimace de souffrance.

Valjean avait tenté une fois de plus le cataplasme de miel mais il ne se faisait aucune illusion lui aussi. La balle était restée dans la plaie.

« Chut ! Doucement !, lança-t-il à son amant.

- Jean... »

Une voix rauque, loin de la voix de Javert.

Valjean en avait soupé de ses voyages dans le temps et l’espace. Si chacun devait se terminer par un drame, il préférait poursuivre son propre voyage.

Il était mort de chagrin, les mains baignées par les larmes de Cosette.

« Je t’aime, murmura le forçat à son argousin.

- Je sais… »

Ce fut tout.

M. Madeleine avait tellement prié.

Il ne savait pas quoi faire de plus.

Et les heures s’échelonnèrent…

La douleur était si profonde. La drogue endormait les sens du policier mais la douleur était si forte que Javert la ressentait quand même. Il fallait plus de drogue.

Les prières de Valjean changèrent peu à peu. Il avait prié pour le rétablissement de son amant, il priait maintenant avec persévérance pour sa mort.

Il fallut quelques heures, quelques temps, quelques prières. Javert ne revint plus, s’enfonçant doucement dans sa nuit. De rares fois, un éclat gris apparaissait qui laissait M. Madeleine à bout de souffle.

Enfin Javert ferma ses yeux gris, si beaux, si étincelants.

Valjean ferma aussi les siens et pleura.

Cela ne prit pas longtemps de plus.

On ne put rien faire contre la gangrène.

L’avis de décès de l’inspecteur Javert fut officiellement publié cinq jours après l’arrestation des brigands en fin de journée.

M. Madeleine ne cessa pas pour autant de prier. Seulement, il pria pour que cette vie cesse.

Il ne songea qu’à Cosette et la confia à Sœur Simplice. Il se savait lâche mais il ne pouvait plus faire face.

Son usine, sa mairie, sa position…

Tout le reste n’était que poussière dans son esprit.

Il pria pour que tout s’arrête.

Au bout d’un mois, il dut s’en charger lui-même. M. Madeleine avait toujours aimé se promener dans les champs avec son fusil.

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