XXIe siècle - Paris - Scène I
Valjean se dressa sur son lit avec un cri de détresse, effrayant aussitôt l’homme qui était endormi à ses côtés.
Mais le visage de Javert mort flottait encore devant ses yeux.
Javert mort…
Mon Dieu !
Javert mort…
« Que se passe-t-il le Frenchie ?, murmura une voix inquiète à ses côtés.
- Fraco. »
Valjean se recoucha contre Javert et le serra fort contre lui, essayant d’atténuer ses tremblements, sa panique.
C’était un rêve ? C’était cela n’est-ce-pas ? Un rêve éveillé ? Il devait s’être endormi après la visite de Cosette et de Marius et son esprit fatigué lui jouait cette sinistre plaisanterie.
« Jean, qu’y a-t-il ? »
La voix était plus éveillée maintenant, plus proche de celle de l’inspecteur Javert.
« Je t’aime, avoua le forçat. Mon Dieu, je t’aime.
- Moi aussi, souffla Javert, surpris de l’admettre aussi facilement. Je suis revenu parce que j’avais besoin de te voir.
- Ne me quitte pas. J’en mourrais.
- Jean... »
Un rire un peu désespéré.
Baiser un coup. Il semblerait que cela avait suffi à pousser les choses un peu trop loin.
« Lorsque j’ai entendu ton nom prononcé à la radio, poursuivit Valjean, j’ai eu si peur pour toi que je n’ai pas hésité une seule minute. Je devais te sauver.
- A cause de ce Javert du XIXe siècle ?
- Non. A cause de toi.
- Tu ne me connaissais pas Jean.
- Je t’aime. »
Une folie si remarquable.
Javert était tellement désolé.
Et le pire, c’était qu’il se sentait le rejoindre dans sa folie.
Il n’était jamais venu en France. Il ne connaissait pas Toulon. Et pourtant… Des souvenirs de soleil et de sueur, de cris de rage et de poudre noire lui revenaient en mémoire comme des flashs vite effacés.
Il perdait doucement l’esprit.
Après avoir obtenu la grâce de John Madeleine, Javert avait mis son poste au net et offert sa démission. On ne s’y opposa pas tellement en fait. M. Chabouillet tempêta pour la forme mais il était évident que Javert n’était plus à sa place.
En fait, il semblait que la machine, même un instant déraillée, reprenait son rythme implacable. Valjean sauvait Javert, certes, mais le policier devait se tuer, à un moment ou à un autre.
Et il n’y avait rien à faire pour y changer.
L’histoire était implacable.
Les deux hommes se serrèrent l’un contre l’autre, silencieux, attentifs au souffle de l’autre.
Javert ne comprenait pas ce qu’il se passait. Valjean avait eu l’air terrifié en se réveillant, tellement soulagé de le retrouver.
Cela le fit sourire, un peu amusé en fait. N’était-il pas celui qui était catalogué comme étant « dangereux avec des tendances suicidaires » ? On lui avait retiré son arme de service, on l’avait attaché à un bureau et on l’observait s’enfoncer dans sa dépression avec consternation. On l’avait inscrit aux Alcooliques Anonymes et on supportait sa mauvaise humeur.
L’inspecteur Javert avait réglé l’affaire John Madeleine et Jean Valjean une bonne fois pour toute puis il avait démissionné.
Une journée comme une autre.
On le regardait avec compassion, il haïssait cela. Il était maintenant accolé au bureau de Gregson qui ne le quittait plus d’une semelle. Il avait rendez-vous chez un psychiatre une fois par semaine. Azelma l’y traînait et attendait à la porte pour être certaine qu’il reste une heure.
Il allait bien.
Il allait bien.
Ce jour-là, il allait bien, c’était vrai. Un poids était tombé de ses épaules. La veille, la grâce de John Madeleine avait été acceptée. La veille, il lui avait apporté les documents et l’avait laissé en larmes.
Il avait dormi sans médicaments pour la première fois depuis des semaines. Sans alcool.
Une journée comme une autre.
Javert était arrivé avec son V-Max. Il déposa son casque sur son bureau. Un bureau, bien rangé, tout était en règle. Il l’avait rangé la veille avec soin.
Tout était à sa place.
Et l’inspecteur Javert entra dans le bureau de son chef. Il en ressortit dix minutes plus tard, devenu simplement monsieur Javert.
Un simple geste pour saluer ses collègues et Javert reprenait son casque de moto.
Tout le monde avait compris.
Azelma voulut courir pour lui parler mais Gregson la retint, d’une main sur le bras. Un geste de dénégation de la tête.
Et Javert disparut de leur vie.
Comme ça.
Un claquement de doigts.
Mais tout le monde savait que l’inspecteur Javert était mort depuis des mois maintenant, depuis cette fameuse nuit sur le Pont de Brooklyn.
S’il survivait, Javert reviendrait.
« Jean, tu vas bien ?, murmura Javert, pressant un baiser dans les cheveux blancs du vieil homme.
- J’ai fait un cauchemar, admit Valjean.
- Un cauchemar ? Raconte-moi.
- Mon Dieu ! Je ne suis pas certain…
- Raconte-moi, » répéta Javert, plus pressant.
Le policier new-yorkais se redressa et fit basculer Jean Valjean sous sa stature. Ils n’avaient pas baisé la nuit dernière mais il avait eu envie de son Frenchie. Malgré la folie.
Valjean se retrouva épinglé sur son matelas, perdu dans l’odeur de l’homme. Il retrouva les sensations de Montreuil.
« Fraco…
- Au moins je t’ai appris mon prénom... »
Un long baiser, enivrant, profond, sensuel. Valjean cataloguait les différences et les points communs, malgré lui.
Javert était plus brutal au XIXe siècle, il était plus pressant, il le défaisait vite et s’offrait ensuite à sa propre convoitise. Deux volontés implacables qui luttaient pour la domination avant que l’une ne se soumette à l’autre.
Le Javert du XXIe siècle était plus doux, tellement plus doux, plus prévenant. Il le caressait avec affection et ce dés le départ. Il était un amant attentionné.
Javert…
« Raconte-moi le Frenchie ! Tu as peur de me choquer ? »
Le policier se mit à rire. C’était bon de l’entendre rire. Javert ne riait pas souvent et Valjean encore moins.
« Non…Oui…
- Putain, tu m’as manqué, » gémit Javert.
Des caresses profondes, Javert ne négligeait jamais les préliminaires au XXIe siècle. Il cherchait avant tout le plaisir de son partenaire, le préparer à quémander pour plus. Valjean écarta ses cuisses à la demande des mains de son amant.
Ils n’étaient pas nus, ils portaient encore leurs sous-vêtements. Javert se fit taquin en passant une main le long de la bite dure de l’industriel coincée dans son boxer.
« Tu es un homme magnifique Jean, dit Javert. Quand tu m’es apparu dans cet entrepôt Musain, je ne pouvais pas comprendre ce qu’un homme si beau pouvait me vouloir. Vouloir faire avec moi.
- Fraco… Tu es aussi un bel homme. Tu as des yeux magnifiques.
- Ce sont ceux de ma mère. Je n’y ai aucune part. »
Un sourire. Valjean ne souriait pas. Toulon ?
Ses vies se croisaient et se mélangeaient. Javert lui avait déjà dit cela non ?
Le sourire disparut et une main caressa sa joue, se perdant dans la barbe soyeuse. Javert le regardait, tellement inquiet.
Est-ce-que le Frenchie avait vraiment souffert de son absence ?
« Bon Dieu, raconte-moi Jean ! Ou je vais devoir te faire gémir jusqu’à ce que tu mendies pour que je te suce la bite.
- Fraco ! »
Mais Javert plaisantait à peine. Jean Valjean rendit la caresse, il posa ses doigts tremblants sur la joue du policier. La barbe mal rasée, juste des poils noirs et drus. Javert ne s’entretenait pas. Il n’avait pas de favoris et ses cheveux étaient coupés courts, une coupe militaire. Mais les yeux ! Les yeux étincelants de l’inspecteur Javert.
Valjean les avait bien regardés maintenant. Assombris de désir, perdus dans le plaisir, pleurant de douleur, reflétant la peur, la colère, le désespoir… Quelques très rares fois, il les avait vus briller de joie et de bonheur. Mais c’était si rare... Et il les avait vus se fermer dans la mort. Cela le fit frissonner et trembler.
« Merde Jean ! Raconte-moi je t’en prie ! »
Javert essuyait les larmes qui coulaient doucement des yeux bleus d’azur de son compagnon, de plus en plus affolé devant la crise d’angoisse qui prenait le Frenchie.
« Je t’ai vu mort, avoua Valjean.
- Mort ? Tu m’as vu au pont ?
- Non. Tu avais reçu une balle.
- Cela m’est arrivé Jean. J’ai survécu ! Je suis prudent, tu sais. Je porte un gilet par-balle.
- Je t’ai vu mourir de la gangrène. »
Javert comprit et eut un sourire amer.
« Non, tu ne m’as pas vu Jean. Tu as vu l’autre.
- Mais c’était toi !, opposa faiblement Jean Valjean.
- Tu es fou Jean. Je t’adore. »
Un baiser pour le faire taire.
Jean Valjean était fou.
Même ses rêves étaient fous.
Javert l’embrassa, un pincement douloureux au cœur.
Jean l’aimait-il ?
Non, Jean aimait une image mentale qu’il s’était fabriquée d’un policier du XIXe siècle, il avait été abusé par la ressemblance physique et par le nom. Son esprit, fragilisé par un récent AVC avait créé cette attirance de toutes pièces.
Javert le savait depuis les aveux à Paris.
Il avait fui pour ne pas sombrer dans la folie avec le beau Frenchie.
Mais il s’était retrouvé de retour à son poste à New-York comme un imbécile. Il avait repris le collier avec une rage terrible.
Chacun le vit revenir de son séjour parisien avec stupeur.
« Et le Frenchie ?, lui demandait-on.
- Pas intéressé par la bite. »
Il choquait sciemment par ses mots mais c’était ce qu’il voulait.
« Il n’était pas gay ?, ajoutaient quand même certains, plus courageux que d’autres.
- Si, mais pas au point d’accepter un vieux flic new-yorkais comme partenaire au long terme.
- Ho ! Javert ! »
Et ce fut tout.
On le surveilla plusieurs jours, on le fila même. Comme si Javert n’allait pas le découvrir ! Il les mena à pleine vitesse dans les autoroutes urbaines de New-York. Son V-Max rugissait alors qu’il slalomait entre les voitures. Ravi de voir la poursuite abandonnée en quelques minutes.
Le lendemain, il attendait avec un sourire réjoui ses collègues et lançait à la cantonade :
« La circulation est terrible après 17 h, non ? »
Il y avait toujours eu un visage qui devenait pâle et honteux.
« Je pourrais donner des leçons de pilotage, » ajoutait Javert.
Puis, l’incident clos, il reprenait son travail.
Il cherchait Jean Valjean et Javert, il cherchait John Madeleine, il se documentait sur la France en 1830, il faisait des heures supplémentaires à n’en plus finir.
Il s’arrêtait souvent sur son pont à examiner l’eau en contre-bas.
Il aurait du finir là. Et il ne savait toujours pas si c’était une option encore valable.
Il se mit à boire pour éviter de penser.
Il aurait du cesser de chasser Jean Valjean, ce qu’il apprenait le consternait et l’horrifiait. Toulon et Miami.
Montreuil-sur-Mer et Albuquerque.
Paris et New-York.
Le Pont-au-Change et le Pont de Brooklyn.
Quand ses recherches l’obligèrent à venir à Paris, le policier était allé marcher sur le pont de Javert, mais il avait trouvé l’endroit si paisible qu’il comprit aussitôt que ce n’était pas le pont de l’inspecteur. Plonger de là ne devait donner qu’une jambe cassée et une belle hypothermie. On ne devait pas se noyer depuis ce pont. Ou alors avec des menottes ? Avec une bonne dose de médicaments et d’alcool dans le sang ? Peut-être…
Javert resta accoudé sur le parapet et examina l’eau qui coulait en contrebas.
Mais voilà, malgré toutes ces belles paroles, malgré tous ces bons conseils qu’il se donnait, Javert poursuivit ses recherches.
Il découvrit qui, quand, pourquoi, où.
Il découvrit l’histoire de ce forçat devenu maire d’une ville et pourchassé par un policier trop procédurier. Il découvrit comment chacun était mort.
Et cela le plongea dans une dépression noire.
Alors, oui.
C’était une belle journée que la journée de sa démission.
Il abandonna son logement, il envoya un simple texto à Gregson pour lui demander de tout vendre ou donner à des œuvres de charité. Son ancien collègue avait répondu simplement :
« Et ton V-Max ? »
Ce à quoi il répondit :
« Tout. »
Il ne reviendrait pas, n’est-ce-pas ?
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