Scène IV
Jean Valjean préféra d’abord savoir ce qu’il avait fait avant de se lancer à la poursuite de François.
Il se rendit donc en personne à la prison de Fleury-Merogis et demanda à rencontrer le directeur. L’ironie voulait qu’il s’appela M. Thierry, comme de juste.
Il ne reconnut pas tout de suite son ancien pensionnaire mais il connaissait Jean Valjean. L’ancien voleur devenu un riche industriel et homme politique mondial. En apprenant le nom de son visiteur, le directeur se fâcha.
« Que vous arrive-t-il pour que vous preniez le risque de venir me voir ?
- Le risque ?
- Quand on vit sous couverture, on ne revient pas en arrière ! C’est dangereux !
- Sous couverture ? Écoutez, je ne comprends pas ce que vous dites. Expliquez-moi je vous prie.
- Vous avez oublié ?
- J’ai fait un AVC et manifestement ma mémoire en a pâti. Je n’ai entendu parler de la prison que récemment. »
Valjean avait fait de nombreuses recherches sur les AVC ou accident vasculaire cérébral. Il savait maintenant qu’il s’agissait d’une défaillance de la circulation du sang pouvant affecter le cerveau. L’excuse de l’AVC lui permettait de justifier quelques-unes de ses bizarreries, quand Laffitte employait un mot qui lui était encore inconnu, quand Cosette évoquait une personne qu’il ne connaissait absolument pas.
On le voyait se figer et réfléchir, on le regardait avec compassion. Et Valjean en jouait.
Il joua la même scène au directeur de la prison, un homme en place depuis des années, et obtint gain de cause.
L’homme soupira et se gratta la joue. Puis, il se mit à pianoter sur son clavier d’ordinateur, à la recherche du dossier de Jean Valjean.
« Votre vrai nom est Jean Mathieu. Vous êtes né à Faverolles en 1962. Vous avez appartenu à une bande de cambrioleurs qui œuvraient dans la région de Digne. Vous avez été arrêté en 1983 à la suite d’un casse chez un évêque. Vous étiez jeune, l’homme vous a défendu.
- Monseigneur Myriel ?
- C’est cela. Vous avez été mis en prison mais vous avez collaboré avec la justice. Toute la bande a pu être mise sous les verrous. Vous avez bénéficié d’une remise de peine et on vous a donné une nouvelle identité.
- Je suis resté combien de temps en prison ?
- Cinq ans. Vous auriez du faire dix-neuf ans normalement. »
Une prise de souffle avant de reprendre l’interrogatoire.
« Avez-vous eu un gardien du nom de Javert ? »
La question était si inattendue qu’elle surprit quelques minutes le directeur.
« Pas à ma connaissance mais je vais vérifier. »
Le directeur, très obligeamment, pianota quelques instants sur son clavier. Il connaissait très bien Jean Valjean, le riche industriel. Il avait été surpris de voir cette ancienne petite frappe qu’était Jean Mathieu devenir quelqu’un de bien.
Il espérait qu’une fois ses réponses obtenues, l’homme reprendrait son existence dorée et oublierait à nouveau les affres de son passé. Tous les membres de la bande étaient soit morts, soit portés disparus.
Mais on ne savait jamais ce qui pouvait arriver…
« Aucun Javert dans nos services.
- Et en 1983 ?
- Non. Aucun Javert n’a été recensé.
- Bien, bien. »
Le directeur pianota encore quelques minutes avant de lâcher, la voix un peu plus circonspecte :
« Par contre je vous conseille de prendre garde, quelques anciens membres de votre bande ont été libérés en 2009. Patron-Minette. Dont le chef, un certain Jondrette.
- En 2009 ?
- Soyez prudent. Si jamais ils vous retrouvaient… N’hésitez pas à en parler à la police.
- Merci de ces informations. Je ferais attention.
- Cette affaire remonte à si loin mais on ne sait jamais. »
2009… Il allait sans dire que la date ne lui disait rien du tout.
Donc, il était un ancien voleur vivant sous couverture depuis des décennies. Cela expliquait la modestie de sa demeure, le peu de relations qu’il avait, la timidité excessive qu’il ressentait à l’égard des inconnus.
En fait, Valjean ne comprenait pas comment il avait pu accepter de se lancer dans la politique internationale ? Il avait du être poussé à le faire, comme lorsqu’il était devenu le maire de Montreuil.
George Laffitte d’ailleurs le confirma, en secouant la tête et en souriant :
« Ce fut une demande officielle du président de la République à l’époque. Cela te fut longtemps reproché. Mais il faut dire que le président avait su se montrer convaincant et tu as accepté de parler au nom de la France à l’ONU. A l’époque, tu parlais de la pauvreté en Afrique. Aujourd’hui, tu parles de la pauvreté en générale.
- Et des enfants ?
- Toujours les enfants ! C’est un sujet qui te tient tellement à cœur Jean. »
M. Madeleine et les enfants.
S’il avait pu, il aurait adopté tous les enfants malheureux de Montreuil-sur-Mer.
La prochaine visite fut plus difficile. Valjean se rendit à Montreuil-sur-Mer, découvrant une jolie petite ville touristique, assez calme et dotée de splendides remparts du temps de Philippe-Auguste et d’une citadelle de Charles IX. La chartreuse était aussi un des joyaux de la ville.
M. Madeleine reconnaissait sa ville avec joie. On l’avait bien entretenue même si les dégâts des guerres l’avait tout de même défigurée.
En apprenant l’existence des guerres devenues mondiales, le forçat évadé du XIXe siècle en avait conçu une terrible affliction. Il avait connu les troubles de la Révolution, les Guerres de l’Empire… Il avait vu les victimes de la Terreur…
Et deux siècles plus tard, l’homme n’était pas mieux. Il n’avait pas évolué. Toujours vindicatif, toujours violent, toujours poussé à commettre le mal.
Ce monde, si beau, dans lequel la technologie était omniprésente, où la médecine était capable de soigner la plupart des maux qui tuaient à son époque… Ce monde était celui de la pauvreté, de la domination et de l’inégalité.
Il fallait un Enjolras pour soulever les masses et changer les choses radicalement.
Ces pensées faisaient toujours sourire Valjean.
Il était devenu socialiste dans l’âme et suivait toujours les membres des Amis de l’ABC sur Facebook.
D’ailleurs en six mois, Jean Valjean, le porte-parole des malheureux, ce si riche industriel, avait été invité à parler dans plusieurs capitales du monde.
Bref, Jean Valjean arpentait les trottoirs de Montreuil-sur-Mer et retrouvait quelques reliques de la ville de M. Madeleine.
Son usine était là, imposante.
D’ailleurs, le grand patron n’osa pas se présenter officiellement dans les locaux de l’usine. Il ne voulait pas déranger les employés.
Il n’était pas venu en tant que Jean Valjean mais sur les traces de Jean Valjean...et de François…
Le poste de police de Montreuil-sur-Mer était petit. Quelques officiers de police suffisaient à une ville aussi calme et tranquille.
Valjean entra et demanda à voir le commissaire.
On sourit à son erreur et Valjean se corrigea.
« Pardon, le capitaine.
- Bien entendu, monsieur. Pour quelle raison ?
- Affaire personnelle. »
Le regard amical du policier placé à l’accueil se teinta de méfiance.
« Votre nom monsieur ?
- M. Valjean. »
On fut impressionné par le nom et il ne fallut à Valjean que quelques minutes d’attente avant de se retrouver accepté dans le bureau du commissaire de Montreuil.
Un homme, large, se tenait assis devant un bureau encombré. Des rapports et des dossiers étaient empilés, en équilibre à côté d’un ordinateur et d’un mug marqué d’un « I love Montreuil » écrit en rouge vif. L’homme portait une soixantaine encore vigoureuse et Valjean fut surpris de reconnaître le préfet Gisquet.
« Entrez, monsieur Valjean et venez vous asseoir. »
Pas d’aménité.
Valjean obéit et attendit, légèrement inquiet. Ce qui était ridicule, n’est-ce-pas ?
« Alors, que me vaut le plaisir de votre visite, M. Valjean ?
- Bien. J’aurais aimé avoir des informations sur un de vos anciens officiers… Si c’était possible, bien entendu. »
Le manque d’aménité devint une franche hostilité.
« Avec dix ans de retard, hein ?
- Pardon ?
- Mais ce fut un accident. Un accident, n’est-ce-pas ? Foutez-moi le camp Valjean.
- Non, non. Attendez ! »
Décidément, Valjean passait maintenant son temps à quémander. Le commissaire s’était levé et semblait prêt à le saisir par le col pour le jeter dehors.
« Pourquoi aujourd’hui ?
- Je viens de me souvenir de lui il n’y a que quelques semaines.
- Vous l’aviez oublié ? »
Un sourcil levé dédaigneusement, le commissaire le regardait sceptique.
« J’ai fait une dépression et un AVC, il semblerait que ma mémoire ait subi une amnésie…
- Une amnésie, hé ? Facile... »
Le policier se reprenait. Il se posa sur le bord de son bureau et contemplait sans aucune sympathie le magnat de l’industrie assis dans un fauteuil devant lui.
« Dix ans !
- Je voudrais me souvenir de lui.
- Il ne parlait pas beaucoup. Il n’a jamais cité votre nom de manière inappropriée. Vous pouvez être rassuré sur ce point. Votre réputation n’a pas eu à en souffrir.
- Je… »
Un silence. Le policier observa ses mains et fut surpris de les voir trembler de colère. De tristesse peut-être aussi ?
« François Jimenez était un excellent policier. Un excellent homme. C’était mon ami.
- François Jimenez ? »
Donc pas Javert ? Valjean en fut presque choqué.
« Il était tellement sérieux. Il était irréprochable, un peu trop procédurier peut-être. Toujours à son poste. Il n’a changé qu’après vous avoir rencontré à ce gala de charité.
- Moi ?
- Il a commencé à parler de vous. M. Valjean, par-ci, M. Valjean, par-là. Mais toujours avec respect.
- Que s’est-il passé ? »
Le policier se rebiffa, il n’aimait pas qu’on l’interroge ainsi dans son propre bureau.
« Un accident de moto ?! Merde ! François était un champion en courses de moto dans sa jeunesse. Il a eu assez de casses dans sa vie pour savoir conduire son engin. Je l’ai vu conduire les yeux bandés sur cette route ! LES YEUX BANDES ! Il avait trop bu et réglait un pari ce con. Je l’ai collé à la circulation pendant quinze jours après cela. Et on est venu me dire qu’il était mort d’un accident de moto ! J’ai du reconnaître son corps ! Ce qu’il en restait ! UN ACCIDENT DE MOTO !
- Qu’est-ce que ce serait d’autre ?, osa demander doucement Valjean.
- Foutez-moi le camp Valjean ou je vous jure que je vais perdre mon sang-froid. »
Cette fois, la menace ne semblait pas vaine. Prudemment, Valjean se leva et se dirigea vers la porte.
« Nous étions amis. Putain ! Il avait quarante ans ! Il s’est retrouvé en larmes dans mes bras un soir après le boulot. Ho, il ne m’a rien dit, il a juste pleuré votre nom. »
Valjean restait figé la main sur la poignée de la porte, attendant la suite.
« Un mois après il se tuait dans un accident de moto. Le con ! Et vous n’êtes même pas venu à son enterrement. Une autre soirée de gala je suppose ?
- Je ne me souviens pas. Je suis désolé. »
Et Valjean s’en alla, laissant le policier à sa douleur.
Un gala ?
Une rencontre fortuite ?
Ils étaient tombés amoureux ?
Ne sachant que faire d’autre à Montreuil, Valjean se dirigea vers le petit cimetière de la ville. Il chercha la tombe de François Jimenez.
Cette histoire ne le concernait pas en réalité. Elle n’avait rien avoir avec sa vie.
Mais Valjean était incapable de reprendre sa voiture et de repartir.
Le cimetière était petit mais il y avait des tombes. Des tombes. Des tombes… Après de longues minutes infructueuses et devant l’ampleur de la recherche, Valjean allait abandonner lorsqu’il remarqua une vieille femme penchée sur une benne à ordures, jetant des fleurs fanées.
Valjean s’approcha et lui demanda de l’aider à retrouver la tombe de François Jimenez. La vieille femme sourit sans rien dire et l’entraîna jusqu’à une tombe, simple, une pierre blanche et un nom avec des dates.
FRANÇOIS JIMENEZ
1969-2009
Annotations