Scène II
« Calme-toi Fraco ! »
Plus facile à dire qu’à faire, Javert avait perdu tout son contrôle sur lui-même. Il lui fallut de longues minutes pour retrouver une respiration normale. Son front posé contre celui de Valjean.
« Dis-moi !, murmura Valjean.
- Vidocq n’y est pour rien. Moi non plus. L’ordre est venu d’en haut.
- Ils ont découvert le vrai Ultime Fauchelevent ?
- JE TE L’AVAIS DIT !, grogna Javert. On m’a donné l’ordre de t’arrêter et Vidocq devait m’accompagner. Ordre du préfet ! »
Javert était debout, il faisait les cent pas.
« Calme-toi !
- Je voulais me dénoncer aussi mais Vidocq m’en a empêché. J’ai envoyé Rivette te prévenir, j’ai parlé à Pontmercy.
- Pourquoi Pontmercy ?
- Il me connaît depuis l’affaire de Patron-Minette, il me craint. Je peux le manipuler. Je peux... »
Valjean voulait se lever pour calmer le policier.
Javert n’avait pas du dormir depuis des jours. Il avait les mains qui tremblaient. Il devait faire preuve d’une volonté de fer pour ne pas le montrer devant les autres.
« Je ne suis pas sorti de l’auberge moi aussi, avoua Javert. Le préfet m’a mis en congé sans solde. Je fais l’objet d’une enquête. On pense que je suis corrompu.
- Toi ? Corrompu ?
- Oui, M. Fauchelevent ! Logique non ? Tu es libre ! Comment cela se peut-il si je ne t’ai pas protégé ? Ce qui n’est pas faux.
- Merde ! »
Javert se passa les mains dans les cheveux avant de reprendre :
« Je suis assigné comme témoin à charge. Ton procès commence dans un mois. Je n’ai pas le droit de venir te voir. Aujourd’hui est...une erreur...et un besoin…
- Tu protégeras Cosette ?
- Je ferais de mon mieux pour elle, Jean. Rivette les héberge.
- Bien. Merci Fraco.
- Bon Dieu Jean ! »
Un dernier baiser puis l’inspecteur se recula, il retrouva un visage impassible et frappa du pommeau de sa canne sur la porte. On lui ouvrit aussitôt.
Et Javert partit ainsi, sans rien dire de plus.
Un mois !
Un mois de vide entrecoupé de discussions avec le prêtre et de conversations avec Marius. Sur les instances de Valjean et avec l’aide de Javert, l’avocat constituait un dossier sur M. Madeleine. Sur M. Fauchelevent. Sur Jean Valjean.
« Comment va Cosette ?, demandait Valjean, désespéré.
- Elle va bien. Elle sait maintenant.
- Dieu tout puissant. »
Cela provoqua les larmes de Valjean. Les premières depuis longtemps. Le procès de Valjean n’attirait pourtant pas les foules. Il n’était pas un meurtrier, juste un vieux forçat évadé. Non, ce fut Cosette qui interrogea Marius Pontmercy et l’inspecteur Rivette jusqu’à ce que les deux jeunes hommes avouent la vérité.
Cosette en fut horrifiée.
Pas de savoir que son père était un ancien forçat.
Mais de savoir qu’il était en prison et risquait sa tête.
Marius apporta une fois, une seule, une lettre de Cosette. Faire davantage aurait éveillé les soupçons. Il ne fallait pas oublier que le chef de la Sûreté avait eu beau remuer ciel et terre, il n’avait pas retrouvé la fille de Jean Valjean.
Papa,
Je t’aime papa. Je suis follement inquiète pour toi. J’espère que tu vas bien, qu’ils ne te font pas de mal dans cette prison. Marius et Antoine me disent que l’inspecteur Javert fait de son mieux pour te protéger.
Je prie pour toi, papa.
Que tu sois un ancien forçat m’indiffère papa. Je t’aime et je n’oublierai jamais que tu es l’homme qui m’a sauvée des Thénardier. Je n’oublierai jamais ta main m’aidant à porter mon seau.
Je t’aime papa. Reviens-moi.
Cosette
P.-S. : quand tu sortiras de prison, papa, Marius et moi aurons quelque chose à te dire.
Encore fallait-il qu’il sorte de prison !
Cette lettre fut un baume au cœur du vieux forçat. Sa fille l’aimait. Malgré tout.
Un mois !
Valjean maigrit au point de se retrouver envoyé à l’infirmerie.
Il connaissait déjà cela, le vieux forçat. Le fait de se laisser mourir de faim.
Mais normalement, il le faisait après le mariage de Cosette.
Un mois…
On vint le chercher pour l’emmener au tribunal. Traverser Paris dans une voiture grillagée. Le forçat baissait les yeux sur ses poignets. Menottes.
Ne pas regarder les gardes dans les yeux.
Ne pas parler à un garde.
Ne pas parler. Tout simplement.
On le fit attendre dans une petite pièce, un bureau. Avec une chaise. On le fit s’asseoir et un policier resta de garde.
Silencieux.
Valjean avait déjà connu cela. Après le vol de Faverolles, il était apeuré et bégayait en s’expliquant, ne sachant que faire à part répéter que les enfants mourraient de faim… Après sa deuxième arrestation à Montreuil, il était calme et détendu mais ses pensées tournaient sans cesse vers Fantine morte et cette petite fille perdue, Cosette...
Là, il était vidé. Épuisé. Il ne songeait à rien d’autre qu’à Cosette. Peut-être aussi Javert...
Son entrée dans le tribunal ne provoqua pas un remous considérable. Il y avait peu de public et il n’était qu’un ancien forçat évadé.
Le procès de M. Madeleine avait attiré plus de foule.
Valjean se retrouva placé à la place de l’accusé. Marius Pontmercy était assis devant lui et se retourna pour lui faire un sourire encourageant. Mais le jeune homme portait la peur inscrite sur son visage. Il n’était pas confiant.
Et le jeu commença.
Le procureur était un homme droit et implacable. Il réclama aussitôt la tête de Valjean. Il expliqua la duplicité de cet homme, évadé du bagne, caché pendant des années dans un couvent. Une institution sainte ! Les effets de manche du procureur provoquèrent des cris outrés dans le public. Certainement aussi parmi les membres du jury.
Valjean garda la tête baissée. Il ne voulait pas voir les regards méprisants, la haine, l’horreur portés sur lui. Cela lui suffisait d’imaginer et de se rappeler.
Le réquisitoire fut court. On réclamait juste la tête d’un homme, frauduleux, menteur et immoral.
Le juge remercia le procureur et appela le seul témoin du procès.
L’inspecteur Javert.
Cette fois, Valjean leva la tête et vit.
L’inspecteur Javert, raide dans son uniforme complet, le bicorne sous le bras et les épaules droites.
Si les cheveux du policier n’avaient pas grisonné, si les années n’étaient pas passées...Valjean aurait pu se croire revenu à Arras. Il attendait les paroles définitives de Javert, le condamnant à la guillotine. Valjean n’avait été sauvé in extremis de la mort que par une décision royale. On avait commué sa peine en travaux forcés à perpétuité.
« Reconnaissez-vous cet homme inspecteur ?, demanda le juge.
- Oui, monsieur le juge.
- Est-ce Jean Valjean, anciennement un forçat du bagne de Toulon ?
- Oui, monsieur le juge.
- Bien. Nous vous remercions, inspecteur. »
Le masque d’impassibilité se fissura tout à coup, dévoilant un malaise profond.
« Monsieur le juge ! Attendez ! J’aurai quelque chose à ajouter.
- Ce ne sera pas nécessaire, inspecteur. Nous avons déjà votre témoignage pour le premier procès de Jean Valjean.
- Il se pourrait, monsieur le juge, que de nouvelles révélations soient à ajouter à ce dossier. »
Procédurier Javert !
On apprécia les paroles professionnelles et on attendit, attentif, ces nouvelles révélations.
« Vous avez la parole, inspecteur.
- M. Valjean est en effet un forçat évadé, monsieur le juge, mais c’est aussi un brave homme.
- Pardon inspecteur ? »
On contemplait avec stupeur l’inspecteur Javert.
Le juge le connaissait de réputation et pour l’avoir côtoyé au fil de quelques procès. C’était un homme intègre et irréprochable. Lorsqu’il tenait une proie, il ne la laissait pas partir, il se montrait plus dur que la plupart des procureurs. Aboyant des chefs d’accusation d’une voix de stentor, claquant les talons de ses bottes devant la lenteur de certaines plaidoiries, assénant vérité sur vérité avec un soin presque cruel.
« Un brave homme ? Un forçat évadé ? Un passeport jaune ? Vous voulez plaisanter inspecteur ?
- Puis-je parler librement monsieur le juge ? »
Un regard appuyé. Une prière muette dans le regard. Javert ne prie pas ! Le juge hésita. Il connaissait Javert et se montra curieux de connaître la déposition du fier inspecteur.
« Allez-y inspecteur ! »
Le procureur était aussi surpris que le juge. Il connaissait aussi Javert. Un homme aussi intransigeant que lui.
Quant à Marius Pontmercy, il croisait les doigts pour que Javert réussisse à faire tourner les tables.
« Jean Valjean est né à Faverolles en 1769. Dans une famille pauvre. Le père était élagueur, il transmit ce métier à son fils.
- Inspecteur, fit le juge, voulant passer à l’essentiel.
- Jean Valjean ne fut pas un homme paresseux mais il s’est retrouvé à la charge d’une famille de huit personnes à la mort de son beau-frère. Il ne gagnait que 18 sous par jour.
- Inspecteur !, opposa le juge, plus sèchement cette fois.
- En 1795, à l’âge de 26 ans, Jean Valjean commit son premier vol. Un pain, monsieur le juge.
- Nous savons déjà cela, inspecteur !, rétorqua le procureur, irrité.
- Un pain, une famille de huit personnes dont sept enfants mourant de faim. Le plus jeune avait un an, le plus âgé, huit, continua Javert, imperturbable.
- Mon Dieu !, » fit une voix dans l’assistance, choquée d’apprendre la situation extrême dans laquelle se trouvait Valjean quand il a failli.
Pour la première fois, le juge croisa le regard entendu de l’inspecteur et comprit ce qu’essayait de faire le policier.
Cela ne lui déplut pas.
Un combat ?
L’inspecteur ne voulait pas sauver la tête d’un homme, il voulait faire le procès des manques de la justice.
« Certes, inspecteur, reprit le procureur. Nous savons que le mobile de Valjean fut « noble » mais il n’empêche que ce dernier a volé. Et il y a aussi des accusations de braconnage. »
Javert eut un sourire, petit et amusé. Ne quittant pas des yeux le juge, il lança :
« La Révolution a supprimé les droits seigneuriaux, dont celui de la chasse. C’était la disette en 1795.
- Que cherchez-vous à dire, inspecteur ?
- Quel jeune ne braconne pas, monsieur le procureur, lorsqu’il s’agit de survivre ?
- Braconner est interdit par la loi inspecteur ! Je ne comprends même pas que je sois en train de vous le rappeler !
- Une famille mourant de faim… Qui n’aurait pas braconné ?
- Vous l’auriez fait vous inspecteur ?, » demanda le juge, souriant gentiment.
Il connaissait très bien l’inspecteur Javert.
Le juge Rolland se promit d’en parler avec son ami, le secrétaire du Premier Bureau de la préfecture de police, M. Chabouillet.
« Je ne compte pas, monsieur, se troubla Javert.
- Vous l’auriez fait vous ?
- Non, » avoua Javert entre des dents serrées.
Si facile à remporter ?
Le juge fut déçu.
Le procureur était agacé maintenant, il dut reprendre sa plaidoirie.
« Puisque l’inspecteur Javert nous oblige à reprendre toute l’affaire depuis le départ, obligeons-le ! Jean Valjean a en effet brisé la vitrine du boulanger Maubert Isabeau en 1795. Il vola un pain et s’enfuit. Il fut arrêté, le pain ayant disparu mais son bras ensanglanté parla pour lui.
- Un voleur, sourit le juge.
- Savez-vous ce que sont devenus les enfants Valjean ?, grinça le policier.
- Ceci ne nous concerne pas, inspecteur », rétorqua sèchement le procureur.
Javert était debout, à la barre, en plein centre de la salle du tribunal. La Cour d’Assises de Paris, proche de la Préfecture, proche de la Conciergerie, proche de son patron. Proche de ses collègues. Javert frappa du poing violemment sur la barre.
Il se perdait aux yeux du juge s’il devenait violent.
Cela fit sursauter tout le monde.
« Ils sont morts !!! MORTS !!! Je n’ai pas réussi à les retrouver.
- Reprenez-vous inspecteur ou je vous fais chasser du tribunal !
- Seigneur !?, » murmura une voix dans l’hémicycle.
On se tourna vers l’homme qui avait parlé. Pour la première fois. Valjean tenait ses mains devant ses yeux, la chaîne glissant sur les poignets.
Dans cette vie, ils étaient morts ?
Le temps avait donc tout effacé ?
On se tut et on se calma.
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