Scène III
Le juge et le policier se mesuraient du regard et le public commençait à se prendre au jeu. Ce procès, si anodin à l’origine, promettait d’être passionnant. Un homme se mit à prendre des notes fébrilement. Un journaliste ?
« Bon, reconnut le juge. Cette conséquence malheureuse ne ressort pas du tribunal. Ce fut dommage que le maire de Faverolles ne songea pas à se charger de ces malheureux. »
Javert claqua des talons, sa posture irradiait de colère.
« Oui, monsieur le juge. Dommage que personne n’y ait pensé.
- Avançons messieurs !, clama le procureur. Il y a d’autres affaires en attente ! »
On le regarda, surpris.
Et Marius Pontmercy décida d’enfoncer le clou. A son tour de se mettre en avant :
« Monsieur le juge, si je puis me permettre, j’ai ici un rapport de la police de Faverolles. L’officier, M. Delignières, n’était pas encore à son poste en 1795 mais il a sorti le dossier Valjean des archives et j’ai pu en faire une copie. »
L’intervention du jeune avocat abasourdit le juge.
En le voyant, il avait pensé qu’il allait être facile à contrer mais voilà que ce Pontmercy entrait en lice.
« Montrez ! »
L’avocat se leva et bravement il marcha jusqu’au pupitre du juge et de ses assesseurs. Il portait bien la robe noire et sa jeunesse pouvait jouer en faveur du vieux forçat.
Le juge feuilleta le dossier, fatigué de devoir le lire. Il le glissa devant un de ses assesseurs.
« Résumez-le, maître.
- A votre service, monsieur. Il est clairement rapporté que M. Valjean avait fui par peur d’être arrêté. Mais à aucun moment, il ne s’est opposé à son arrestation. Il a été obéissant et soumis. Sa blessure était grave, il a été soigné et a attendu son transfert à Arras sans poser aucun problème. Il a juste demandé qu’on se charge de sa sœur. Il l’a demandé plusieurs fois ! Ceci est clairement stipulé dans son dossier ! »
Même impression qu’avec l’inspecteur Javert.
Donc ils avaient partie liée !
Il allait y avoir du sport dans cette enceinte !
Marius Pontmercy attendait avec désespoir LA question. Prêt à prier Dieu pour cela !
« Pardonnez-moi, monsieur le juge, mais pourquoi rien n’a été fait pour la famille de Valjean ? »
Une voix parmi le jury. Choquée. Marius eut envie d’embrasser l’homme. Le juge dut avouer, coincé :
« Je ne sais pas, monsieur.
- Il faudrait savoir ! Clairement, quelqu’un n’a pas fait son travail, gronda la même voix.
- Je vous prie de ne pas oublier où vous vous trouvez monsieur.
- Pardonnez-moi, monsieur le juge. »
Le juge Rolland porta son regard sur Javert. Le policier le contemplait, sur la défensive, mais un léger sourire trahissait ses pensées.
Oui, vous remportez cette première manche, inspecteur.
« Avançons !!!, clama le procureur. Peut-être la famille de Valjean fut un malheureux oubli lors du premier procès mais on ne peut pas revenir en arrière.
- Pas un oubli, monsieur le procureur, opposa durement Marius Pontmercy. Des circonstances atténuantes qui auraient du alléger la sentence de Jean Valjean. Cinq ans de bagne pour un pain volé pour nourrir une famille en détresse ! Cinq ans devenus dix-neuf ans ! »
Touché !
La salle était en plein émoi !
On parlait, on discutait, on critiquait le premier procès… Valjean observait tout cela avec stupeur. Ses procès avaient été vite jugés. Coupable !
Le juge frappa son bureau de son marteau.
« La séance est ajournée ! La suite aura lieu dans trois jours ! M. Pontmercy, je vous prierai de transmettre vos dossiers et rapports à l’avance. Que nous puissions les examiner à loisir.
- Oui, monsieur le juge.
- Quant à vous, inspecteur. Je vous convoque dans trois jours mais j’ai comme l’impression que vous changez de titulature, inspecteur.
- Monsieur ?
- Vous passez de témoin à charge à témoin à décharge.
- En effet, monsieur le juge.
- Bien… Dans trois jours. »
Trois jours !
Jean Valjean fut tellement étonné de retrouver sa cellule.
Trois jours !
Sa vie allait donc être décortiquée ?
Les mots de Javert tournaient dans son esprit, à le rendre malade.
« Un brave homme »…
Et sa sœur… Sa sœur morte… Les enfants disparus… Valjean passa ces trois jours à pleurer et à prier.
Il fallut pousser le vieux forçat pour qu’il mange. Bizarrement, les gardes devenaient plus doux avec lui.
Trois jours de prière.
Valjean avait eu le droit de se laver et de se changer pour son nouveau jour de procès. Même organisation, mêmes acteurs, mais le public était plus nombreux.
Cette fois, on chercha à le voir, vraiment.
Un homme condamné à cinq ans de bagne pour un vol de pain...et qui en avait fait dix-neuf. On cherchait à le voir et à comprendre.
Valjean se fit humble comme la dernière fois et ne regarda rien d’autre que ses mains. Marius Pontmercy était là, ses yeux toujours inquiets étaient un peu plus tempérés. Plus confiants manifestement.
Peut-être… Peut-être...
Puis ce fut l’entrée de la Cour. On se leva avec empressement.
Le juge Rolland était impressionnant.
Le procureur était impressionnant.
Toute la pompe de la justice était impressionnante, destinée à écraser et à soumettre.
Un claquement de bottes. Valjean jeta un regard vers l’origine du bruit.
L’inspecteur Javert était impressionnant, lui aussi.
Uniforme complet, épée au côté, bicorne sous le bras, il posa sa canne à pommeau plombée contre la barre des témoins et se mit au garde-à-vous.
Réquisitoire du procureur. Moins sûr de lui, il ne réclama plus la tête de Valjean mais demanda le bagne à vie.
Tiens ?
Valjean en fut décontenancé.
Le juge observa l’inspecteur, un léger sourire aux lèvres.
« Alors inspecteur ? Donc notre forçat évadé est un brave homme ?
- Oui, monsieur le juge. Je ne change pas ma déposition sans de mûres réflexions.
- Et cependant notre accusé dispose d’un passeport jaune. Pourriez-vous nous expliquer cela ? »
Hier, le juge avait perdu, aujourd’hui, il entendait bien remporter la mise. Il avait fait une concession déjà. Le forçat ne mourrait pas sous la lame de la guillotine mais finirait ses jours à Toulon. Il s’était trouvé très indulgent.
« Hé bien, monsieur le juge... »
Mais Javert fut coupé dans sa plaidoirie. La porte du tribunal avait été ouverte et le secrétaire de la préfecture était entré. M. Chabouillet se tenait, debout, les mains glissées dans le dos et contemplait sans aménité son protégé. Salué poliment par le juge, le secrétaire vint s’installer aux places d’honneur, sa canne à tête de loup entre ses doigts.
« Poursuivez inspecteur ! Vous avez été garde-chiourme à Toulon il me semble ? »
Salopard de Rolland !
Javert baissa la tête, il n’avait pas prévu cela. Il avait prévu de parler de M. Madeleine. Marius avait un dossier complet, rempli des dépenses organisées dans la ville de Montreuil-sur-Mer avec l’argent personnel de M. Madeleine. Deux écoles, un orphelinat, un hôpital… Une vie simple faite de charité et de piété.
Mais à Toulon…
Jean Valjean n’avait pas eu par hasard un passeport jaune.
Javert prit son souffle et leva la tête, fièrement. Il était en train de se damner mais ce n’était pas la première fois.
« 24601 était un homme dangereux. J’ai prévenu le capitaine Thierry dés le premier jour.
- Pourquoi inspecteur ?, sourit le juge.
- Car je savais que l’homme allait nous donner du fil à retordre. Il était vindicatif.
- Aviez-vous raison ? »
Un temps d’hésitation.
Marius Pontmercy regardait Javert avec désespoir. Non, non, non.
« Oui, monsieur le juge. Jean Valjean a tenté de s’enfuir quatre fois du bagne de Toulon. C’est pour cela qu’il a passé dix-neuf ans en prison au lieu des cinq ans initiaux.
- Donc, c’était un homme dangereux ?
- Oui, monsieur le juge. »
Javert baissa la tête. Battu.
Le silence était profond dans la salle.
Le juge souriait, sans douceur.
Voilà pour l’insolence et l’indiscipline !
Seulement Javert ne s’avoua pas encore vaincu. Il avait perdu tout l’orgueil de sa position mais le chien-loup montra encore les dents.
« Jean Valjean était violent mais il avait encore un fond d’humanité même au bagne. Il a sauvé la vie d’un forçat sur le chantier de la mairie de Toulon. Une statue était tombée, il s’est précipité pour la retenir, au mépris de sa vie. Il portait souvent ses comparses trop faibles. Il…
- Un forçat avec un fond d’humanité ? Vous entendez-vous parler inspecteur ?
- Il était un forçat, certes. Il a fait preuve de violence envers les gardes lors des évasions ! Mais il n’était pas un monstre. Bon Dieu ! Il a sauvé un marin qui allait tomber du navire l’Orion. Il..
- Reprenez-vous inspecteur !, ordonna sèchement le procureur, content de voir le policier perdre son sang-froid.
- Veuillez me pardonner, messieurs. »
Valjean regardait la scène affligeante devant lui.
Javert se reprenait doucement, il avait perdu de sa superbe. Il était visible qu’il ne savait pas quoi faire pour sauver le forçat. Ses deux mains étaient posées devant lui et serraient la barre de bois avec force.
« J’ai connu des centaines de forçats, reprit plus calmement le garde-chiourme. J’en ai connu des violents, des désespérés. Des hommes prêts à tout pour améliorer leur condition de vie au bagne. Par la brutalité, par la soumission, par la corruption. Valjean ne fut jamais comme cela. Il était solitaire. Dur et plein de rancœur mais jamais il n’a brisé quelqu’un.
- Vous voulez nous faire croire qu’en dix-neuf ans Valjean n’a jamais frappé quelqu’un ? »
Un rire amusé.
Le policier secoua la tête, irrité.
« Non. Il y a eu des combats mais jamais du fait de Jean Valjean. Il était assez fort pour s’en protéger. Il n’a jamais blessé sciemment quelqu’un.
- On l’attaquait ?
- Dix-neuf ans de bagne, monsieur le juge. Il a été fouetté pour indiscipline et évasion, mis à la double-chaîne, mais jamais pour violence sur ses co-détenus. Sinon, il ne serait pas là !
- Et sur les gardes ?
- Il y a eu des actes de violence lors des captures. Mais c’est logique, monsieur le juge. Un forçat tentant de s’enfuir ? Comment ne pas réagir par la violence lorsqu’on va être capturé ?
- Jean Valjean vous a-t-il personnellement fait du mal ? »
Une hésitation.
Le juge réitéra sa question. Content de coincer le fier inspecteur de police.
« Oui, monsieur le juge.
- C’est-à-dire ?
- J’ai pris une barre de métal dans la cuisse. J’ai failli en mourir.
- Et vous continuez à soutenir que Jean Valjean est un brave homme ? »
Le juge jubilait. Il avait gagné.
L’inspecteur Javert s’échauffait et il clama en pleine salle de tribunal :
« Jean Valjean est un brave homme ! Je le soutiens car c’est la vérité. Si la justice condamne Valjean à retourner au bagne...je ne comprends plus rien à la justice…
- Car ce n’est pas votre rôle inspecteur, expliqua froidement le procureur. Retournez à vos arrestations et laissez-nous juger les criminels. »
Marius Pontmercy ne savait pas quoi faire. Son dossier était complet sur M. Madeleine mais Toulon était le point noir de Valjean…
On le savait bien.
« Vous semblez vouloir à tout prix sauver ce forçat, inspecteur, reprit le juge. On pourrait se poser des questions sur votre objectivité dans cette affaire. »
Le juge pensait briser définitivement le policier mais ses paroles ne provoquèrent qu’un rire amusé du policier.
« Évidemment ! Je suis son complice.
- Pardon inspecteur ? »
Javert riait encore. Etait-il saoul ? Valjean en eut peur tout à coup.
« Expliquez-vous inspecteur ou votre place se retrouvera aux côtés de Jean Valjean.
- Allons, monsieur le juge ! Ne tergiversons pas ! Je suis surpris de ne pas y être déjà.
- JAVERT !, aboya une voix dans le public. M. Chabouillet.
- M. Valjean est connu aujourd’hui sous le nom de M. Fauchelevent. Avant cela sous celui de M. Madeleine. Il a été jardinier au couvent du Petit Picpus. Avant cela, il était le maire de Montreuil-sur-Mer. Et à chaque fois, je croisais sa route et le ratais. Lamentablement ! Alors, nous sommes en droit de se poser la question n’est-ce-pas ?
- Poursuivez ! »
Froid, dur, mauvais.
Javert ne jouait plus pour gagner. Il avait déjà perdu.
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