Scène IV

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Devant la cour estomaquée, Javert asséna durement :

« Je jure que j’ai poursuivi avec rage ce forçat. M. Madeleine et M. Fauchevelent méritaient de retourner au bagne. Je l’ai raté. C’est un fait. Je ne suis pas un bon policier.

- Vous avez parlé de complicité, lui rappela le procureur.

- Parce que c’est la vérité ! J’ai reconnu Valjean lorsque ce dernier est venu me prêter assistance après une blessure obtenue lors d’une enquête.

- Vous avez été corrompu ?

- Oui, monsieur le juge, avoua simplement Javert.

- NON !, cria Valjean. Ce n’est pas la vérité ! Je n’ai jamais payé Javert.

- Que l’accusé se taise ou ce procès se fera en son absence !, » lâcha sèchement le juge.

Deux paires de mains solides se posèrent sur les épaules de Valjean et le contraignirent à rester assis et à se calmer. Marius Pontmercy n’osait pas intervenir.

« Je vais donc vous poser à nouveau la question, inspecteur. Prenez garde à votre réponse ! Avez-vous accepté de l’argent de la part de Jean Valjean pour le laisser libre ?

- Non !

- Alors comment vous a-t-il corrompu ?

- En sauvant une petite fille victime de maltraitance.

- Pardon ?

- L’affaire Marie Defrocourt, » expliqua Marius Pontmercy, étonné d’en parler là, à un tel moment.

L’inspecteur Rivette, devenu son ami Antoine, lui avait relaté cette histoire. Il en était encore tellement choqué et Jean Valjean avait été un homme si bon.

« Defrocourt ? »

Le juge, un instant désarçonné, regarda ses assesseurs. L’un d’eux se pencha vers lui et lui rappela l’affaire de la gamine vendue par ses parents et condamnée à la prostitution. Ce ne fut pas une affaire du juge Rolland.

« Quel rapport avec Jean Valjean ?, fit le juge, perdu.

- C’est cela qui m’a empêché d’arrêter Valjean, reprit Javert, fatigué.

- Vous avez découvert que vous aviez un cœur inspecteur ?, le railla le procureur.

- Non. Je sais…ce que cela fait…, bafouilla le policier, pour la première fois depuis le début de ce procès.

- Quoi ? Parlez plus distinctement inspecteur !

- Je sais ce que cela fait d’être condamné à se prostituer, monsieur. »

Un silence, profond, désagréable régna quelques instants avant que chacun ne comprenne la réelle teneur des paroles du policier.

« Où êtes-vous né inspecteur ?, demanda le procureur, intéressé.

- Au bagne de Toulon, monsieur.

- Et vous avez du…

- Suffit Duhamel ! Il n’y a nul besoin d’interroger l’inspecteur sur sa vie privée, » jeta le juge.

Mais le silence était encore trop profond. Les gens étaient choqués. On observait le policier comme une bête curieuse. Javert serrait les doigts sur la barre, les jointures blanchissaient.

« Très bien. L’affaire Defrocourt vous a empêché de dénoncer ce forçat.

- J’ai protégé l’identité de Jean Valjean. »

Ce n’était pas de l’argent qui avait sauvé le forçat, c’était une petite fille maltraitée et brisée.

« Je ne peux pas dire que je vous absous, inspecteur, mais je peux dire que je vous comprends.

- Où est l’enfant ?, demanda le procureur.

- Dans le couvent du Petit Picpus, » répondit le policier.

Mais Javert semblait épuisé. La barre devait être la seule chose lui permettant de ne pas s’effondrer.

Soudain, il leva les yeux et regarda le juge, affolé. Un éclair de gris brillant qui impressionna le juge.

« La gosse n’y est pour rien, monsieur le juge. Elle est bien au couvent ! Elle…

- Calmez-vous inspecteur ! La petite ne sera pas retirée du couvent.

- Merci, monsieur le juge, » soupira le policier, soulagé.

Et maintenant ?

Javert ne savait pas quoi ajouter. Il attendait que le couperet tombe.

Seulement, Marius Pontmercy n’était pas un imbécile. Il avait côtoyé les Amis de l’ABC, il connaissait bien la rhétorique, il avait fait des études de droit, il profita de l’ambiance générale, délétère pour avancer ses pions.

« D’ailleurs ce ne fut pas le premier enfant sauvé par Jean Valjean, » lança tout à coup le jeune avocat.

On le regarda.

Le combat se poursuivait ?

« Comment cela maître ? »

Le procureur lui offrait la parole et l’avocat la prit avec plaisir.

Marius Pontmercy était jeune mais il avait l’étoffe d’un grand avocat. Valjean observa son futur gendre avec stupeur...plaisir.

Il était à la hauteur de sa Cosette. Un homme sérieux et honnête ! Sans peur !

L’avocat de M. Madeleine sortit enfin son dossier et ses rapports et fit dévier les débats sur l’époque de Montreuil-sur-Mer. Les écoles, l’orphelinat, l’hôpital, la charité.

On découvrait un homme bon, en effet.

Les comptes de la commune puisaient sans vergogne dans la fortune de M. Madeleine. Pas très régulier mais M. Madeleine avait pensé à sa ville.

L’inspecteur s’était repris peu à peu, redressant les épaules et laissant son regard flotter dans le lointain.

Le juge était aux prises avec Marius Pontmercy maintenant.

« Vous parlez de charité mais n’était-ce pas plutôt une tentative de cacher son identité derrière une image de respectabilité ?

- Je l’ai longtemps cru…, souffla Javert.

- Peut-être, répondit fermement l’avocat, ignorant ostensiblement l’interruption du policier. Mais Jean Valjean a aussi recueilli et élevé la fille d’une prostituée de Montreuil.

- La fille d’une prostituée ? »

Là, on était surpris.

Ces faits de charité publique du temps de M. Madeleine étaient connus depuis le premier procès à Arras, ce fut la raison de la grâce royale. Le juge et le procureur s’étaient attendus à ce que la défense évoque ce fait puisque c’était la seule chose qui pouvait réellement sauver le forçat.

« Je voudrais appeler un témoin à la barre, affirma l’avocat.

- Non !, plaida l’accusé.

- Un témoin, maître ? »

Le juge était de nouveau désarçonné. Et il n’aima pas cela.

Ce jeune avocat savait donc jouer ?

« Nous étions convenus que vous deviez prévenir de vos attentions à l’avance !, menaça le juge.

- Un témoin de dernière minute, monsieur le juge, plaida Marius Pontmercy.

- NON, répéta Valjean, se levant avec force, avant d’être rejeté violemment sur sa chaise par les policiers postés à ses côtés.

- Faite, maître, » accepta le juge, curieux de voir qui était ce fameux témoin qui faisait perdre son calme à l’accusé.

L’avocat se tourna vers la salle et s’écria d’une voix forte :

« J’appelle Mlle Cosette Fauchevelent.

- Seigneur !, » souffla Valjean, perdant toutes couleurs.

Cosette était là, dans sa jolie robe à volants, Toussaint à ses côtés, belle et inquiète. La pâleur la rendait plus belle encore. Elle ressemblait tout à coup à sa mère, avant sa déchéance. La jolie Fantine !

Elle s’approcha de la barre des témoins. Javert lui laissa la place.

De toute façon, le policier était sonné par ses révélations. Il alla s’asseoir dans les gradins, parmi les autres policiers présents et baissa la tête pour regarder ses pieds.

« Bonjour, messieurs, » souffla la jeune fille.

Un bouton de rose.

Le juge apprécia le joli coup en connaisseur.

L’avocat pensait gagner le jury en faisant témoigner la fille du forçat.

Et ce fut ce qui se passa.

Seulement, il y eut d’abord un drame qui se joua dans la salle.

En voyant sa chère fille témoigner dans son procès, être témoin de sa honte, Valjean ne put y résister et il fit un malaise, perdant connaissance et glissant de sa chaise.

On crut d’abord que c’était un jeu d’acteur.

Les policiers le redressèrent tandis que l’accusé tombait de son siège.

Le juge, ennuyé de voir tant de faux semblants, ordonna sèchement à Valjean de se ressaisir mais devant la mine inquiète des policiers, il demanda que l’accusé soit emmené immédiatement à l’hôpital.

« Papa !, hurla Cosette, les mains tremblantes.

- Veillez sur lui, exigea le juge avant de se tourner vers le témoin que l’avocat avait sorti de sa manche. A vous, mademoiselle ! »

Un sourire qui se voulait rassurant et la jolie jeune fille répondit aux questions.

Cosette était bien jeune pour témoigner, elle n’était pas majeure, donc ce fut la servante qui parla en son nom. Toussaint bégayait, elle n’était pas très maligne mais elle adorait son maître.

La jeune fille parlait, la servante appuyait ses dires. Les yeux du juge quittèrent un instant le visage adorable de Cosette Fauchelevent pour partir à la recherche de l’inspecteur Javert.

Il le chercha dans les gradins et fut choqué.

L’homme avait disparu. Il avait du partir chercher des informations sur la santé du forçat.

Le nom de la Mère Supérieure du Couvent du Petit Picpus fut cité. L’avocat Pontmercy apporta aussitôt le témoignage de la Mère Supérieure. Les Saintes Femmes ne pouvaient pas sortir du couvent selon leur règle stricte.

La Mère Supérieure évoqua le Père Fauchevelent, elle parla avec chaleur de son jardinier, de sa fille.

Puis, elle finit sur un aveu qui ébranla à nouveau la salle

La Mère Supérieure avoua qu’elle connaissait parfaitement la vérité sur le frère de son jardinier. Il n’y avait pas de frère et n’en avait jamais eu.

Il n’y avait eu qu’un pauvre homme aux abois qu’il fallait protéger.

Et ce fut ce qu’elle fit.

Les lois humaines pouvaient la condamner, elle attendait qu’on vienne la chercher au couvent, mais elle savait que les lois divines l’absoudraient.

Un nouveau brouhaha !

La salle était en effervescence !

On parlait de Valjean et de sa duplicité ! On parlait de Cosette et de sa candeur ! On parlait à tort et à travers !

Le juge dut se résoudre à ajourner une fois de plus.

Il avait l’impression que cela n’avançait pas.

Il reporta le procès à trois jours plus tard.

Cette fois, il admonesta le jeune avocat. Si Marius Pontmercy ne respectait pas les règles, il serait remercié !

Trois jours !

Ces trois jours passèrent dans la douleur.

Valjean pleura, pria, refusa fermement de manger. On dut le forcer.

Il ne retourna pas dans sa cellule, il resta à l’hôpital, gardé par deux policiers. Bien inutilement d’ailleurs. Le forçat ne bougea pas de son lit sauf pour les besoins indispensables.

On contemplait, impuissant, cette souffrance intense.

Cette fois, Valjean pria pour mourir.

Une nouvelle vie qu’il fallait terminer.

En trois jours, il eut pour la première fois accès aux journaux. Un des policiers lui en tendit quelques-uns. Les relations changeaient en effet.

Un forçat ? Oui mais...un brave homme ? Aussi…

Les journaux parlaient de cette affaire en Une. Un procès remettant en cause le système judiciaire ! On parlait de lui, soit en tant que brute épaisse à peine sortie du bagne, soit en tant que martyr ayant été maltraité en prison..

Valjean n’était ni l’un ni l’autre. Il n’était qu’un homme.

Valjean lisait avec application les journaux, redécouvrant son histoire et retrouvant les détails de son procès avec amertume.

Marius Pontmercy était présent dans de nombreux articles. On l’avait même interrogé mais le jeune avocat avait tenu soigneusement sa langue.

Un coup au cœur brisa à nouveau le vieux forçat lorsqu’un dessin représentant sa chère fille fut visible dans un des journaux. Accentuant sa beauté par la tristesse de ses yeux.

Quant à Javert…

Les avis étaient mitigés.

Un policier corrompu ? Ou un complice ? Ou un homme faisant son examen de conscience ?

En tout cas, tous les journaux se perdaient dans des détails sordides sur la vie en prison...et sur la prostitution…

Valjean n’en revenait pas de cet aveu.

Jamais son Javert de Toulon ne lui avait parlé de cela. Que diable lui était-il arrivé en prison ? Ou alors il parlait de sa mère ?

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