Scène V

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Trois jours.

Le procès reprenait. Valjean s’était préparé fermement à accepter de voir sa fille. Il avait fait un effort pour se vêtir décemment. Il avait quémandé pour avoir des vêtements de sa propre garde-robe. Sa servante Toussaint obtint le droit de visiter son maître à l’hôpital et de lui fournir quelques habits.

Les policiers surveillèrent avec attention l’échange entre les deux personnes. Mais rien ne fut dit. Sauf une simple question :

« Comment va-t-elle ?

- Bien, monsieur. »

Trois jours.

Lorsque la Cour entra dans la salle pour poursuivre les débats de ce procès à rallonge, Valjean ne vit pas l’inspecteur Javert. Ni sa fille.

Les débats furent longs et ennuyeux, procéduriers au possible.

Les comptes de Montreuil-sur-Mer furent examinés avec soin.

Bataille d’experts !

On en vint à la conclusion que monsieur le maire avait en effet œuvré pour le bien de sa ville. Ne conservant que le strict nécessaire pour survivre.

Les débats furent longs.

Marius ne céda pas un pouce de terrain à l’accusation. Il contra, développa, expliqua. Il était superbe et impressionnant.

Tiens ? Lui aussi ?

« Est-ce que l’inspecteur Javert appuyait monsieur Madeleine dans ses projets ?, lança vicieusement le procureur.

- Non, monsieur. »

Et de prouver l’opposition éternelle entre les deux hommes, le maire et son chef de la police, visible dans le moindre procès-verbal des réunions du conseil municipal de Montreuil-sur-Mer.

« Une école ? L’argent public ne doit pas servir à financer la lie de l’humanité !

- Ce sont des enfants Javert ! Pas la lie de l’humanité !

- Un homme ne change jamais ! Ils finiront dans la rue ! Vous feriez mieux d’employer l’argent de l’État à la création d’ateliers, monsieur le maire. Pour leur apprendre un métier.

- C’est une idée valable Javert mais pour ma part je penche pour l’éducation ! »

Un autre rapport sur une autre réunion…

« Revoir le système d’assainissement du quartier nord ??

- Oui, le choléra risque d’y devenir endémique, il faut agir Javert !

- Détruisez le quartier et reconstruisez ! Un quartier plus aéré sera plus salubre.

- Cela serait parfait Javert mais nous manquons de moyens ! Et les loyers seront plus élevés si nous modernisons le quartier. Ce sont des familles pauvres qui vivent là.

- Ils travailleront davantage pour payer leur loyer. C’est tout !

- Javert ! Ce sont des ouvriers ! Ils travaillent déjà trop !

- Augmentez leur salaire, monsieur le maire et embauchez des enfants dans votre usine ! Cela fera des compléments de salaire pas négligeables.

- JAVERT ! Vous êtes…

- Quoi monsieur le maire ? Réaliste ? Vous êtes saint-simonien monsieur Madeleine. Cela est illusoire de vouloir l’appliquer à l’échelle d’une ville. »

Des rapports et des rapports faisant état de relations houleuses.

L’incident avec la prostituée Fantine ne fut qu’un jalon dans une relation conflictuelle parvenue à son summum.

Le juge chercha du regard l’inspecteur Javert, surpris de ne pas le voir. Il voulait l’interroger sur M. Madeleine.

« Où est l’inspecteur Javert ?, lança-t-il soudainement.

- Il a été retenu à la préfecture, monsieur le juge, » expliqua simplement le procureur.

Donc, on voulait museler le chien-loup et l’empêcher de témoigner.

Cela déplut au juge Rolland qui se promit d’en parler à Chabouillet.

Où était le plaisir du jeu si on gênait les joueurs ?

Une séance mortellement ennuyeuse.

Pas de Cosette, venue parler au nom de son père.

Pas de malaise de Valjean, survenu en voyant sa fille chérie.

Pas de révélation choquante de l’inspecteur Javert, alors qu’il est poussé dans ses retranchements.

Une séance mortellement ennuyeuse qui n’aboutit qu’à prouver à quel point le forçat Jean Valjean était devenu un honnête homme.

Le jury n’était plus à chercher. Il penchait du côté du forçat, visiblement.

Ce fut amusant de constater que les mêmes mots allaient avoir les mêmes effets ! M. Madeleine allait sauver une fois encore Jean Valjean.

Jusqu’à ce que, perfide, le procureur demande au jeune avocat :

« Qu’est devenue la fortune de M. Madeleine ?

- La fortune de M. Madeleine ?, » répéta Marius Pontmercy, sans comprendre.

Le procureur général avait aussi potassé le dossier Jean Valjean. Il sourit, vicieux.

« Hé bien oui, maître ! La fortune de M. Madeleine qui s’élevait à 600 000 francs lorsque Jean Valjean fut obligé de fuir Montreuil-sur-Mer. Où est-elle ?

- Je...je l’ignore, monsieur le procureur. »

Marius Pontmercy se troublait.

Tiens ? La victoire d’aujourd’hui serait pour la justice ?

Le juge eut un sourire satisfait en regardant le jeune homme rougir.

Ces jeunes !

Bien entendu, la justice se devait d’être neutre et objective mais le préfet avait parlé avec le juge de cette affaire lamentable qui commençait à faire parler d’elle. Sa Majesté en entendait parler à son tour.

Un forçat qu’un roi avait gracié et qui se retrouvait au tribunal ?! Il fallait clore les bouches !

« Qu’en avez-vous à dire M. Valjean ? »

La fortune de M. Madeleine ? Enterrée à l’abri dans une forêt parisienne. L’avenir de Cosette ! Pour la première fois, Valjean mentit au tribunal.

« Il n’y a jamais eu de fortune de M. Madeleine, monsieur le juge. Elle a été perdue lorsqu’il fallut s’installer à Paris.

- Vraiment ? Cependant les comptes de M. Madeleine et le témoignage du banquier M. Laffitte parle d’une somme que vous auriez prise chez lui avant votre fuite !

- Je ne le nie pas, monsieur le juge. Mais je n’ai plus cet argent aujourd’hui. Il m’a servi à payer les logements.

- 600 000 francs !, glapit le procureur. Vous aimez vivre dans le luxe, monsieur Valjean.

- Non, monsieur le procureur. Mais je n’ai aucun moyen de vivre depuis des années, monsieur. L’éducation de ma fille, Cosette a demandé des moyens. Je voulais le mieux pour elle.

- 600 000 francs !? Combien vous reste-t-il aujourd’hui ? »

La totalité, pensa Valjean. Thésaurisée avec soin. Valjean n’avait vécu qu’avec les quelques fonds fournis par le couvent.

« Je peux vous apporter mes comptes, monsieur le juge. Il doit rester quelques milliers de francs. »

Le juge contemplait fixement le forçat, cherchant la faille, le mensonge mais le forçat était honnête. Ses yeux ne cillaient pas.

Il ne mentait pas ?

« Bon. Nous reparlerons de cet argent. Ajournons la séance ! »

Cela surprit le procureur. Aujourd’hui, la séance était calme. Ils avaient fait le tour de M. Madeleine, ils avaient fini de parler de Toulon, ils avaient évoqué M. Fauchelevent… Que dire de plus ?

La complicité avec l’inspecteur Javert avait été discutée et écartée.

Que restait-il ?

On se quitta pour se retrouver dans trois jours.

Deux semaines de procès !

Ce procès si simple durait depuis deux semaines !

C’était à n’y pas comprendre et maintenant la foule se battait pour avoir des places dans le tribunal.

On connaissait l’histoire de Valjean sur le bout des doigts. On espérait revoir sa si jolie fille. On attendait les coups de gueule du policier.

Valjean était éteint, assis dans sa cellule.

Il n’écoutait même plus les paroles pleines de sagesse de l’aumônier. Les gardes avaient accepté de lui laisser des livres. Mais le forçat n’avait pas envie de lire. Il voulait sortir d’ici, il se sentait devenir fou entre ces quatre murs.

Deux semaines de tension permanente.

Valjean flottait dans ses costumes.

Et la prochaine fois qu’il vit Javert, il remarqua que le policier n’était pas au mieux de sa forme.

Le même cirque eut lieu.

L’entrée de la Cour.

L’empressement à se lever pour la saluer.

La foule devenant silencieuse.

Cette fois, le secrétaire du premier bureau était déjà là, présent dans le public. A ses côtés, d’autres membres de la préfecture et surtout !, le chef de la Sûreté en personne, Eugène-François Vidocq.

Jean-le-Cric eut envie de cracher par-terre.

Qu’on abrège cette comédie une fois pour toute.

Enfin, ce fut l’entrée de l’inspecteur Javert et chacun se tordit le cou pour le voir. Le juge en fut tellement content qu’il le salua avec un grand sourire.

Javert se plaça à la barre et s’inclina respectueusement.

« Alors inspecteur ?, l’attaqua d’emblée le juge. Vous avez lu les rapports sur M. Madeleine ?

- Lu et côtoyé. Oui, monsieur le juge, » répondit le policier, retrouvant son mordant.

M. Chabouillet leva les yeux au Ciel, le juge apprécia l’échange et le public était aux anges.

« Qu'en pensez-vous ?

- De quoi monsieur le juge ? »

On lui avait fait la morale !

On l’avait menacé de le chasser de son poste !

Et voilà Javert qui se révélait insoumis.

« De M. Madeleine ! »

Javert se redressa et se mit au garde-à-vous, les bras croisés dans le dos. Impeccable.

« Un homme indigne de la fonction de maire, monsieur le juge. Il se chargeait trop des misérables au détriment des nantis.

- Vraiment ? Je croyais que c’était un brave homme ?, s’amusa le juge.

- Mais ça l’est, monsieur le juge. Un brave homme et un maire déplorable. Donner la primeur à la parole d’une prostituée sur celle d’un bourgeois !

- JAVERT !, gronda M. Madeleine. Fantine était malade ! »

Valjean n’avait pas pu s’en empêcher. La colère le portait en entendant ses mots. Comme par le passé.

Marius posa aussitôt sa main sur celle de Valjean, pour le calmer.

Et manifestement, il aurait fallu la même chose du côté de Javert, le policier se tourna, les yeux étincelant de colère vers son ancien supérieur.

Les bottes claquèrent tandis que Javert s’approchait de Valjean, les mains dans le dos.

« Quel chienlit ! Un forçat devenu maire d’une ville ! Un forçat se permettant de me donner des ordres ! »

Attendez ! Attendez un peu ! Javert changeait-il son fusil d’épaule ? Le juge fut décontenancé.

« Fantine était malade Javert, poursuivit Valjean, se dressant sur son siège et se penchant en avant. Vous la traitiez avec cruauté !

- Je vous ai dénoncé M. Madeleine lorsque j’ai vu une pute cracher sur un maire et s’en sortir libre.

- JAVERT !, cria le juge. Un peu de respect ! »

Javert et Valjean se contemplaient ardemment, les yeux dans les yeux. Des années de haine !

« M. Madeleine n’était pas un bon maire. Il ne respectait pas les règles lorsqu’elles touchaient des miséreux. Il cherchait toujours la circonstance atténuante. Il intervenait souvent dans les affaires de police, demandant d’être indulgent, plaidant pour que la justice soit plus humaine. Mais la loi n’a pas à être humaine !

- Vous étiez cruel Javert !

- Non, monsieur le maire, j’étais un représentant de la loi ! »

Les deux hommes se jaugeaient et se cherchaient. C’était impressionnant !

Le chef de la police de Montreuil se tenait debout, les mains croisées dans le dos, aboyant plus qu’il ne parlait. Et en face de lui, monsieur Madeleine, le maire de Montreuil, était là. Plus aucune trace de l’accusé Jean Valjean, livide de crainte et résigné à son sort. On voyait maintenant un homme rempli d’autorité et les yeux étincelants de colère qui soumettait son subalterne.

Le juge laissait faire, impressionné. Était-ce un jeu ? Était-ce la vérité ? Le public était heureux de cette confrontation. Mais le procureur n’apprécia pas cette déviance dans une salle de tribunal. Il arrêta les deux hommes en s’exclamant :

« SUFFIT ! Javert à votre place ! Valjean asseyez-vous ! »

Le policier se recula et Valjean se rassit.

Le juge regretta l’intervention du procureur.

Duhamel était un excellent procureur de la république mais il était pointilleux sur le respect de la procédure.

« Donc un brave homme mais un mauvais maire ?

- Oui, monsieur le juge.

- Et si c’était à refaire, vous le dénonceriez ?

- Oui, monsieur le juge. C’était un forçat évadé. »

Le juge respira quelques instants avant de résumer la pensée de tout le monde :

« Mais alors inspecteur, Valjean doit-il ou non retourner en prison ?

- Cela dépend, monsieur le juge.

- Non Javert ! La justice doit trancher ! »

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