Scène VI

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Javert se mit à rire.

C’était si drôle. Si ridicule.

« M. Jean Valjean est un forçat évadé. Il a fui le bagne en 1823. Il a été déclaré mort. Il est vivant. C’est un forçat en rupture de ban. A ce titre, il doit être condamné.

- Donc vous estimez que sa place est au bagne ?

- Mais voilà… Jean Valjean est un homme bon. Depuis le début. Il s’efforce de faire le bien. Au péril de sa vie. Il est venu s’offrir à Arras contre la vie de Champmathieu. Il est venu se placer entre mes griffes lorsque j’étais blessé. Il a sauvé une petite fille alors qu’il savait que cela brisait le secret de son identité.

- Donc vous estimez qu’il mérite d’être gracié ?

- Oui, monsieur le juge. Mais à une condition pour que cela soit équitable. »

Tiens ?

Le policier se croyait-il dans un tripot à jouer des enjeux ?

« Laquelle ?

- Je dois être condamné pour ne pas avoir rempli mes devoirs.

- Pardon ?!

- Je dois être cassé. Accusé de complicité et chassé de la police. Voire plus. A votre convenance. »

Et voilà, c’était dit.

Cela provoqua un nouveau brouhaha.

Mais Javert n’en avait cure. Il était fatigué. Des jours qu’il ne dormait pas, cherchant à sortir Valjean de prison. Il se tenait à la barre des témoins, la tête penchée en avant, les mains posées bien à plat sur le bois rendu lisse par le nombre de mains qui l’avaient touché. Caressé. Serré. Avec haine, avec terreur, avec bonheur.

Le policier avait parlé à M. Chabouillet, il avait plaidé la cause de Valjean. Il avait supplié pour sa libération.

Le secrétaire avait été dur.

Ainsi son protégé était corrompu ? Il avait laissé courir les forçats évadés ?

On l’avait gardé dans les locaux de la préfecture, ne sachant trop que faire de lui. Javert avait été envoyé aux archives.

Le juge était estomaqué. Il ne s’était pas attendu à une telle conclusion. Valjean était sauvé, soit, mais au détriment de Javert ?

Il ne savait plus quoi dire.

Et la situation s’envenimait dans le tribunal, les discussions devenaient houleuses, le bruit atteignait des proportions inusitées. Le procureur hurlait pour obtenir le silence.

Valjean était devenu livide. On pouvait craindre un nouveau malaise.

Quant à M. Chabouillet, il était froid comme la pierre, figé dans une expression hautaine. Le chef de la Sûreté, à ses côtés, cherchait manifestement comment sortir tout le monde de cette situation embarrassante.

Il fallait ajourner la séance.

Jamais de mémoire de greffier une séance en Cour d’Assises fut aussi courte !

Trois jours ?

N’était-ce pas plaisant que toute la vie de Valjean tourne autour de trois jours ?

Trois jours pour sauver l’enfant de Fantine. Trois jours pour cacher la fortune de M. Madeleine en pleine forêt de Montfermeil. Trois jours pour entendre le verdict du jury, appuyé par le juge.

Trois jours.

Valjean ne fit aucun effort cette fois. Il en avait soupé de ce procès.

Qu’on le condamne ! Il ne leva pas la tête à l’entrée de la Cour, effectuant machinalement les salutations d’usage.

Le juge en avait assez également.

On l’avait vertement rabroué la veille au sujet de cette affaire.

« Réglez-moi cela Rolland ! Cela n’a que trop duré ! Réglez cela et réglez cela bien !

- Oui, monsieur le ministre. »

Réglez cela bien !

Oui, mais comment ?

Le juge en avait assez, il ne perdit pas de temps avec le réquisitoire du procureur, il refusa d’entendre le plaidoyer de l’avocat de la Défense.

Il expliqua que toutes les parties avaient parlé , et assez parlé, il demanda aux jurés de décider en leur âme et conscience.

Coupable ou non coupable ?

Quelle peine en cas de culpabilité : mort ou bagne ?

Voilà les enjeux.

Un peu décontenancés, les douze jurés disparurent dans une pièce attenante où ils pouvaient délibérer, discuter, voter…

Où était l’inspecteur Javert ?

Valjean avait peur tout à coup. Peur pour lui, peur pour Javert.

La foule discutait, on pariait allégrement sur le résultat du procès. Le procureur s’approcha du juge et les deux hommes conversèrent paisiblement. Marius Pontmercy était trop inquiet pour pouvoir bavarder. Les deux policiers de garde restèrent silencieux aussi.

Où était l’inspecteur Javert ?

Dix minutes ! Il ne fallut que dix minutes pour arriver à un résultat. Le jury revint et chaque homme prit sa place dans son gradin avec un visage fermé.

Le juge demanda :

« Quel est le verdict ?

- Le jury a voté à l’unanimité non-coupable. M. Valjean a payé de dix-neuf ans de bagne son premier vol. Il a déjà été condamné pour ce délit. Pour l’usurpation d’identité, M. Valjean n’a jamais utilisé ses fausses identités à des fins criminelles mais juste pour sa protection personnelle. Il doit être acquitté.

- Je déclare l’accusé Jean Valjean non coupable et libre de toute poursuite. »

Fin du procès.

Fin de l’histoire.

Il y avait toujours un moment à la fin d’un procès où le silence règne. La tension était toujours présente même si tout était terminé. C’était ce moment-là.

Valjean était toujours assis, immobile dans l’expectative.

Marius Pontmercy était toujours sur son siège, le dos raide, angoissé.

Le procureur de la République, M. Duhamel, attendait toujours le résultat des débats.

Le public attendait, incertain d’avoir bien entendu le jugement du tribunal.

Puis, on comprit et chacun reprit vie.

Marius se retourna et serra la main de son futur beau-père.

Les deux policiers retirèrent les menottes de Jean Valjean.

Le procureur vint saluer le jeune avocat et le félicita pour son premier procès.

Le juge soupirait d’aise. Cette affaire était enfin terminée.

Et l’inspecteur Javert ? Aucune idée !

Il ne fallait pas faire de lien entre l’accusé et l’avocat. Neutralité, objectivité, équité. Si le procureur ou le juge avaient su que l’avocat hébergeait la fille de l’accusé et sa servante, les débats auraient pris une autre tournure et Marius Pontmercy aurait été destitué.

Prudemment, Valjean et Marius se saluèrent comme deux alliés, et non comme deux personnes proches.

Le juge Rolland descendit de son piédestal pour s’approcher majestueusement de l’accusé, nouvellement gracié.

« Alors M. Valjean ? Vous voilà libre !

- Oui, monsieur le juge.

- Vous pouvez dire merci à votre avocat. Je suis certain que nous retrouverons ce jeune homme prometteur dans d’autres procès.

- Merci monsieur, répondit Marius Pontmercy, » souriant en rougissant.

Diable ! Qu’il était jeune !, pensa le juge.

« Vous pouvez rentrer chez vous, monsieur Valjean. Je suis sûr que ces derniers jours ont été éprouvants et votre fille doit vous attendre avec impatience.

- Et pour l’inspecteur Javert ?, » demanda Valjean, un soupçon d’autorité dans la voix.

Le juge, honnêtement, ne savait pas.

La veille, il fut question de tout à-propos de l’inspecteur Javert.

Le chasser, le destituer, le renvoyer à Toulon, l’ignorer, le récompenser, le faire monter en grade… Tout ! De la guillotine à la légion d’honneur. Tout et son contraire.

« Je ne sais pas, M. Valjean. Je ne suis pas dans les secrets de la préfecture. »

Menteur ! Il n’était juste pas dans ce secret-là.

On se salua et le juge rejoignit le procureur.

Les deux hommes quittèrent la pièce. Marius Pontmercy resta à régler la paperasse avec un des assesseurs. Le procès était terminé, certes, mais on ne sortait pas comme ça d’un tribunal. Il fallait signer, parapher, examiner…

La lourdeur administrative…

Enfin, ce fut fait.

La salle était vide. Le public était parti. Les deux policiers laissèrent enfin Jean Valjean libre.

Bientôt, il ne resta que Valjean et son avocat dans la salle.

« Je vous emmène chez vous, M. Valjean.

- Je vous remercie M. Pontmercy. »

Les deux hommes étaient vidés de leur énergie.

Peut-être Javert était rue Plumet à attendre le retour de Valjean ?

Un trajet en fiacre dans un silence de mort. En écho à un futur trajet en fiacre ? Valjean ne savait pas.

Il ne savait plus.

Sa vie avait radicalement changé. Il était Jean Valjean, il était un forçat, il était acquitté.

Devant sa demeure, Marius Pontmercy fit patienter le fiacre.

« Vos affaires vous seront rendues dans la semaine, je m’en charge personnellement, M. Valjean.

- Merci M. Pontmercy. Merci pour tout. »

Un regard appuyé. Les deux hommes se serrèrent la main.

« Passez me voir demain, fit Valjean, et nous parlerons un peu de Cosette. »

Les yeux de l’avocat brillèrent de plaisir.

« Avec joie, M. Valjean. Je serai là demain pour le goûter. Reposez-vous ! »

Et le jeune homme, en tout bien tout honneur, remonta dans le fiacre et s’en alla.

Objectivité, neutralité, équité.

Les deux hommes ne se connaissaient pas et n’avaient aucun lien. Parfait ! M. Valjean chercha machinalement ses clés dans la poche de son manteau mais ne les trouva pas. Elles devaient être quelque part dans l’inventaire de la prison.

Il se résigna à frapper.

On lui ouvrit aussitôt.

Et toute pensée cohérente le quitta dés l’instant que les bras doux et tendres de sa fille le serrèrent avec force contre elle.

« Papa…, souffla Cosette.

- Mon ange. »

Et ces deux âmes blessées se mirent à pleurer.

Toussaint, inquiète, les retrouva là dans la même position, plusieurs minutes suivant l’ouverture de la porte. Maugréant pour le principe la vieille servante fit entrer son maître et sa fille dans la maison. Et la porte fut fermée à double-tour.

On ne se lâchait ni des yeux, ni des mains.

« Papa, comment vas-tu ?

- Je vais mieux dormir, maintenant que tu es là.

- Que tu m’as fait peur ! Si Marius n’avait pas été là... »

Elle rougit et rectifia :

« Si M. Pontmercy n’avait pas été là, tu serais peut-être encore en prison.

- Nous parlerons demain de ce sympathique jeune homme, ma chérie. Ce soir, parle-moi de toi !

- De moi ?

- Fais-moi oublier la prison s’il-te-plaît ! »

Elle y réussit, elle bavarda à tort et à travers sur la maison, les fleurs, le jardin, les livres qu’elle avait essayés de lire… Elle dériva sur Marius, sa gentillesse, sa douceur, sa beauté… Elle parla aussi de l’inspecteur Antoine Rivette, un allié toujours présent.

Elle palabra longtemps.

Le dîner avait été mangé qu’elle parlait encore.

Toussaint faisait couler un bain pour son maître.

Tandis que Cosette évoquait sa réunion avec la Mère Supérieure du Couvent. Comment la vieille dame avait reconnu avoir toujours su que quelque chose n’allait pas avec Ultime Fauchelevent mais qu’elle s’était tue sur ses doutes.

Un si brave homme avec une si gentille fillette.

La soirée se termina ainsi sans aucune mention de l’inspecteur Javert.

A quoi bon ?

Il n’était pas là.

Le lendemain, Jean Valjean se réveilla, avec une drôle de sensation au cœur. Une sensation qu’il n’avait jamais connue.

Il comprit que c’était le sentiment de la sécurité. Il était acquitté. Libre !

Il se leva de son lit prestement, perdant vingt ans de sa vie.

Il était acquitté ! Libre !

Il s’habilla en chantonnant, il se présenta le sourire aux lèvres dans la salle à manger. Il vit Toussaint en train de servir le thé. Il la fit sursauter en glissant ses mains autour de sa taille.

« Monsieur ?!

- Une valse Toussaint ?

- Mais monsieur ! »

La servante pestait pour le plaisir, elle souriait en acceptant de danser avec son maître. Les mains bien placées cette fois-ci, M. Jean Valjean fit valser sa servante. Des rires se firent entendre. Cosette les contemplait, amusée.

« Papa ?! Tu as bu ?

- Attends ma chérie ! A ton tour ! »

Et ce furent des rires à n’en plus finir.

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