Scène VII
Le si sérieux M. Fauchelevent dansait comme un jeune homme avec sa jolie fille. Il la verrait mariée, il la verrait heureuse.
« Papa ! Que t’arrive-t-il ?
- Tu me poses la question ma jolie petite oiselle ? Je suis libre ! »
On rit puis on se calma.
Puis les yeux de M. Valjean se posèrent sur le journal. Il fronça les sourcils en lisant le titre apparu en Une. Son acquittement.
Il espérait que ce serait la dernière fois qu’il apparaîtrait dans le journal.
Et Javert ?
Valjean se promit de le chercher aujourd’hui.
« As-tu parlé à Marius Pontmercy, papa ?, demanda la jeune fille, profitant de l’humeur joyeuse de son père.
- Hier, oui. Il vient tout à l’heure pour le thé. Dois-je savoir quelque chose à ce sujet ? »
Le rougissement qui apparut sur les joues de sa fille fut saisissant.
« Non, papa. C’est un jeune homme sérieux qui s’est bien chargé de nous. Lui et l’inspecteur Rivette nous ont logées tour à tour pour ne pas éveiller les soupçons.
- Ce fut intelligent. Je ne sais pas ce qui ce serait passé si la police avait pu mettre ma main sur vous ou si le juge avait eu des soupçons concernant Marius Pontmercy.
- Marius est un jeune homme très intelligent papa. Il connaît très bien les Saint-Simoniens. Il appartient à un club de discussion, papa, où lui et ses amis parlent de refaire le monde. »
Un petit nuage venu perturber le beau soleil de cette journée.
Valjean fronça les sourcils.
« Tu n’y es pas allée, dis-moi ?
- Hé bien… Il y a des femmes aussi… La politique ne devrait pas être une affaire d’hommes papa. Je connais Olympe de Gouges, papa.
- Marius t’a emmenée au Café Musain ?!, rétorqua Valjean, scandalisé par ce manque de prudence.
- Oui, papa, avoua Cosette. Mais je le lui ai demandé papa. Il me parlait tellement de ses amis. Courfeyrac, Lesgle, Joly et Enjolras leur chef. Tu devrais les écouter papa ! Ils annoncent la venue des Temps Nouveaux !
- Je les connais ma chérie mais je n’apprécie pas que tu suives leur discussion. C’est dangereux.
- Papa ! Je ne risque rien ! Je suis avec Marius. »
Évidemment.
Elle était amoureuse et avec son amoureux. Elle ne décelait pas de danger.
Valjean se promit d’en parler avec Marius Pontmercy.
Et Javert ?
Un autre petit nuage qui brisait l’harmonie de cette journée.
Valjean passa la journée avec sa fille, Cosette ne le laissa pas souffler un instant. Elle avait eu tellement peur de le perdre. Elle le tenait contre elle, l’entraînait dans le jardin. Ils s’asseyaient dans l’herbe et profitaient de la simple présence l’un de l’autre.
Cosette lut des poèmes à son père.
Une fille aimante avec son père attendri.
Qui aurait pu imaginer qu’il y avait quelques heures à peine ils étaient séparés et Valjean dormait en prison ?
A la fin n’y tenant plus, Valjean coupa la parole à sa fille et l’interrogea :
« As-tu des nouvelles de l’inspecteur Javert mon ange ?
- L’inspecteur Javert ? L’homme qui t’a arrêté ? Non, papa.
- C’est aussi l’homme qui m’a défendu au tribunal, ma douce.
- Aucune nouvelle. »
Un froncement de sourcils, un geste de la main pour chasser un moustique imaginaire et Cosette reprenait sa lecture, voulant son père tout à elle.
Demain, elle l’interrogerait sur le bagne, sur sa famille, sur sa mère...la prostituée…
Aujourd’hui, ils étaient une fille aimante et son père attendri.
Demain…
Demain, il serait temps de parler…
Valjean réussit à s’éclipser quelques minutes, prétextant le froid pour chercher une veste de laine.
En réalité, le père avait menti à sa fille et rédigea quelques lignes à destination de l’inspecteur Javert, du commissariat du poste de Pontoise.
Inspecteur Javert,
Je souhaiterais vous rencontrer pour discuter avec vous d’une affaire privée.
Jean Valjean
Rien de plus.
C’était si dangereux.
Puis le vieux forçat trouva un messager et la lettre partit tandis qu’il rejoignait sa fille dans le jardin et reprenait leur discussion amicale.
Le jardin, les fleurs, les robes, les livres, les poèmes…Marius…
Des heures passèrent ainsi, douces et belles. Valjean était libre et n’en revenait pas. Il contemplait sa fille, la trouvant un peu amaigrie après ces deux semaines de drame. Lui-même, il avait été horrifié en apercevant son reflet dans un miroir. Mal rasé, mal coiffé, aminci, il ressemblait à un forçat sorti récemment du bagne.
Furieux, il se rasa et retrouva un aspect acceptable.
Des heures passèrent avant que la réponse arrive, précédant l’arrivée de Marius Pontmercy.
M. Valjean,
L’inspecteur Javert n’appartient plus au commissariat de Pontoise.
Commissaire Gallemand
Ce fut un coup au cœur du vieux forçat. Il pâlit tellement que Cosette, paniquée à l’idée d’un nouveau malaise, jeta son livre sur l’herbe et se précipita sur son père.
« Papa ?! Papa tu vas bien ? TOUSSAINT ! Papa ! Réponds-moi !
- Je vais bien, je vais bien mon ange.
- Que se passe-t-il mademoiselle ? C’est monsieur ? Mon Dieu ! »
Et Valjean se retrouva emporté dans la maison par deux femmes affolées. Il ne put rien dire avant d’être étendu sur le canapé. Le col de la chemise ouvert et un chiffon imbibé d’eau fraîche sur le front.
Ce ne fut que lorsque Toussaint parla d’appeler un médecin que M. Madeleine s’insurgea.
« Je vais bien. Ne vous inquiétez pas, mesdames !
- Vous dansez, vous ne vous reposez pas monsieur ! Vous n’êtes pas sérieux !
- Je vais bien. Vraiment. »
Vraiment…
Mais où diable était Javert ?
Avec la fin de l’après-midi arriva Marius de Pontmercy, tout sourire. Le jeune homme, pauvre, avait fait des efforts pour se vêtir.
Cosette n’ignorait rien de sa situation pécuniaire. Elle avait vécu chez lui.
« Comment vous portez-vous monsieur Valjean ?, fit le jeune homme, inquiet de voir l’ancien forçat, étendu et blême.
- Je vais bien. Un simple malaise en recevant une mauvaise nouvelle.
- Papa ? Tu ne m’en as rien dit, fit Cosette, accusatrice.
- Cela n’est rien de grave. Va nous chercher le thé ma colombe. Aujourd’hui, Toussaint est un peu perturbée.
- Oui papa. »
Mais le front buté prouvait à lui seul à quel point la jeune fille ne croyait pas son père. Et elle avait raison.
Dés que la jeune fille quitta le salon, Valjean se redressa, surprenant le jeune avocat.
« Où est l’inspecteur Javert ?
- Je l’ignore, monsieur.
- Cherchez-le, je vous prie.
- Il est inspecteur au poste de Pontoise. »
Valjean secoua la tête désespéré.
« Non, j’ai envoyé un billet aujourd’hui. On m’a répondu qu’il n’y était plus.
- Vous croyez qu’on l’a renvoyé ?, fit Marius, accablé.
- Après ce qu’il a dit... »
Ce n’était pas la première fois que Javert demandait son renvoi pour une faute professionnelle. Et puis, personne n’en avait fait mention mais il y avait l’affaire Patron-Minette qui ne jouait pas en sa faveur.
« Je vais chercher, monsieur Valjean.
- Merci, monsieur le baron de Pontmercy.
- Comment savez-vous que je suis baron ?, rétorqua Marius, étonné.
- Votre père ne m’était pas inconnu. Un colonel de la Grande Armée et un baron de l’Empire. »
Valjean venait de se faire un allié. Marius le regardait avec admiration.
Cela fit sourire le vieux forçat.
Il ne mourrait pas de faim et de chagrin dans cette vie, seul dans une chambre dépouillée.
« Que complotez-vous messieurs ?, fit une voix fâchée à la porte.
- M. Pontmercy me parlait de son père, ma chérie.
- Son père ? Marius ne m’a jamais parlé de son père. »
Cosette vint s’asseoir près d’eux, follement intéressée par les propos de Marius. Très vite, le forçat n’écouta plus la conversation.
Les deux amoureux respiraient le même air, aimaient les mêmes choses, avaient les mêmes avis.
Le forçat laissa sa tête retomber sur le canapé et s’endormit doucement…
Il fut réveillé plus tard par une douce main qui lui serrait l’épaule.
« Papa, Marius s’en va. Il veut te saluer.
- Pardonnez-moi les enfants. Je suis un peu vieux pour ne pas faire de sieste. »
On sourit avec indulgence.
La nuit tombait. Marius tendit la main et serra avec force les doigts du forçat.
« Je vous remercie de m’avoir invité, monsieur.
- Je suis désolé de ne pas avoir pu me montrer un meilleur hôte. Revenez quand vous le pourrez, monsieur Pontmercy. »
Un nouveau sourire si heureux illumina les traits du jeune avocat. Valjean lui payait toutes ces nuits de travail pour le sortir de prison.
« Je vous dirai quand je pourrai. Demain, je dois aller au tribunal. Le juge Rolland veut me voir.
- Pourquoi donc ?, s’enquit Cosette, alarmée.
- Pour me parler de travail. Il semblerait que j’ai impressionné la cour en sauvant votre père.
- Vous avez été exceptionnel, Marius.
- Il faudrait remercier l’inspecteur Javert, mademoiselle. Sans lui, je n’aurais rien pu faire.
- Il a arrêté mon père, opposa durement la jeune femme.
- Il n’avait pas le choix, la reprit doucement Marius. Il m’a choisi comme avocat de votre père, il m’a aidé à constituer les dossiers devant servir à le sauver. Sans lui, je n’aurais rien pu faire et c’est la vérité mademoiselle.
- J’aimerais que l’inspecteur Javert vienne ici, murmura Valjean, pour que je puisse le remercier. »
Et l’embrasser.
Et lui faire l’amour.
Se débarrasser de cette angoisse qui lui collait encore au cœur.
On verrait cela demain…
Ce ne fut pas Marius Pontmercy qui retrouva Javert.
Ce ne fut pas Javert qui vint voir Valjean pour l’informer de sa situation.
Ce fut l’inspecteur Rivette.
Une semaine après l’acquittement du forçat, lorsque les esprits s’étaient calmés, le jeune homme se présenta chez M. Valjean.
Il était plus retenu que la dernière fois.
Quelque chose avait changé la situation.
Le mensonge peut-être ? Personne n’aime découvrir qu’il avait été joué pendant des semaines.
L’inspecteur Rivette se montra très amical, mais assez froid dans ses manières.
« Inspecteur, fit Valjean, heureux de revoir le jeune policier. Comment allez-vous ?
- Fort bien. J’ai vu la petite Marie Defrocourt, elle se porte comme un charme. »
C’était donc l’excuse officielle ?
Cosette vint prendre le thé en compagnie des deux hommes. Cela gêna la conversation. Il était clair que le jeune homme n’espérait plus obtenir la main de Cosette.
Il avait dû la voir interagir avec Marius Pontmercy et, bon prince, le policier s’était retiré.
« Cosette ! Tu devrais aller au marché avec Toussaint. Tu te plaignais tantôt que ta robe commençait à ne plus être à la mode. Il serait peut-être temps de voir si quelque chose peut y être fait. De nouveaux rubans ?
- Papa ! La mode n’est plus aux rubans !
- Alors quoi ? De la dentelle ? »
Un sourire un peu lointain. Vaniteuse Cosette !
« De la dentelle… Oui, cela arrangerait ma robe… Mais je ne vais pas te laisser seul avec l’inspecteur papa ! Que va-t-il penser de moi ? Que je suis une fille vaine ?
- Je n’oserais pas, mademoiselle, rétorqua aussitôt le policier.
- Tu vois !? L’inspecteur Rivette sait ce que les jeunes filles ont dans le cœur. Va t’acheter quelques rouleaux de dentelle et améliore ta robe avec Toussaint. Marius sera enchanté de te voir avec elle demain.
- Papa ! Merci mon papa. »
Un baiser et la petite Alouette s’enfuit du salon, appelant à grands cris Toussaint. Il ne suffit que de quelques minutes pour que la porte d’entrée claque.
« Alors Javert ?, s’enquit Valjean, soucieux.
- Il a été nommé à la Sûreté.
- A la Sûreté ? »
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