Scène VIII
Cela semblait irréel à Valjean que Javert accepte de travailler pour un ancien forçat, tout gracié qu’il soit.
« Sous les ordres de Vidocq, ajouta inutilement Rivette. Il n’a pas été déclassé ni destitué mais le préfet a demandé un déplacement. Nous ne reverrons pas de sitôt l’inspecteur Javert dans les locaux de la préfecture.
- Mais si Vidocq tombe ?
- Pourquoi tomberait-il ? Il a beau être un forçat, il fait bien son travail. Vous, plus que les autres, vous devriez le comprendre !
- Je sais que son travail est excellent mais je sais aussi qu’il n’est pas si bien accepté que cela par la préfecture.
- C’est vrai. Mais cela aurait pu être bien pire pour Javert. M. Chabouillet a été très dur avec lui. Le préfet a exigé aussitôt le renvoi. C’est Vidocq qui l’a sauvé en demandant qu’on le nomme à son service. »
Bon…
Au moins Javert était sauf…
Encore fallait-il que le damné policier accepte une telle déchéance sans tenter de mettre fin à ses jours.
L’inspecteur Rivette et Jean Valjean discutèrent encore quelques temps. Puis, avant de partir de la rue Plumet, le policier lança :
« C’est Javert qui m’a envoyé vous prévenir cette nuit-là.
- Je sais, inspecteur. Javert me l’a dit.
- Il ne voulait pas que je vous le dise car il voulait que vous ne jouiez pas un rôle. Si vous deviez avoir peur de lui, il fallait le montrer. Surtout avec la présence de Vidocq.
- Je ne lui en veux pas.
- Il s’en est beaucoup voulu, vous savez. Il n’a pas beaucoup dormi durant le temps de votre procès. Il a passé des heures à essayer de trouver le moyen de vous sauver. Et durant les séances au tribunal…, je ne sais pas… Il ne devait pas savoir quoi dire pour convaincre le juge.
- Javert est quelqu’un de bien, vous l’avez dit, inspecteur.
- Et vous en êtes un aussi, monsieur. Mais prenez soin de Javert, monsieur.
- Prendre soin ? Comment cela ?
- Cette affaire l’a...perturbé… Il a vraiment été obligé de se...au bagne ? Il n’en a parlé à personne mais on se demande tous…
- Je ne sais pas, inspecteur. Honnêtement, je ne sais pas.
- Au revoir, M. Valjean.
- Au revoir, inspecteur. »
Honnêtement…
Impossible de le savoir…
Il fallut encore quelques jours de courage à Valjean pour quitter son abri de la rue Plumet. Les journaux ne parlaient plus de lui.
Il se dirigea vers le domicile de Javert.
Il se demandait honnêtement pourquoi il ne l’avait pas fait avant.
Il trouva la porte close et la logeuse intéressée par un nouveau locataire possible. Elle fut déçue lorsque Valjean lui posa des questions sur l’ancien locataire.
« Où est l’inspecteur Javert ?
- Aucune idée, monsieur. Il a déménagé il y a plusieurs jours. Parti sans laisser d’adresse. »
Valjean rentra rue Plumet.
Les nuages commençaient à cacher les rayons du soleil.
Valjean envoya un message à la Sûreté. On l’ignora superbement.
Il en envoya un autre. Et un autre.
Le quatrième message attira un simple billet sur lequel une main avait nerveusement écrit :
Fiche-lui la paix Le-Cric !
Et ce fut tout.
Valjean ne s’avoua pas vaincu pour autant.
Il était libre.
Libre de faire ce que bon lui semble. Libre d’aller où bon lui semble.
Et ce fut ce qu’il fit.
M. Madeleine se posta devant le 6, rue Petite-Sainte-Anne, devant les bureaux de police de Vidocq et attendit.
Il avait tout son temps.
Il attendit.
A la tombée de la nuit, un éclaireur public vint allumer les lampadaires devant la façade des locaux de la Sûreté.
Il attendit encore.
Puis sa patience fut récompensée.
Deux fiacres arrivèrent dans la rue et s’arrêtèrent devant les bureaux de Vidocq. Les portières furent aussitôt ouvertes et des hommes en descendirent. Une demie-douzaine au moins. Les uns se serrant contre les autres, plusieurs semblaient épuisés.
Même dans cette lumière crépusculaire, Valjean reconnut Javert. L’inspecteur ne portait pas son uniforme de policier mais son long carrick noir. Il tenait sa canne à la main mais n’avait ni son bicorne, ni son épée d’officier.
On parlait fort, on s’invectivait.
« Putain Ronquetti ! Tu vas devoir revoir ton rapport pour le Mec !
- Ta gueule Coco. Tu n’as rien fait pour améliorer le jeu !
- Ha, mais pardon, monsieur l’Italien ! Je ne me pose pas en joueur professionnel, moi ! Je connais mes limites, moi ! Tu nous as bien foutus dedans.
- Combien de pertes ?, demanda tout à coup le baryton profond de Javert.
- 5000, répondit le dénommé Ronquetti.
- Merde ! Rentrez chez vous les gonzes ! Je vais voir le Mec.
- Mais Javert, tu vas en prendre plein la gueule !, opposa Ronquetti. Autant y aller en bande ! Le Mec ne peut pas foutre des blâmes à tout le monde.
- Chiche ?, rétorqua Javert, moqueur. Foutez le camp.
- Si tu es si décidé à te faire casser la gueule Javert… A la revoyure ! »
Un haussement d’épaule visible depuis la cachette de Valjean.
Le forçat, voyant venir tant d’agents de la Sûreté, avait préféré se révéler prudent et se mettre à l’abri. Il était libre d’aller où bon lui semble mais il ne valait pas mieux tenter le diable.
Les fiacres repartirent, emportant leur lot d’agents de Vidocq.
Il ne resta plus que Javert, seul dans la rue.
« Sors de là Valjean ! Tu es grillé. »
Valjean obéit et quitta le renfoncement de porte cochère dans l’ombre duquel il se tenait.
« Je ne me cachais pas !, répondit Valjean, amusé et en même temps irrité.
- Non. Tu examinais le bois de la porte je suppose.
- Tout juste. Un peu vermoulu d’ailleurs. »
En échangeant ces propos absurdes, Valjean s’était rapproché de Javert. Maintenant les deux hommes se tenaient l’un en face de l’autre.
« Comment vas-tu ?, demanda doucement Valjean.
- Je me porte à merveille. Et toi ?
- Javert… Fraco… Tu me manques… »
Ces mots provoquèrent une réaction de surprise chez Javert. Le policier se retourna vers Valjean, incrédule.
« Tu veux encore me voir ?
- Mais bien entendu !? Pourquoi ne le voudrais-je pas ?
- Tiens, tiens ? Un nouvel élément dans mon équipe ?, » lança une voix ironique non loin d’eux.
Le chef de la Sûreté, imposant dans son costume de prix, se tenait devant les portes de la Sûreté. Un sourire ironique aux lèvres et les bras croisés avec nonchalance.
« J’ai entendu les fiacres et vu ces capons se faire la malle. Alors mon rapport sur les floueurs du Cercle de Saint-Mandé ?
- Ratés. Et nous sommes grillés, le Mec.
- Merde ! »
La posture perdit de sa nonchalance. Vidocq était en colère.
« Merde, répéta le chef de la Sûreté. Mon rapport ?
- A l’instant. »
Javert s’apprêtait à entrer dans les locaux de la Sûreté mais Vidocq le retint, souriant malicieusement.
« Et ton poteau ? Tu l’abandonnes en pleine rue ? »
Un regard, dur, mauvais du policier sur le chef de la Sûreté. Vidocq ne fit qu’en rire.
« Ce bon dieu de procès est terminé. Il t’a coûté assez cher pour que tu te permettes de côtoyer ton fagot.
- Vidocq… Allons nous charger de ce foutu rapport. Je suis fatigué.
- Et Valjean ?, » fit le chef de la Sûreté, insistant.
Avant que Javert ne rétorque brutalement quelque chose à son nouveau supérieur, Valjean leva les mains en signe d’apaisement.
« Je vais rentrer chez moi de toute façon. Je voulais juste voir comment allait Javert. C’est grâce à lui si je suis libre.
- Grâce à moi ?, répéta Javert, désarçonné. Non, c’est grâce à Marius Pontmercy. Moi, je… Je… »
Et le policier chercha ses mots, un instant perdu. Vidocq ne souriait plus, il posa sa main sur l’épaule de Javert pour le faire entrer dans l’immeuble. Avant de clore la porte au nez de l’ancien forçat, le Mec lança :
« Fous-lui la paix, Valjean, ce n’est pas une plaisanterie. »
Et les deux hommes disparurent.
Valjean, inquiet et perturbé, retourna chez lui, le front bas.
Les nuages cachaient le soleil maintenant. Tout était sombre et noir.
Valjean n’osa pas retourner à la Sûreté. Il ne savait pas quoi faire pour revoir Javert. Il avait tellement peur que le policier ne lui rejoue la même scène qu’à Montreuil. Se laisser mourir à petits feux par l’alcool avant d’accepter une mission dangereuse pour mourir au champ d’honneur.
Car M. Madeleine avait découvert le pot-aux-roses. La police de Montreuil avait fini par arrêter ce minable contrebandier qui fournissait l’inspecteur Javert en alcool frelaté.
Valjean en tomba des nues.
Bien sûr, il avait repéré les mains tremblantes, les yeux veinés de rouge, la capacité de vider un verre sans sourciller…mais il l’avait placé sur la fatigue, le stress, l’habitude… Pas sur le malaise. Pas sur l’alcoolisme.
Le contrebandier avait terminé dans les cellules de Montreuil, dégoisant sur le compte de l’inspecteur Javert.
Ce fut Walle qui le fit taire d’un coup de poing en plein visage.
On se chargea de l’homme en toute célérité et avec la plus grande discrétion. Envoyé sur Arras, condamné par un juge ami de M. Madeleine. On le fit, vite et bien. Paris ne fut jamais mis au fait de cette affaire.
Rien ne devait ternir la réputation de l’inspecteur Javert.
Et là, Valjean avait peur que Javert ne lui rejoue la même scène.
Dés le lendemain, Valjean écrivit une lettre à destination de Vidocq. Il ne l’envoya pas rue Petite-Sainte-Anne mais au domicile privé du chef de la Sûreté.
Vidocq,
Je comprends que je doive me retirer de la vie de Javert. Je ne veux pas lui faire davantage de mal. Mais je t’en prie. Veille sur lui !
Prends garde à l’alcool !
Prends garde aux enquêtes dangereuses !
Prends garde à lui !
Jean Valjean
Il n’eut qu’un simple billet comme réponse :
Comment crois-tu que je veille sur mes hommes Le-Cric ? Javert est mon meilleur élément.
Ce fut tout, donc.
Il fallait laisser du temps à Javert pour se ressaisir. Soit, Valjean allait lui en laisser. Même si ce n’était pas ce que désirait l’ancien forçat.
Seulement, il avait vu ce qui s’était passé à Montreuil lorsqu’il avait harcelé Javert. Le policier, poussé dans ses retranchements, s’était laissé prendre mais il ne vivait déjà plus.
S’il fallait s’effacer, Valjean s’effacerait...
Et ce fut ce qu’il fit.
De toute façon, Valjean se retrouva tout à coup accaparé par sa vie.
L’été 1830 fut un été terrible. La Révolution de Juillet chassa le roi Charles X et porta Louis-Philippe Ier sur le trône de France.
La première fois, Valjean s’était caché devant cet événement, là, il le vécut de plein fouet. Il pria pour la survie de l’inspecteur Javert, content de le savoir de la Sûreté. Au moins, il ne devait pas se trouver sur les barricades ou dans les combats de rue.
Après l’été vint l’automne 1830. Les semaines passaient et Marius et Cosette s’aimaient de plus en plus. Les rencontres se faisaient dans la maison de la Rue Plumet, sous l’aval du père de la jeune fille. Mais il fallait régler la chose officiellement.
Valjean voyait bien que malgré son extrême jeunesse, Cosette aimait follement son Marius et le jeune homme, encore mineur au regard de la loi, désirait par-dessus tout la main de sa chère Cosette.
Marius avait beau être un avocat énergique, il était timide dans sa vie privée. Complètement sous le charme de Cosette. Il allait falloir attendre des mois avant que le jeune homme n’ose parler de fiançailles avec le père de Cosette, tout ancien forçat qu’il soit.
Ou peut-être à cause de cela justement ?
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