Scène IX
L’été était passé, l’automne était déjà là. Il fallait régler les choses officiellement. Marius devait demander la main de Cosette à Jean Valjean… Il n’osait pas. Valjean rongeait son frein en voyant passer les jours et les semaines, sans nouvelles de Javert et devant le spectacle agaçant des deux tourtereaux, aussi candides l’un que l’autre.
Puis un jour de novembre, Valjean décida d’agir lui-même ! Il en avait soupé de cette situation ridicule.
Jean Valjean en eut assez un jour, car les deux amoureux avaient été particulièrement lénifiants avec leur discours sur la pluie, le soleil et le Jardin du Luxembourg.
Valjean se montra autoritaire tout à coup et renvoya Cosette à la cuisine :
« J’aimerais plus de thé, ma chérie. Va voir Toussaint ! »
Un certain ton dans la voix fit plier Cosette sans que la jeune fille ne discute. Marius était un peu inquiet en se voyant seul avec le père de Cosette. Même s’ils se côtoyaient depuis des semaines, les deux hommes s’étaient peu retrouvés en tête-à-tête depuis le procès.
« Bien. Parlons peu et parlons bien Marius. Vous êtes un jeune homme charmant et je vous soupçonne de vouloir la main de ma fille.
- Ho, monsieur !, fit Marius, soulagé que quelqu’un ose enfin en parler. J’en serais honoré ! C’est une jeune fille accomplie. Un ange ! Je…
- Oui, je sais tout cela. Je vous accorde sa main très volontiers. Mais il va falloir régulariser votre situation mon jeune ami.
- Ma situation ?
- Votre grand-père ! M. Gillenormand ! »
Les yeux aux teintes verdoyantes du jeune avocat se fermèrent et devinrent durs.
« Non, monsieur. Je n’irai pas voir mon grand-père !
- Je voudrais cependant que vous le fassiez, M. Pontmercy. Je suis un ancien forçat. Pas une relation acceptable pour un futur avocat de la Cour mais vous représenter comme le petit-fils de M. Gillenormand peut vous ouvrir des portes !
- Il a insulté mon père, monsieur !
- Je ne pourrais laisser ma réputation briser la vôtre !
- Il ne s’agit pas de vous, monsieur, mais de votre fille. »
Valjean glissa ses mains sous son menton et baissa la tête. Dans sa première vie, il n’y avait pas eu ce problème. Il n’était qu’un obscur jardinier de couvent mais il était riche. Là, quelle famille de la bourgeoisie ou de la noblesse voudrait d’un forçat dans ses rangs ?
Marius Pontmercy vivait sur un nuage.
« Parlez à votre grand-père ! Que son nom cache le mien de son mieux ! Une fois Cosette devenue Euphrasie de Pontmercy, il n’y aura plus de problème.
- Mon grand-père n’acceptera jamais ce mariage, admit Marius, désespéré tout à coup devant la vérité énoncée par Jean Valjean.
- S’il refuse, parlez-lui de la dot de Cosette, cela devrait adoucir ses paroles.
- Quelle dot ?
- 600 000 francs. »
Marius Pontmercy l’avocat intègre comprit aussitôt. L’argent de M. Madeleine ! Ainsi, Valjean allait tout de même bel et bien acheter une conscience. La sienne !
Un silence. Les deux hommes se regardaient, froidement, fixement.
« Du thé ? Que se passe-t-il ? Papa ? Marius ?
- Rien ma chérie, répondit gentiment Valjean. Mais notre cher Marius vient de se rappeler un rendez-vous qu’il avait à honorer.
- Ho ! Quel malheur !, fit Cosette. Quand reviendra-t-il ?
- Dés qu’il le pourra ma Cosette. »
La jeune femme souriait, tristement. Regardant son amoureux se lever machinalement et chercher son chapeau.
« Au revoir ma Cosette. Je...je dois aller voir Courfeyrac.
- Passe-lui le bonjour !
- Je n’y manquerai pas. »
Marius Pontmercy quitta la rue Plumet, moins souriant qu’en arrivant et plus perturbé.
Et Marius disparut pendant plusieurs semaines.
Cosette n’en dormait plus.
Elle pleurait souvent et se fanait comme une rose oubliée dans un bouquet… Mais Valjean savait qu’il avait raison.
La fortune de M. Madeleine était une chose.
La position de M. Gillenormand en était une autre.
Un mois passa sans nouvelle de Marius Pontmerçy. L’hiver était là, l’hiver 1830. Pour la première fois, Valjean se mit à compter les jours qui le séparaient des barricades. Bizarrement, il lui semblait qu’il s’agissait d’une sorte de finalité dans son voyage.
Décembre 1830… Juin 1832 était loin encore mais il semblait à Valjean que le temps s’était accéléré comme si ce n’était qu’une affaire de mois.
Valjean eut peur tout à coup de juin 1831 !
Il fallait régler les choses avant cette date.
Pour être certain que le jeune amoureux transi ne fasse pas de bêtises, Valjean retourna rôder dans le Café Musain. Grimé, méconnaissable et discret. Il s’assit à une table éloignée des jeunes étudiants en pleine discussion. Il chercha des yeux Marius et le vit assis auprès d’un des jeunes, un dénommé Joly. Il était mélancolique et son ami avait l’air d’essayer de le rasséréner.
C’était dur mais Valjean avait raison d’agir ainsi !
Valjean était rassuré d’avoir vu son futur gendre. Il laissa ses yeux voyager dans la pénombre du café et faillit pousser un cri de surprise en apercevant...Javert…
Ce dernier l’avait repéré tout de suite et se tenait, raide, prêt à fuir. Valjean hésita quelques instants puis se décida à tenter le tout pour le tout.
Des semaines sans voir Javert.
Des semaines sans avoir embrassé ses lèvres.
Des semaines sans le goût de sa peau.
Des mois à vivre séparés.
Le vieil ouvrier se leva et saisissant son verre de bière à la main, il s’approcha de la table où Javert se tenait seul, farouche et amer.
« Une partie de piquet ?
- Non, répondit sèchement le mouchard.
- Alors un peu de compagnie ?
- Putain ! Fous-moi le camp ! »
C’était dit dans un murmure. Il ne fallait pas attirer les regards. Se fondre dans la masse. Javert avait demandé à Vidocq de le remettre sur l’affaire des Amis de l’ABC.
Valjean ne voulut pas obéir à Javert et s’assit résolument en face de lui.
Ce faisant, il provoqua la fuite de ce dernier. Javert se leva à son tour mais la main, forte et puissante de Valjean le retint.
La force de Jean-le-Cric.
Javert ne put que se rasseoir en face de son compagnon.
« Du nouveau ?, demanda Valjean, relâchant doucement les doigts de Javert.
- Le daron paye bien mais il y a beaucoup de turbin à écoper.
- Es-tu heureux ?
- Jouasse ? »
Javert souriait soudainement. Mais son sourire était amer. Il avait caché ses favoris dans une écharpe épaisse et avait tressé ses cheveux pour les placer sous sa casquette d’ouvriers. C’était vrai qu’il tressait ses cheveux.
« Non, je ne suis pas jouasse mais je survis. C’est tout comme.
- Pourquoi ? »
Les yeux de Javert, scintillants comme des diamants à la lumière, contemplaient Valjean comme si le policier était certain de ne plus jamais le revoir.
« Pourquoi ?
- Tu me manques, » souffla Javert.
Et sur ces paroles, le policier prit sa chope de bière et la vida d’un coup. Avant de se lever enfin et de quitter le Café Musain sans se retourner.
Valjean allait le suivre mais M. Mabeuf l’avait aperçu depuis le début, lui aussi, et il avait patiemment attendu que l’ouvrier s’en aille pour prendre sa place.
« Bonsoir M. Fabre. Vous m’avez manqué, savez-vous ?
- M. Mabeuf. Comment va votre santé ?
- Pas trop mal mais j’ai du me séparer d’un autre de mes ouvrages… Une édition originale. Rabelais… Vous imaginez ? »
La douleur de cette pauvre âme brisée empêcha Valjean de se lancer à la poursuite de Javert. Il essaya d’apaiser les malheurs de M. Mabeuf par quelques paroles gentilles…
Valjean retourna encore et encore au Café Musain. Il avait été repéré par Enjolras. Il ne sut pas si c’était une bonne chose ou pas…
Quant à Javert, il ne revint plus…
Cela dura un mois encore.
On arrivait à la fin de l’année 1830. Les esprits s‘échauffaient, le mot « barricade » faisait son apparition dans les discours des étudiants révoltés. Et Valjean eut peur d’avoir raison ! Est-ce que toute son histoire avait été bizarrement avancée d’un an ?
Ou il allait vivre l’année 1831 en comptant les jours jusque 1832 ?
1832 arrivait et les barricades avec elle.
A la volonté du peuple…
Le discours d’Enjolras devenait pratique. Il fallait des alliés. Des meneurs. On se répartissait les tâches. Feuilly parlait aux ouvriers-métallurgistes, Jean Prouvaire se chargeait des beaux-arts, Joly visitait les usines de textile, Courfeyrac avait ses entrées dans quelques cafés de la haute bourgeoisie grâce au nom de son père, Bahorel hantait les salles de la faculté de médecine, Lesgle distribuait des tracts aux journaux de l’opposition qui osaient encore publier malgré la censure, Combeferre était connu du milieu du théâtre et Grantaire… Grantaire était tout désigné pour les marchands de vin…
Marius Pontmercy visait l’université de droit, au mépris de sa nouvelle position d’avocat débutant à la Cour. Quel gâchis !
Enjolras, lui ! Était le chef ! Le Napoléon de toute cette petite troupe de généraux.
Et à la santé du progrès…
Les discours devenaient plus durs. Plus vindicatifs. On citait des affaires scandaleuses. On énumérait les griefs contre l’État. Des invités se présentaient et parlaient au nom d’autres factions. La Société des Droits de l’Homme envoya des représentants.
Remplis ton cœur…
On se mit à parler d’armes et de munitions. On se mit à étudier le plan de Paris à la recherche des points faibles. Où construire des barricades ? Où tenir le plus longtemps possible face aux assauts de l’armée ?
D’un vin rebelle...
Le discours devenait militaire et stratégique. Des femmes entraient dans la lice. Eponine Thénardier apparut un soir, petit chat perdu mais follement amoureuse de Marius Pontmercy. On apercevait aussi l'ombre de son petit frère, Gavroche.
« Il y avait des armes à la Bastille !
- Allons nous servir dans les casernes ! »
- Non, concluait froidement Enjolras ! Nous les prendrons sur les cadavres des soldats !
- Enjolras, opposait la voix avinée de Grantaire. Nous ne les prendrons pas, les soldats se rallieront à nous ! Comme en 1789 !
- L’Union de tout un peuple ! »
Et à demain, ami fidèle…
On se saluait en hurlant ! 1789 était dans tous les esprits, sur toutes les bouches ! La lutte contre le pouvoir monarchique ! Et parfois, en fin de soirée, lorsque les esprits étaient bien échauffés par l’alcool et les discours...on évoquait la Terreur et la lame de la guillotine...
« Qui avait raison ? Gracchus Babeuf ou Robespierre ?
- Difficile à dire, Lesgle ! Les deux hommes ont eu de bonnes idées !
- Non, ce n’est pas du jeu, Feuilly ! Tu dois choisir !
- La Terreur contre tous les ennemis du peuple !
- VIVE ENJOLRAS ! »
Si ton cœur bat aussi fort…
Valjean écoutait et en était horrifié ! Il avait connu la Révolution ! Il avait connu ce souffle de liberté qui avait tout balayé ! Les arbres de la Liberté plantés dans l’ivresse de la joie, les danses devant les bûchés des droits seigneuriaux, les prêtres sommés de bénir les arbres… Il avait connu la joie…
Que le tambour dans le lointain…
Et il avait connu les débordements de la Terreur. Il avait connu la Terreur et les condamnations à mort par dizaines. Des voisins dénoncés par d’autres voisins. La mort du roi Louis XVI guillotiné à Paris avait stupéfait tout le monde. Comme si, tout à coup, la Révolution, si belle jusque là, se drapait de longs tissus noirs et se transformait en une Danse Macabre…
C’est que l’espoir existe encore…
Les Guerres de Vendée étaient un sujet dont parlait régulièrement la Gazette. Et la guerre contre l’Europe coalisée. Puis la mort de la reine, guillotinée à son tour. On ne la célébra pas chez les Valjean. Les Valjean étaient pauvres mais attachés à la royauté. On eut peur de l’avenir tout à coup. De tels gens à la tête de l’État ? Que leur réservaient-ils ?
Pour le genre humain…
Valjean se promit d’interdire, par la force s’il le fallait, à Cosette de venir aux réunions des Amis de l’ABC. Ce n’était plus des parleurs mais des révolutionnaires. Leurs discours étaient énergiques mais ils annonçaient la guerre civile et la mort...
Ces soirs où Valjean partait écouter les Amis de l’ABC, il rentrait, horrifié, dans sa maison cachée de la Rue Plumet. Il écoutait le silence de la nuit avec effroi.
Il n’avait pas connu cela la première fois. Il regrettait de l’avoir connu maintenant.
Et pourtant il restait encore six mois avant que la révolte ne gronde dans la ville !
« Tu ne manges pas papa ? Tu es fatigué ! J’aimerais que tu cesses d’aller à tes tournées de charité sans moi !
- Je vais bien, mon ange. Je suis juste vieux !
- Tatata ! Quelle histoire ! Toi vieux ?! Tu es juste trop protecteur avec moi, papa. Je peux t’accompagner le soir.
- As-tu fini de lire Rousseau ma chérie ?
- Oui, papa, répondit fièrement la petite Cosette, du haut de ses seize ans. J’ai adoré La Nouvelle Héloïse !
- La Nouvelle Héloïse ? Mais je voulais que tu lises l’Émile de Rousseau !
- Disons que j’ai élargi le champ de mes lectures papa. »
Et la jeune fille souriait.
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