Scène X

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Cosette était une jeune fille aimante avec son père attendri.

Elle n’avait pas encore osé parler de Fantine, sa mère et de Montreuil. Un jour, il le faudra bien. Ou alors, elle allait devoir interroger ce policier horrible, cet inspecteur Javert.

A cette pensée, cocasse, la jeune fille se mit à rire.

« A quoi ris-tu mon ange ?

- Je me demandais si un jour je serais obligée d’écrire des lettres d’amour à Marius pour le faire revenir ! Un mois sans donner de nouvelles ! Je me vengerai... »

Un rire, légèrement amer, résonnait dans ce jardin endormi sous la neige de la rue Plumet.

Valjean ne riait pas.

Il voyait sa fille mincir, perdre sa beauté et son enjouement.

Il voyait Marius Pontmercy s’investir de plus en plus dans les Amis de l’ABC et oublier sa jolie fiancée.

Donc M. Gillenormand avait dû opposer son veto.

Le jeune homme, si fier, n’avait pas dû parler d’argent mais juste d’amour à son grand-père, voire il n’était peut-être même pas allé voir le vieil homme.

Jean Valjean se souvenait de l’adresse de M. Gillenormand. Il y avait transporté un homme, blessé, aux portes de la mort le soir des barricades, en compagnie de Javert.

Le 6, rue des Filles-du-Calvaire.

Il suffisait d’y aller en personne et de plaider la cause des deux jeunes gens. Redevenir M. Madeleine le temps d’une ultime négociation.

Ce que fit Jean Valjean.

S’habillant d’un beau costume, se rasant et se coiffant avec soin, il se retrouva dans la peau de M. Madeleine.

M. Gillenormand ne l’accepta dans son salon qu’au bout de plusieurs minutes d’attente. Il s’en était fallu de peu qu’il ne le renvoie tout simplement.

Valjean rencontra le vieil aristocrate de l’Ancien Régime. Des souvenirs de sa première vie lui revenaient. M. Gillenormand avait fait la fine bouche alors jusqu’aux fameux 600 000 francs de dot.

L’argent était encore présent chez les Gillenormand-Pontmercy mais les années avaient diminué la fortune initialement imposante.

« Vous êtes M. Valjean, le père de Cosette. Je sais tout cela ! Marius m’a parlé de vous. Et les journaux également ! Vous êtes un ancien forçat, monsieur. Que voulez-vous ? »

Une entrée en matière agressive et sauvage. Mais Valjean ne s’attendait à rien d’autre de la part de l’ancien aristocrate. Et, n’avait-il pas raison dans le fond ? La fille d’une prostituée dans sa famille ? La fille adoptive d’un ancien criminel ? Quel chienlit aurait dit Javert !

« Je suis en effet Jean Valjean, ancien forçat et récemment acquitté, monsieur.

- Hé bien ?, fit abruptement le vieillard.

- Je suis venu vous demander la main de votre petit-fils pour ma fille Cosette.

- Mais ce n’est pas vrai ! Allez-vous en monsieur ! Avec votre Cosette ! Il est hors de question qu’un Gillenormand-Pontmercy épouse une fille de rien !

- Certes, je saisis, monsieur. Marius vous a donc demandé le droit d’épouser ma fille ?

- Oui ! Quel imbécile ! Il m’a parlé d’amour l’idiot ! Mais je vous assure, monsieur, que l’amour ne sera pas une excuse pour votre fille pour entrer dans ma famille ! Je m’y opposerais jusqu’à ma mort et le ferais stipuler dans mon testament ! Marius sera déshérité s’il épouse votre fille ! Que cela soit dit et compris ! »

Intraitable, le vieillard serrait les accoudoirs de son fauteuil avec hargne. Les yeux mauvais parcouraient le corps et le visage de Valjean, irrité de voir un bourgeois là où devait se cacher un forçat ! La lie de l’humanité !

Marius avait eu honte en avouant le nom du père de sa tendre fiancée. Jean Valjean.

« Quoi ? Le Jean Valjean des journaux ? Là ? Le forçat ? Le voleur ?

- Oui, grand-père.

- Mais quel jobard tu fais ! Le fourbe a trouvé une bonne poire pour marier à sa fille ! Une fille de prostituée ! Il doit l’avoir mise sur le trottoir lui aussi ! Une prostituée comme sa mère !

- Monsieur ! N’insultez pas ma femme !

- Ce n’est pas ta femme et crois-moi ! Cela ne le sera jamais ! »

Marius n’avait rien dit. Le visage fermé, il avait quitté la demeure de son grand-père en claquant la porte. Ils ne s’étaient pas vus depuis des années. M. Gillenormand avait compris que ce devait être la dernière fois qu’ils se verraient.

Mais Valjean était une fine mouche. Il venait pousser le grand-père Gillenormand à bout. Le forçat avait flairé l’argent et souhaitait marier sa fille la putain pour pouvoir vivre dans le luxe.

Il allait avoir affaire à force partie.

« Marius vous a donc parlé de ma fille, monsieur, reprit paisiblement Jean Valjean.

- OUI ! Et maintenant déguerpissez avant que je ne sonne mon domestique pour vous faire mettre à la porte !

- Vous a-t-il parlé de sa dot ?

- Sa dot ? »

Cette fois, le vieillard était ébranlé. Non, Marius n’avait pas parlé de dot mais d’amour. Les deux jeunes gens s’aimaient et voulaient se marier.

« Quelle est cette galéjade ?

- Ce n’est pas une galéjade, monsieur Gillenormand, mais une réalité. Ma fille possède une dot de 600 000 francs. Son vrai nom est Euphrasie. Sa mère était en effet une femme déchue mais je possède les papiers prouvant que la naissance de sa fille ne fut pas due au métier malheureux de sa mère.

- Qui est le père alors ?

- Un inconnu qui a séduit Fantine et l’a lâchement abandonnée. Je suis devenu officiellement le père de Cosette lorsque celle-ci a perdu sa mère.

- Euphrasie Valjean…

- Rayez le Valjean et remplacez-le par Pontmercy.

- 600 000 francs ? Comment est-ce possible ?

- J’ai longtemps travaillé pour gagner cet argent et je souhaite le donner à ma fille pour son mariage.

- Je ne suis pas convaincu, monsieur Valjean. Je souhaite voir l’argent avant de donner un quelconque accord.

- Non ! Vous avez ma parole ! J’apporterai l’argent le jour où l’on signera le contrat de mariage.

- Baste ! Vous exagérez monsieur le forçat !

- Parlons de votre petit-fils, monsieur ! Un avocat de la Cour perdu dans les méandres des actions révolutionnaires. Croyez-vous que cela soit un bon parti ?

- Marius dans la révolution ? Quelle est cette ineptie ?

- Il prépare le temps des barricades avec ses amis. Marions-le le plus vite possible ! Votre petit-fils oubliera sa révolte et ma fille trouvera une position ! Les 600 000 francs permettront d’arrondir les angles. »

M. Gillenormand écoutait et s’étouffait de rage. Pas seulement contre ce criminel venu le contrer jusque dans son salon. Il était énervé contre Marius. Il était certain que le forçat ne mentait pas. Marius était assez sot pour se lancer dans la Révolution ! Il avait le sang tellement chaud et le même esprit rebelle que son père, le colonel de la Grande Armée.

« Très bien, accepta le vieil aristocrate en crachant ses mots de colère. Je veux signer le contrat la semaine prochaine. Auparavant, je veux voir votre fille. Voir si elle sait se tenir ! Je ne veux pas d’une gourgandine parlant argot à table et rotant fort à la fin des repas.

- Cosette a été élevée chez les bonnes sœurs. C’est un esprit tranquille et pieux.

- Bon, bon… C’est entendu ! Amenez-moi votre fille et cet imbécile de Marius et nous parlerons de mariage.

- Voilà qui est sage au regard de la situation de votre petit-fils…

- J’ai juste une dernière question à faire, M. Valjean. »

Le sourire était devenu hypocrite et mauvais. Valjean se redressa, incertain.

« Laquelle ?

- Que deviendrez-vous après ce mariage ?

- Je resterai vivre dans ma maison rue Plumet. Je ne souhaite pas emménager chez vous. Je ne veux pas d’une vie de luxe ici. Je ne suis venu vous rencontrer que pour le bien de ma fille qui s’étiole loin de votre petit-fils et pour celui de Marius qui se laisse prendre par le désespoir au point de préparer sa mort. »

Ces mots firent disparaître le sourire vilain et M. Gillenormand hocha la tête.

« Pour la paix et la tranquillité de nos enfants, revoyons-nous dans une semaine. »

Valjean se leva, assez satisfait du résultat de l’entrevue. M. Gillenormand le rappela, inquiet tout à coup. Un grand-père et son petit-fils.

« Marius va bien ?

- Il ira mieux lorsqu’il sera revenu auprès de vous et qu’il sera marié à la femme qu’il aime.

- Sa mère, ma fille, était comme lui ! Elle m’a désobéi pour épouser un homme que je refusais. Un soldat de Napoléon ! Un colonel ! Et elle est morte dans la pauvreté…

- Vous n’allez pas vivre cela une deuxième fois, M. Gillenormand. Marius vous aime mais il aime aussi ma fille.

- Vous savez où il habite ?

- Non. Mais je sais où le contacter. Ne vous inquiétez pas ! Dans une semaine, il sera là.

- Bien. Au revoir, M. Valjean.

- Au revoir, M. Gillenormand. »

Une semaine.

Valjean la passa à traquer Marius aux Amis de l’ABC. Ce fut en discutant avec M. Mabeuf que Valjean apprit que les jeunes étudiants avaient deux lieux de réunion. Ici, au café Musain, près du Panthéon, sur la place Saint-Michel. Mais aussi près des halles, dans un cabaret appelé le Corinthe.

Valjean n’y avait pas réfléchi mais il aurait dû se souvenir, c’était près de ce cabaret, rue Saint-Merri que la barricade avait été construite.

Il ne fallut pas longtemps à Valjean pour se grimer en ouvrier et se rendre au cabaret Corinthe. C’était un bâtiment plus grand.

Les réunions étaient plus impressionnantes, le public plus nombreux. Enjolras était en effet un meneur. Il invectivait, prenait à parti et développait ses projets. Le public était plus nombreux et de tous les horizons.

En fait le café Musain était un quartier général dans lequel l’état-major d’Enjolras se réunissait mais le Corinthe était la tribune des Amis de l’ABC et des autres factions comme la Société des Droits de l’Homme. Des ouvriers parlaient, des bourgeois argumentaient et des journalistes faisaient le lien. On évoquait les autres capitales d’Europe.

Si Paris, Rome, Berlin, Londres, Prague...se levaient toutes d’un seul mouvement, ce serait la fin des Anciens Temps et le début d’une Ère Nouvelle.

C’était ainsi la première fois ?

Parmi le public se trouvaient Eponine, sa sœur Azelma et leur petit frère Gavroche.

Valjean écoutait ces jeunes révoltés et se sentait touché lui aussi par ces discours énergiques.

Si tous les hommes se levaient et se dressaient contre l’Autorité née de l’Absolutisme et du Droit Divin…

Valjean était trop concentré sur les propos d’Enjolras et des autres révolutionnaires pour remarquer que quelqu’un s’était assis à ses côtés. Une ombre noire discrète et silencieuse.

« Bon Dieu ! Que faut-il faire pour que vous ayez un peu de plomb dans la cervelle ?

- Ja… Vous ?

-Ici, ce n’est pas la petite cour des Miracles. Il n’y a nulle charité à faire ! Ce sont des révolutionnaires.

- Que fais-tu ici ?

- La question se pose pour toi ! »

Les yeux gris perçants étaient étincelants de colère. Un fond de crainte régnait également. Bien entendu, la question était stupide. L’inspecteur Javert était là car il jouait le rôle du mouchard et le jouait très bien. Sur la piste des insurgés depuis le départ.

« Je suis venu parler à l’un de ces jeunes étudiants.

- Lequel ? »

Discussion faite avec des murmures. Nul ne les écoutait mais Javert connaissait trop le risque d’être entendu. Il fallait renvoyer ce fou de Valjean à ses pénates.

Un ancien forçat pris au jeu de l’insurrection ! Tout acquitté qu’il soit, il retournait en prison aussitôt.

« Marius Pontmercy.

- Notre avocat file un mauvais coton. Quel gâchis !

- Je peux le sauver de cette folie.

- Comment ? »

Javert but une longue gorgée de sa chope de bière, imité en cela par Jean Valjean. Deux ouvriers, buvant un verre en écoutant des discours politiques illégaux.

« Marius aime ma fille et veut l’épouser.

- Et ?

- La famille refuse la mésalliance. »

Javert eut un petit sourire, légèrement dédaigneux. Il comprenait très bien la position de la famille et ne dit rien. Valjean lui en fut gré.

Il contemplait son compagnon.

Javert avait l’air d’aller mieux. Il avait repris du poil de la bête et ses yeux scintillaient à nouveau. Magnifiques et troublants.

« Comment vas-tu accomplir un tel exploit ?

- M. Madeleine va m’y aider. »

Les yeux de Javert étaient magnifiques. Le policier les darda sur le voleur et Valjean sentit les poils de sa nuque se dresser. Frissons de peur et d’autre chose. Excitation.

« Bien. Nous sommes donc deux à avoir menti au tribunal.

- Deux ?

- Ma mère était une pute mais crois-tu vraiment qu’elle m’aurait livré ? En plein bagne ? Sous les yeux des gardes et du capitaine Thierry ?

- Tu as menti ?

- Disons que je sais jouer des rôles. Je suis un mouchard. Vidocq m’a applaudi d’ailleurs lorsqu’il a appris ma performance. C’était digne de Talma, selon lui.

- Putain ! J’ai cru…

- Tu n’es pas le seul ! »

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