Scène XI
Un sourire mauvais. Javert avait une assez bonne dentition. Il avait appris à l’entretenir dés le bagne. Eau, saponaire, bâton…
Les deux hommes se regardèrent. Nouvelles chopes de bière.
« Où habites-tu ?, demanda tout à coup le vieux forçat.
- Pourquoi ?, jeta Javert, tout en baissant la tête sur le côté, les yeux plissés.
- Je voudrais régler quelques sujets en suspension entre nous. »
Un sourire encore plus profond. Javert reporta ses yeux sur la salle. Il était en mission et il pensait ne plus jamais revoir Valjean. Pas après le mal qu’il lui avait fait.
Et tous ces mois passés ont été infernaux.
Enjolras et ses envolées lyriques.
Nous ferons des barricades le symbole d’une ère qui commence…
« Je ne sais pas Jean. Je pensais…
- Tu pensais mal !, » opposa fermement Valjean.
La main que posa le forçat sur celle du mouchard pouvait être interprétée de mille façons. Désir de marquer son point, volonté d’appuyer un argument, colère devant l’incompréhension...ou encore amitié profonde entre deux vieillards, peur devant une mauvaise décision…, affection illicite entre deux hommes…
Difficile de trancher dans la fumée du Corinthe, difficile de savoir à moins d’être au plus près des deux buveurs de bière et d’écouter avec soin leurs murmures.
Nous partons en croisade au cœur de la Terre Sainte de France…
« Après le procès, j’étais tellement sûr que tu ne voulais plus me voir…
- Pourquoi ?
- C’est moi qui suis venu t’arrêter. Je n’ai pas su te protéger. »
La main se libéra de la poigne de Valjean pour venir se perdre dans les cheveux tressés du policier. Discrètement cachés sous la casquette.
« Non, Fraco. Tu es venu me sauver, nuance ! Imagine que quelqu’un d'autre se soit présenté cette nuit ?
- Que veux-tu dire ? »
Des yeux effrayés se posèrent sur lui. Javert allait mieux mais il n’avait pas encore réussi à passer le cap.
« Tu as sauvé ma fille et ma servante. Tu as plaidé pour moi. Tu as aidé Marius à composer son dossier. Sans toi…
- Tu serais libre Jean.
- NON, » clama Valjean.
Et cette soudaine explosion attira quelques regards sur eux. Cela déplut au mouchard. Javert se leva et annonça qu’il allait se mettre au pieu.
Valjean lui dit de l’attendre.
Avec les yeux ! Un ciel bleu d’azur brillant de désir et de promesses. Javert en eut le souffle coupé.
Nous sommes désormais les guerriers d’une armée qui avance...
« Je t’attends dehors alors... »
Putain !
Pourvu que Javert tienne sa parole cette fois-ci !
Valjean se leva quelques minutes plus tard et avisa Marius Pontmercy assis dans un angle, le regard trouble et le verre plein d’eau-de-vie.
Le forçat s’assit face à l’avocat et sans sourire, il l’attaqua de front :
« Comment vous portez-vous maître ?
- Pardon ? M. Valjean ?
- Chut ! Vous manquez à Cosette, monsieur.
- C’est mieux comme ça. Oui, c’est mieux. Je… Je ne pourrais jamais l’épouser. Le cher ange… »
Des yeux larmoyants.
Valjean saisit doucement l’avant-bras de Marius Pontmercy et expliqua, bien posément :
« J’ai été voir votre grand-père ! Nous sommes parvenus à un arrangement. Il accepte le mariage.
- Qu...Quoi ?
- Dieu ! Ecoutez-moi Marius ! Vous devez m’accompagner chez votre grand-père dans cinq jours !
- Cinq jours ? Je suis saoul ou c’est la vérité ?
- C’est la vérité ! Venez demain rue Plumet !
- M. Valjean ?! Ce n’est pas une blague ? Hein ? Parce que j’aime Cosette, moi ! Je l’aime à en mourir !
- Je le sais ! Demain ! Vous venez pour le déjeuner et nous parlerons de votre contrat de mariage.
- Merci mon Dieu ! »
Marius semblait avoir enfin saisi ce qui se tramait. Il prit les mains de Valjean et les embrassa avec affection.
« Je serai là. Merci monsieur.
- A demain, monsieur. »
Valjean se retira, essayant de ne pas trop attirer les regards. Même s’il savait que c’était impossible. Courfeyrac l’avait repéré avec Marius et observé longuement. Et les yeux clairs d’Enjolras avait longuement examiné sa silhouette.
Pourvu qu’il ne fasse pas le lien avec le Café Musain. Il ne voulait surtout pas attirer de problèmes à Javert.
L’inspecteur Javert n’avait pas menti cette fois.
Une longue silhouette longiligne se tenait dans l’ombre de la rue et attendait patiemment. Les sens en feu et la tête vacillante.
Valjean apparut et les deux hommes, d’un commun accord, partirent en promenade dans les rues obscures.
« Où est ton appartement ?
- Rue des Francs-Bourgeois. »
Tellement proche du danger. Mais Valjean ne dit rien et suivit le policier déguisé en ouvrier.
Au 15, rue des Francs-Bourgeois, Javert ouvrit la porte de l’immeuble plongé dans l’obscurité et entraîna son compagnon dans le meublé qu’il louait au quatrième étage. Javert n’était pas riche. Il faisait face aux nécessités de la vie et ne s’octroyait qu’un peu de tabac comme seul luxe.
Valjean vit tout cela à la lueur d’une chandelle qu’alluma Javert.
L'appartement, pauvrement meublé, le manque de confort, le peu de livres…
Il se tourna vers Javert, les yeux brillants de rage. Javert ne comprit pas la raison de cette colère. Il se recula prudemment lorsque, d’un pas décidé, Valjean s’approcha de lui.
Son dos rencontrant le mur l’empêcha de reculer davantage.
« Jean ? Que se passe-t-il ?
- Je voudrais te forcer à quitter cette misérable existence pour te garder avec moi ! Tu mérites le meilleur Fraco.
- Moi ? Allons Jean, soyons... »
Le reste de la phrase disparut dans le baiser langoureux que Valjean donna à Javert pour le faire taire. Puis le forçat posa son front contre celui du garde-chiourme.
« Je t’aime. Est-ce si difficile à croire ? A comprendre ?
- Dans l’état actuel des choses... »
Javert eut un rire un peu étrange. Avant de saisir les revers du veston de Valjean, tirant sur le tissu pour le rapprocher.
« Je ne sais plus quoi penser…
- Embrasse-moi Fraco. »
Et d’obéir aux ordres sans tergiverser.
La pression diminua, Valjean recula et tira Javert avec lui. La bouche encore sur la sienne. Un baiser profond, si profond. Doux, si doux.
« Ta logeuse ?
- Saoule les trois-quarts du temps.
- Tes voisins ?
- Rien à foutre ! Je ne suis là que sous couverture.
- Ce qui signifie ?
- Qu’on peut baiser. Personne ne le remarquera. Ou ne s’y intéressera.
- Bien. Alors qu’attendons-nous ? »
Un fin sourire et Javert murmura dans le creux de l’oreille de Valjean :
« Votre aval, monsieur le maire.
- Dévoué et intègre inspecteur Javert ! Déshabillez-vous ! »
Des rires, moins sauvages.
La bière était passée par là. L’alcool pesait sur leurs gestes mais sans les avoir abrutis. Javert tâtonna avec les boutons du costume de Valjean, Valjean jouait la même scène avec ceux de Javert. Embrassant la bouche, le cou, la gorge de Javert, pressé de sentir la peau. Partout…
« Tu m’as manqué…, souffla le policier en caressant les épaules larges du forçat, le dos puissant peu à peu dévoilé par la lente descente de la chemise sur le corps.
- Vraiment ? Pourtant j’ai bien eu du mal à te revoir. »
Cette phrase, prononcée sur le ton de la dérision, brisa l’excitation. Javert repoussa Valjean et ce dernier recula, surpris.
Javert se tenait debout, dans la lumière de la bougie qui lui retirait des années et le faisait tellement ressembler à ce qu’il était à Montreuil.
« Honnêtement, je ne pensais pas te revoir. Ces dernières semaines ont été...difficiles... »
Valjean se rapprocha, encore, de ce si bel homme qui lui jouait le rôle de la fiancée effarouchée.
« Pourquoi ? Tu as vraiment cru que je t'en voudrais ?
- Je suis venu t'arrêter ! Bon Dieu ! C'est moi qui ai donné l'ordre de te mettre les poucettes. »
En disant ces mots, Javert s'empara des doigts de Valjean et les embrassa tendrement. Précautionneusement. Ses doigts de travailleur manuel, rendus calleux par les soins apportés au jardin. Touchés doucement, comme s’il s’agissait d’objets précieux.
« C'est moi qui t'ai fait mettre en prison... Moi ! Et personne d'autre. »
Étaient-ce des larmes qui mouillaient ses doigts ? Javert pleurait ? Non, ce n'était pas concevable !
« Tu as obéi à un ordre venant de tes supérieurs ! Tu n'avais pas le choix !
- J'aurai du m'insurger ! J'aurai du... Pardon Jean !
- Il n’y a pas de pardon à donner. Tu n’as fait que ton devoir !
- Tu aurais été libre ! Tu n’aurais pas eu à connaître la prison.
- Je n’étais pas libre ! J’étais un forçat évadé se cachant sous une fausse identité !
- Toi en prison… Je ne sais pas comment j’ai pu le supporter... »
Lentement, Javert se laissa tomber à genoux, relâchant les doigts de Valjean. Le forçat accompagna le mouvement et se retrouva à genoux à son tour. Il prit Javert contre lui, le serrant fort contre sa poitrine nue. Les mâchoires serrées de rage lorsqu’il murmura :
« Je suis libre ! Je suis acquitté ! Tu as plaidé pour moi ! Tu étais prêt à risquer ta tête ! Ta liberté pour moi ! Je t’aime nom de Dieu ! Personne n’a jamais fait cela pour moi.
- Mon infamie… J’étais prêt à me constituer prisonnier. Je n’attendais qu’un mot du juge pour m’asseoir à tes côtés.
- Dieu soit loué ! Il n’en a rien fait !
- Dans le bureau du préfet, raconta Javert, on a fait mon procès en règle. A huis-clos. Rappelant l’affaire Jondrette ! Rappelant la mort de ce salopard ! Examinant ma complicité !
- Les salopards !
- On était à deux doigts de m’envoyer en tôle, loin de Paris. Peut-être au château de Joux… C’est Vidocq qui a trouvé la solution. Il a proposé de me prendre à son service. On m’a accolé à son bureau comme un chien qui change de maître.
- Tu n’es pas un chien ! Quitte ce ramassis de misérables ! Viens vivre avec moi ! »
Un éclat de rire. Perdu dans les poils de son torse. Javert se moquait gentiment de cette idée.
Mais la vérité était là.
L’inspecteur Javert se souvenait amèrement de sa convocation dans le bureau du préfet. On avait parlé de lui, devant lui, sans lui adresser une seule fois la parole. Il était resté debout, au garde-à-vous, les yeux fixés sur le mur.
« Un policier corrompu ! Il faut le chasser ! Pas de procès ! C’est déjà assez humiliant pour la police ! »
La voix de M. Mangin avait tonné, haut et forte, enflée par la colère.
« Non ! Pas de procès ! Mais pas de renvoi ! Javert peut être dégradé et nommé ailleurs. Dans une petite ville. Limoges ? »
M. Chabouillet essayait de sauver encore et toujours son protégé, mais il ne pouvait pas faire grand-chose. La chute de Javert était trop spectaculaire.
« Toi et ton gitan ! Regarde-le ! Regarde dans quel foutu pétrin on est à cause de lui ! Qu’il soit chassé ! Je ne veux plus en entendre parler. »
Et une voix, doucereuse, dégoulinante de mépris, se fit entendre et sauva Javert :
« Moi, je le veux bien, affirma Vidocq, un petit sourire suffisant sur les lèvres.
- Quoi ?, grogna Mangin. A la Sûreté ?
- Sauf votre respect, vous me semblez oublier une chose très importante, messieurs.
- Laquelle ?
- L’inspecteur Javert est notre meilleur élément et je ne suis pas jobard au point de le laisser filer.
- Javert à la Sûreté, murmura Chabouillet. C’est une excellente idée ! »
Mangin hésita. Il n’aimait pas Vidocq. Lui et sa troupe de criminels. Mais il devait avouer que les chiffres de la Sûreté étaient impressionnants. Efficace, rapide, bien organisée. La Sûreté était un élément sur lequel il fallait compter dorénavant.
« Très bien, conclut Mangin. Prenez Javert avec vous et gardez-le dans vos locaux. Je ne veux plus de lui à la Préfecture. »
Vidocq se tourna vers Javert et lui sourit, aimablement. Le policier ne tiqua pas, froid et raide comme une statue de marbre.
« Disparaissez maintenant ! Les criminels restent avec les criminels ! »
Vidocq se leva et quitta le bureau du préfet de police. Il ne lui fallut qu’un simple hochement de tête pour faire venir l’inspecteur Javert.
Comme un chien qui change de maître…
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