Scène XIV
Valjean ne comprenait pas qu’il n’ait rien vu la première fois.
Les réformes du Code Pénal et du Code d’instruction criminelle remplaçant la déportation par la détention perpétuelle, supprimant les châtiments corporels, étendant le domaine d’application des circonstances atténuantes…, abolissant la peine de mort dans plusieurs cas… furent de belles avancées mais elles ne purent faire oublier au peuple la misère et l’injustice.
On parlait aussi de la Duchesse de Berry, toujours en cavale après sa tentative de soulèvement de la Vendée, fin avril. Marie-Caroline de Bourbon, princesse de Naples et de Sicile, épouse de Charles-Ferdinand d’Artois, le duc de Berry, le second fils du roi Charles X et mère de Henri d’Artois, le comte de Chambord, le prétendant légitimiste au trône de France était recherchée par toutes les polices de France.
Javert ne dormait plus. Il était aux ordres du préfet, Gisquet, il obéissait aux directives de Vidocq, le chef de la Sûreté.
Valjean s’inquiétait de plus en plus pour Javert. Le policier hantait les bas-fonds, évitant par miracle le choléra et la capture par les révoltés. En fait, on aurait pu croire que tout avait commencé en juin 1832 mais les barricades ne furent que la conséquence inévitable d’une situation devenue explosive.
Il y eut des rixes sanglantes en mai place Vendôme, il y eut le manifeste de trente-neuf députés de l’opposition parlementaire contre le refus de l’État de laisser la liberté d’expression au peuple. Plus du tiers de la Chambre des députés, soit plus de cent cinquante députés donnèrent leur adhésion.
Valjean allait encore écouter les discours d’Enjolras et de la Société des Droits de l’Homme. On invectivait le roi, on n’hésitait pas à parler de combat, cela faisait des mois qu’on se préparait.
Plus de discours ! Des actes !
Le général Lamarque tomba malade du choléra. Le mois de mai se finissait. Il allait mourir début juin.
« Tu devrais démissionner, proposa un soir Valjean à Javert.
- Pourquoi donc ?, répondit Javert, surpris d’une telle idée.
- Il y a du danger ! Le peuple va se révolter ! Tu seras en première ligne. Tu…
- Ce ne sera pas ma première révolution, Jean ! Comment penses-tu que j’ai vécu les Trois Glorieuses ?, répondit en souriant Javert, se voulant rassurant.
- Tu risques ta vie !
- Oui. Tous les jours et ce depuis le jour où j’ai enfilé cet uniforme !
- Oui, je sais ! Mais…
- LA PAIX ! »
Javert était fâché. Il se retourna dans le lit et nu comme un ver, il darda ses yeux scintillants sur Valjean.
« Que se passe-t-il Jean ?
- Je m’inquiète pour toi. C’est tout.
- Tu ne me crois pas compétent ? Je suis un officier compétent ! Même si je n’ai jamais réussi à te capturer, je suis compétent.
- Je le sais Fraco. Je ne discute pas de ta compétence.
- Alors de quoi parlons-nous exactement ? »
De ta mort probable qui va survenir le 7 juin après la barricade de Saint-Merri.
De ta mort probable que je ne pourrais pas empêcher.
« Des risques que tu vas encourir alors que…
- Alors que ?, répéta sans pitié Javert.
- Alors que ton visage est aisément reconnaissable. Ta couleur de peau. Ton origine. Ton métier. J’ai peur pour toi. »
Valjean ne savait pas quelle excuse trouver pour faire réfléchir Javert sur les dangers d’aller sur les barricades.
« Donc, tu penses que je risque d’être reconnu car je suis un gitan ?
- Car tu es un policier ! Avec une silhouette reconnaissable ! Je t’ai reconnu moi, toujours et partout. Imagine si l’un d’eux te reconnaissait ?
- Donc, c’est bien ce que je dis ! Tu n’as pas confiance dans mes compétences.
- Fraco ! »
Javert s’était levé du lit avec rage. Ses doigts tremblaient fort en refermant les boutons de sa veste d’uniforme. Il était venu en policier ce soir.
Avant de partir, il jeta à Valjean, les dents serrées de colère :
« J’ai toujours fait mon travail de mon mieux ! Toi, au moins, tu devrais le savoir. »
Et il quitta la maison de la rue Plumet sans perdre un instant.
« Je le sais Fraco, murmura Valjean en plaçant sa tête entre ses mains. C’est bien pour cela que j’ai peur pour toi. »
Le général Lamarque était mort, on allait l’enterrer la journée du 5 juin.
Valjean ne vivait plus.
Cosette vint le visiter, un sourire heureux sur le visage pour annoncer à son père qu’il allait devenir grand-père.
« Et Marius ?, demanda le vieux forçat, pensant soudainement à Marius, blessé à la barricade et traversant les égouts sur son épaule.
- Au tribunal, papa. Avec le juge Rolland, Marius veut montrer ses sympathies républicaines. En hommage à Gustave de Beaumont et Tocqueville. J’espère que cela ne va pas lui attirer trop d’inimitiés mais Marius est un homme de principes ! »
Valjean regardait Cosette et la voyait pour la première fois.
Une jolie femme mais forte et prête à tout, prête à suivre son mari en exil, prête à rejoindre le combat. Ne sachant trop pourquoi il faisait cela, Valjean saisit la main de sa fille et l’embrassa :
« Je suis fier de toi, ma chérie. Et fier de ton mari.
- Papa ? Tu vas bien, n’est-ce pas ? »
Le joli front se fronça d’inquiétude. Valjean eut un sourire engageant.
« Bien sûr que je vais bien. Je suis juste un vieil homme.
- Encore ?! Où est ton policier pour te rabrouer vertement ?
- Au travail, mon ange. Comme ton Marius. »
Ce fut la phrase de trop, sans nul doute. La petite phrase qui changea légèrement l’angle des choses. Cosette regarda attentivement son père.
Elle connaissait Enjolras, elle connaissait Grantaire, elle n’était plus une oie blanche.
« Oui. C’est vrai. Nos hommes sont au travail. Puisse Dieu les protéger de tout danger.
- Oui, mon ange. »
Une toute petite phrase qui provoquait un retournement complet de la situation. Cosette ne dit rien de plus et retourna auprès de M. Gillenormand.
Valjean était mécontent de lui.
Fallait-il qu’il ajoute inverti et sodomite à la liste de ses péchés pour sa fille ?
Juin 1832.
Juin 1832 !
JUIN 1832 !!!
La journée du 5 juin fut le jour de l’enterrement officiel par les royalistes du général Lamarque, mort du choléra. Valjean n’avait eu aucune nouvelle de Javert.
Il tint la journée.
Il était à l’agonie.
La nuit, il quitta sa maison en catimini. Comme dans sa première vie.
Mais il n’allait plus sauver Marius de Pontmercy, l’amoureux de sa fille, il allait sauver l’inspecteur Javert, son amant dans cette vie.
Il avait revêtu l’uniforme de la Garde Nationale que M. Fauchelevent avait reçu, avant que son procès ne lui rende sa vie, son nom et sa liberté.
Rue Saint-Merri, les abords du Corinthe étaient jonchés de déchets, perturbant la bonne marche des passants. L’armée était là et un soldat l’arrêta.
« Pas par là, le bourgeois ! On s’y bat !
- Je dois traverser les lignes ennemies !
- A cette heure ? Tu vas y crever, l’homme.
- C’est un ordre de mon commandant.
- Et il t’envoie dans cette tenue ? Ton commandant est un salaud. Qu’à cela ne tienne ! Les ordres sont les ordres. »
On s’écarta et Valjean put passer. Aussi facilement que la première fois. Allait-il s’en sortir de la même façon ?
Mais Thénardier était mort ?! Qui allait lui ouvrir la grille des égouts ?
Le cabaret était sens dessus, dessous. La première fois, Valjean s’était fait accepter en sauvant la vie d’Enjolras, allait-il réitérer cet exploit ?
Il saisit son fusil et leva l’arme en l’air à la vue de la barricade Saint-Merri.
C’était exactement comme la première fois. Il allait sans peur vers les révoltés. On l’accueillit, on s’écarta et on le laissa souffler.
« D’où viens-tu grand-père ?, demanda une voix, remplie de méfiance.
- De la rue des Francs-Bourgeois. Il y a l’armée qui se tient à l’affût.
- Tu es venu pour nous aider ?, reprit un autre.
- Vous vous battez pour les bonnes idées ! Vive la République ! »
Et tous en chœur :
« VIVE LA RÉPUBLIQUE ! »
Mais une petite voix, gouailleuse et moqueuse, rétorqua :
« Vive la Rousse [la police] ! C’est un mouchard ! »
Valjean sursauta, il était surpris. Non, la première fois n’avait pas été ainsi. L’enfant, Gavroche, s’approcha de lui, amusé.
« Je l’ai vu avec l’autre raille [policier] ! Ils sont de mèches !
- Mais c’est le beau-père de Marius, » opposa une voix que Valjean reconnut avec soulagement.
Le dénommé Courfeyrac. Il ne l’avait pas rencontré personnellement mais il l’avait vu le soir où il était venu chercher Marius pour lui parler de son mariage avec Cosette.
« Il a beau être l’alpaga [le beau-père] de Marius, reprit Gavroche, goguenard. C’est un mouchard !
- Gavroche dit la vérité !, » lança une voix forte et autoritaire.
Enjolras apparut. Le jeune chef de la Révolution se tenait droit, du sang tâchant ses vêtements et le regard farouche.
« J’ai vu monsieur Fauchelevent à de nombreuses réunions et souvent il était en compagnie de ce policier.
- Est-ce que l’inspecteur Javert est ici ?, demanda Valjean, fermement.
- Vous allez retrouver votre ami bien assez tôt. Qu’on l’emmène et qu’on l’attache à un pilier lui aussi ! Il nous faudra deux balles donc. »
Ce fut dit sans frémir. Une parole de chef. Une parole de meneur. Une parole de juge.
Valjean se laissa mener jusque dans l’arrière-salle, enfumée dans laquelle il retrouva les mêmes êtres que la première fois.
Grantaire, saoul, avachi sur une table, la tête entre les bras.
M. Mabeuf, mort, première victime de la barricade, étendu sur une table.
L’inspecteur Javert, vivant, attaché solidement contre un pilier de bois.
Leurs yeux se rencontrèrent et Javert baissa les yeux.
« Comme c’est simple. »
Jean Valjean fut donc placé en vis-à-vis de Javert. Il fallait tourner la tête pour se voir. Mais il n’y avait nul témoin de leur échange. Sauf un mort et un ivrogne.
« Pourquoi Jean ?, souffla Javert, la voix rendue rauque par le manque d’eau.
- Je voulais te sauver, avoua Valjean, cherchant encore à comprendre comment la situation avait pu déraper à ce point.
- Et tu espérais qu’ils allaient te livrer ma personne sur ta simple demande ? »
Ben oui…
La première fois, ce fut bien le cas…
« Je suis désolé, je n’ai pas réfléchi. J’ai eu tellement peur pour toi. »
Javert eut une grimace éloquente. Il tourna sa tête au maximum pour regarder Valjean, montrant une ecchymose sur le front assez vilaine et du sang coulant d’une arcade sourcilière.
« Ce qui me navre le plus, Jean. C’est que tu avais raison.
- Raison ?
- Sur mon incompétence !
- Mais non voyons ! »
Valjean ne put continuer à parler. Le bruit était terrifiant. L’armée attaquait et tirait sur la barricade. Des morts allaient affluer. Jean Prouvaire était fusillé par l’armée, l’enfant Gavroche également…
Valjean n’avait réussi à sauver personne cette fois-ci. Il y pensait amèrement.
« Jean !, appela tout à coup le policier.
- Oui ?
- As-tu ta pièce de cinq francs ? »
L’outil du forçat ?
« Non, répondit Valjean.
- Merde ! »
Le bruit s’arrêta et les insurgés apparurent dans l’arrière-salle. Enjolras, hors de lui, portait Gavroche, mort, dans ses bras. Il le déposa délicatement près de M. Mabeuf et se jeta sur Javert. Son pistolet se colla tout contre la gorge du mouchard.
« Tes amis ont signé ton arrêt de mort !
- Il leur en a fallu du temps !
- Ton arrêt de mort et le sien ! »
Enjolras désigna le vieux forçat. Javert perdit de sa superbe et demanda la clémence :
« Laisse-le partir ! Il n’est pour rien dans cette folie.
- Ton mouchard ?! Tu te fous de ma gueule ? »
Le pistolet fut poussé plus brutalement, Javert déglutit.
« Toi et ton mouchard vous y passerez à la prochaine attaque ! Gavroche nous a ramené des munitions. Deux balles pour vos têtes !
- Pourquoi pas maintenant ?, grogna le policier, indomptable.
- Nous ne sommes pas des bourreaux !, » s’écria un des autres étudiants.
On s’approchait d’Enjolras et on le fit lentement reculer.
« Lorsque la barricade tombera, ils tomberont avec nous. C’est plus juste !
- Qui les tuera ?
- Je m’en chargerai ! »
Enjolras acquiesça et donna un pistolet à Lesgle.
« Robespierre, hein Enjolras ? Plutôt que Gracchus Babeuf ?
- La mort pour les ennemis de la République ! »
On cria « Vive la République » et on retourna au combat.
Les heures passèrent. Les morts s’accumulaient, les blessés les rejoignaient. La dernière attaque allait avoir lieu, Valjean le savait.
Normalement, il sauvait Javert, là et ensuite il prenait le corps évanoui de Marius et filait par les égouts.
Normalement, il survivait à cette journée et à cette nuit.
Normalement, il survivait aux barricades.
La dernière attaque eut lieu. Les étudiants revinrent de regrouper dans la salle basse. Enjolras lança tranquillement en partant :
« Qu’on casse la tête aux deux mouchards. »
Il ne fut pas question de la rue Montedour. Il n’y avait plus le temps de jouer les dégoûtés. Javert et Valjean se retrouvèrent face à un jeune homme souriant et désolé.
« Vous savez ce que c’est une Révolution ! On est bien obligé de se défendre et de lutter pour obtenir nos droits. Vous avez déjà connu cela, non ?
- Abrège !, rétorqua Javert. Tes amis t’attendent. Ne sois pas trop long ! »
Un peu vexé, le révolté posa son pistolet sur la tempe de Javert et s’apprêta à tirer. Le cogne ne ferma pas les yeux, il les fixa sur le jeune homme, devenant un bourreau au service de son meneur.
Javert voulait qu’il le sache, qu’il le sente et qu’il ne l’oublie jamais ! De sa vie !
« Tu attends quoi ? L’ordre de tirer ?
- Tu fais chier le mouchard. »
Et Lesgle tira. Fermement. Une balle en pleine tête. Le sang éclaboussa son plastron. Son visage. Il en fut dégoûté.
Valjean était tétanisé. Il observait le corps de Javert, encore droit contre le pilier. La tête en sang. Puis, lentement, il s’affaissa.
« A l’autre mouchard, maintenant. Vous avez aussi des remarques à faire ?
- Non, faites donc votre office.
- La prochaine fois, Enjolras fera ses commissions tout seul. Il fait chier lui aussi. »
Une balle. Une seule.
Et cela mit fin à l’histoire.
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