XIXe siècle - Montreuil - Scène I
Jean Valjean se réveilla en sursaut, un fois encore. Il avait le dos en sueur et il poussa un cri de terreur. Il était seul, il était vivant, il était vivant ! VIVANT !
On frappa à sa porte violemment et une voix terrorisée retentit :
« MONSIEUR VALJEAN ! Vous allez bien ? »
Sa logeuse ? Laquelle ? Il ne savait plus. Il était vivant !
Il se laissa retomber sur le matelas, ne pouvant s’empêcher de tâter son visage.
« Je vais bien, répondit-il. Je vais bien.
- Mais vous avez crié ?!
- Un cauchemar. »
La femme sembla accepter cette explication. Elle disparut en maugréant.
Ses mains ne rencontrèrent ni sang, ni douleur, son visage était intact. Il était vivant.
Valjean poussa un long, très long soupir de soulagement. Il décida de se permettre de se rendormir. Il avait bien le droit, il était mort la veille. Exécuté comme mouchard.
Mais la vie ne lui permit pas cette privauté.
La logeuse revint frapper à sa porte :
« M. Valjean ! M. Fauchevelent vous demande à l’usine, monsieur. »
Dieu… Qu’on le laisse en paix…
« Oui, oui. Je me lève. »
Il n’avait pas encore quarante ans, il était à Montreuil, il était patron d’une usine de jais artificiel réputé. Il était vivant.
Valjean se leva, s’habilla et descendit dans la salle de séjour de la pension de famille où il louait une chambre.
« Hé bien, M. Valjean, lui sourit la patronne. C’est bien la première fois que je vous vois en retard au petit-déjeuner. Vous n’avez pas du être raisonnable cette nuit avec votre ami le policier.
- Non, je l’avoue.
- C’est un homme impressionnant votre ami, poursuivit l’incorrigible bavarde. Il parle pas beaucoup mais il a une sacrée autorité. M. Lebel m’a parlé de lui tantôt, il est sauvage votre ami.
- C’est un jeune policier très prometteur, répondit simplement Valjean, essayant de garder son calme.
- Certes, on dirait bien. Il a fait peur à Mme Leroux avec son…
- Pourrais-je avoir du café je vous prie ? Je suis en retard au travail, c’est un fait.
- Oui. Oui, c’est vrai. »
Et de glousser en le servant copieusement en café et en pain beurré.
Donc Javert était là hier soir.
Ils avaient fait l’amour, Valjean était parti aux petites heures de l’aube et le policier avait quitté la ville.
Valjean soupira de lassitude.
Il n’avait plus envie de vivre cette vie sans Javert, surtout pas après les nombreuses morts du policier.
Valjean commençait à avoir peur de vivre ses vies que dans un seul but ! Avoir été condamné à cette sentence terrible après sa mort.
Vivre, encore et toujours, rencontrer Javert, en tomber amoureux, l’aimer...pour mieux le perdre…
Il y avait une dégradation visible. La première fois, Javert était mort, noyé, loin de ses yeux et loin de son cœur. Maintenant, il mourait devant lui, il le voyait mourir. Et cela lui faisait d’autant plus mal.
« Vous n’avez pas faim ?, demanda la vieille femme avec douceur.
- Je dois aller voir M. Fauchelevent. »
Il abandonna le café, le pain, le beurre et prit son manteau.
Dans la rue, Valjean vit à quel point les choses avaient changé à Montreuil. La ville s’était enrichie grâce à l’usine.
Trois ans s’étaient passés. Il se souvenait.
Mais il n’avait plus envie de jouer...
L’usine était belle. Valjean s’arrêta devant elle pour la contempler. C’était la seule chose dont il était fier. Sa seule réalisation. Si la vie l’avait voulu…
En le voyant entrer dans l’usine, chacun put remarquer à quel point le patron n’allait pas bien. M. Valjean était un homme souriant, affable, un peu trop discret mais extrêmement attentionné.
Là, il baissait la tête, gardant les yeux obstinément fixés sur le sol et rejoignit son bureau, sans vraiment rien voir au-dehors.
Même M. Fauchelevent le vit. Il s’approcha aussitôt de lui, furieusement inquiet pour son ami.
« Que se passe-t-il Jean ? Des mauvaises nouvelles ? Ta sœur ? L’inspecteur Javert ? »
Amusant que parmi les sources de préoccupation qu’on lui attribuait figurait le nom de son amant.
« Tout va bien. Que disent les derniers chiffres ?
- Les derniers… ? Mais Jean ! Je peux m’en charger avec Brissac ! Tu n’as pas l’air dans ton assiette.
- S’il te plaît Gaston... »
Valjean ne tutoyait jamais M. Fauchevelent. Cela surprit ce dernier qu’il le fasse et l’affola davantage quant à son état de santé. Le souvenir d’Ultime malade lui brouillait l’esprit.
« Bon, bon. Très bien Jean, mais je vais envoyer chercher le docteur Vernet. Que tu le veuilles ou non !
- Je vais bien. »
Non. Il n’allait pas bien.
Ces voyages avaient usé son corps. Au XXIe siècle, Cosette lui aurait conseillé d’aller consulter un psychologue. « Papa, tu as besoin de soutien. » Au XXIe siècle, on lui aurait prescrit des calmants pour apaiser ses crises d’angoisse et ses cauchemars récurrents.
Mais voilà, au XIXe siècle, il n’y avait rien de tout cela. Rien d’autre que le médecin lui demandant de se reposer et de prendre un peu de tisane à base de valériane, millepertuis, camomille… Sa logeuse lui en préparait des théières pleines et veillait comme sur lui avec autorité pour qu’il les boive jusqu’à la dernière goutte.
Les cauchemars étaient les pires de sa vie. Il avait eu des cauchemars durant sa première vie, des souvenirs du bagne qui le harcelaient bien après soixante ans, des rappels de ses évasions ratées, des yeux glacés, brûlants de haine posés sur lui. 24601.
Il connaissait et savait y faire face. Se lever pour marcher un peu dans sa chambre, parfois changer les draps de son lit avec honte, rester immobile à respirer en se répétant sans cesse : « tu es en sécurité, tu es en sécurité, tu es en sécurité. »
« Tu es en sécurité, Javert ne t’a pas trouvé. »
Là, les cauchemars étaient pires car ils reflétaient ses peurs les plus profondes et ramenaient sans cesse le souvenir de la barricade. Javert, mort, la tête en sang. Javert, mort, exécuté par un des étudiants. Javert, mort, sans qu’il ait pu faire quelque chose pour l’en empêcher.
Et son esprit, malade, lui rejouait sans cesse la même scène atroce.
Les crises d’angoisse étaient terribles, elles aussi. Valjean avait peur ! De quoi ? Il n’en savait rien. Il n’avait plus aucune raison d’avoir peur. Mais voilà ! Il avait peur.
Il arrivait à déceler les crises avant qu’elles ne s’installent vraiment. Un gouffre dans la poitrine, une détresse incommensurable, une volonté de s’enfuir irrépressible.
Ridicule. Et après ces moments de panique durant lesquels Valjean essayait de paraître tout à fait normal devant les autres, il trouvait une excuse valable pour quitter la pièce. Car après ces moments venaient les larmes invariablement.
Valjean se cachait, en effet, pour que personne ne soit témoin de sa peine.
Il n’allait pas durer longtemps à ce jeu-là, il le savait.
Trois ans avant de revoir Javert ?! Combien de temps allait-il lui falloir cette fois-ci ? Valjean ne put se résigner à attendre aussi longtemps. Il allait envoyer une lettre désespérée à son amant, lorsque la révélation lui revint en plein visage avec force.
Il ne savait pas où habitait Javert aujourd’hui.
L’inspecteur de Troisième Classe lui avait dit qu’il allait être nommé dans une autre ville. Il allait quitter Marseille pour poursuivre sa carrière ailleurs.
Il fallait attendre patiemment une lettre…
Mais Valjean commençait à manquer de temps…
« Vous devez faire attention à votre cœur, monsieur Valjean, lui dit le médecin, d’un air sévère. Je vais en parler à M. Fauchevelent et à M. Brissac.
- Ce n’est pas la peine de les ennuyer avec ce détail.
- Un détail ?! Quel détail ?! Votre cœur ne va pas bien. Je vous ai dit de vous reposer ! Je vous ai dit de prendre de la tisane ! Je vous ai dit de manger des repas dignes de ce nom ? Le faites-vous ?
- Je me repose de mon mieux. Il y a du travail à faire, » claqua Valjean, agacé.
C’était rare de voir s’énerver le patron de l’usine « Les tailleurs d’image ». Le médecin décida de se montrer plus conciliant.
« Je sais, monsieur Valjean. Vous prenez les intérêts de l’usine à cœur et c’est tout à votre honneur, mais là, vous les prenez trop à cœur justement. Votre cœur a des ratés et j’ai peur d’une apoplexie.
- Je vais faire attention. Merci, docteur. »
Il ne fit pas attention. Il se plongea encore plus profondément dans le travail, pour ne pas voir son chagrin, son manque et sa douleur.
La première crise le prit en pleine réunion à l’usine avec son secrétaire et son associé. Il sentit une douleur forte le prendre dans la poitrine, puis une sueur abondante dégoulina sur son front et une nausée terrible le fit vaciller, mais ce ne fut que lorsqu’il s’évanouit sur son bureau que l’on remarqua enfin qu’il se passait quelque chose.
Une douleur dans la poitrine, une forte sueur, un étourdissement, une nausée…
Le médecin commanda le lit et Mme Donchet fut de son avis. La logeuse de Valjean se chargea de veiller le patron de l’usine, en compagnie d’une des sœurs du couvent des Bénédictines. La plus jeune, une dénommée Sœur Simplice.
« Je vais bien, murmurait Valjean.
- Arrêtez de mentir M. Valjean, le reprenait gentiment Sœur Simplice. Mentir est un péché ! »
Cela le fit rire, en réalité. Est-ce que dans cette vie ce serait lui qui abandonnerait Javert ?
Valjean était en convalescence, étendu sur son lit à essayer de s’intéresser à un livre lorsque Mme Donchet vint lui apporter son courrier.
Parmi les habituelles lettres officielles pour l’usine et autres factures se trouvait, bien en vue, un courrier aux armes de Lyon.
Il l’ouvrit fébrilement, c’était l’écriture de Javert.
Il n’avait pas eu de nouvelles du policier depuis des mois.
Mon Jean,
Lyon est mon nouveau poste. Jolie ville, jolis gredins. Je suis maintenant un des officiers les mieux notés. J’ai déjà réalisé plusieurs arrestations avec brio. L’inspecteur en chef a envoyé un courrier à Paris pour y chanter mes louanges.
Peut-être la prochaine étape sera Paris ? Tu seras plus proche de moi et je pourrais te voir plus souvent ? Tu me manques, maudit forçat.
Je vais essayer d’obtenir quelques jours de repos, histoire de vérifier si les trajets en diligence entre Lyon et Montreuil-sur-Mer sont aussi horribles que ceux entre Marseille et Montreuil-sur-Mer.
Tu me manques.
Je t’aime.
Fraco Javert
Inspecteur de Troisième Classe
Cette lettre fit plus de bien au cœur meurtri de Valjean que toutes les tisanes, que tous les repos forcés qu’on pouvait lui faire prendre. Il y avait une adresse à Lyon, Valjean répondit aussitôt.
Fraco, mon amour,
Ton absence est un tourment. Viens dès que tu le peux. Ma santé n’est pas des plus florissantes.
Je t’aime.
Jean Valjean
Co-directeur de l’usine « Les Tailleurs d’image »
Il se leva, se sentant un peu rasséréné, il s’habilla et partit visiter son usine. Même s’il se rendait bien compte à quel point ses mots sonnaient pathétiques, ils ne faisaient que refléter la vérité. Il était malheureux et se rendait malade de désespoir.
Et il en avait soupé de cette vie.
Il aurait voulu revenir à Paris, retrouver Javert durant les dix mois précédents les barricades. Dix mois de bonheur. Et les vivre, encore, et encore, et encore, et encore...
Cela le rendait neurasthénique et tout le monde le voyait plonger avec consternation.
Il attendait.
Il lui semblait n’avoir fait que cela de sa vie.
Attendre l’inspecteur Javert.
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