Scène II

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A la grande surprise de Jean Valjean, Javert fit un effort pour venir le voir plus tôt que trois années.

L’hiver était là. Noël était là.

M. Jean Valjean était définitivement vu comme un industriel, riche et bien nanti. Il appartenait au conseil municipal, il œuvrait pour la charité, il était aimé du peuple.

Un chapelet de jais se retrouvait maintenant entre les mains de Monseigneur Myriel.

On connaissait bien sa gentillesse, sa douceur, son excessive timidité. Mais même riche, Jean Valjean était un ancien forçat. Il n'était pas une relation acceptable aux yeux de la société. Alors le directeur de l’usine conservait une façon de vivre, simple et correcte.

Le prêtre de Montreuil, le Père André, se rapprocha par la force des choses de ce paroissien si différent des autres.

Un ancien forçat, un homme si pieux, un homme riche qui n’était pas heureux.

« Vous avez des chagrins, monsieur Valjean ?

- Pas le moindre, mon père. Hormis la pauvreté de certaines familles de mes ouvriers.

- C’est Noël ! La charité permettra de soulager quelques détresses. »

La charité de M. Valjean. Oui. Mais lorsque le directeur plongea la main dans sa poche pour en sortir quelques billets, le prêtre l’arrêta en plaçant sa main sur son bras.

« Non, je ne parlais pas de cette charité-là, monsieur Valjean.

- Mais alors je ne vous comprends pas, mon père.

- La charité signifie la bienfaisance envers les pauvres et vous l’avez compris à merveille mais elle a une autre signification, toute aussi importante que la première.

- Une autre signification ?

- L’amour de son prochain. Vous êtes trop seul, monsieur Valjean.

- Je ne suis pas seul, mon père. J’ai mon usine à gérer et je suis conseiller municipal ! »

Le prêtre examina Valjean, le parcourant d’un long regard méditatif.

« Bien entendu, M. Valjean. Personne ne l’est vraiment en ce monde... »

L’hiver était là, Noël était là.

M. Valjean fit comme M. Madeleine avait fait. Il organisa des soupes populaires sur les fonds de l’usine. Cela ne plut pas tellement à M. Fauchelevent mais il le laissa faire. Si cela pouvait chasser cette mélancolie dans laquelle son ami s’enfonçait.

La neige tombait, le froid était vif. Et les pauvres avaient besoin d’aide et de soutien. Il était tard, c’était la nuit et M. Valjean revenait d’une de ses tournées de charité.

Valjean avait présumé de ses forces, encore, et il dut s’arrêter contre un mur pour reprendre son souffle. Inquiet de faire un nouveau malaise.

Un bras se glissa sur sa taille et M. Valjean allait remercier automatiquement pour l’aide reçue lorsqu’une voix, bien connue, résonna, profonde, dans le creux de son oreille :

« Que fais-tu dehors par ce froid ?

- Fraco ?! C’est toi ?? »

Un rire, amusé et dépité, retentit dans le froid de l’hiver.

« J’ose espérer que je suis le seul à avoir le droit de te saisir de cette façon. Et de te coller ainsi. »

Ce faisant, le policier, vêtu de son uniforme réglementaire, serra son bras sur la taille de Valjean, le rapprochant davantage de lui.

« Mon Dieu… Comme tu m’as manqué…, souffla Valjean.

- Tu vas mal, mon tendre. Allons chez toi ! La peste soit des autres ! »

Il n’y avait pas de mots pour dire le soulagement, la joie, le bonheur que ressentait Valjean. Il se sentait libéré, plus qu’après son procès, plus qu’après sa libération du bagne de Toulon. Mais le policier s’inquiétait de cette faiblesse, il ressentait les tremblements qui saisissaient son compagnon et cela ne lui plut pas.

D’un geste autoritaire, l’inspecteur Javert s’éloigna du mur contre lequel il avait eu la désagréable surprise de voir Valjean se tenir, les yeux fermés par la douleur.

Il fallut longtemps avant de rejoindre l’immeuble dans lequel vivait Jean Valjean. L’homme était presque évanoui dans les bras de Javert et ce dernier en retenait l’essentiel du poids, horrifié de voir à quel point Valjean avait maigri durant ces quelques mois d’absence.

Javert aboya de sa plus belle voix de garde-chiourme pour attirer la logeuse.

Lorsque cette malheureuse, paniquée, arriva, elle en fut encore plus horrifiée.

En quelques minutes, tout fut réglé. La force de l’habitude, pensa amèrement Javert.

Mais le fait demeurait.

Jean Valjean se retrouva étendu dans son lit, vêtu d’une chemise de nuit épaisse. Le médecin était venu le voir. Un certain docteur Vernet qui admonesta le directeur de l’usine, avec une voix assez blasée pour prouver à quel point son discours était redondant.

Le médecin se tourna, exaspéré, vers la longue silhouette assise, silencieuse, au chevet du directeur.

« Vous êtes son ami je crois ? Le policier de Marseille ? Essayez de mettre un peu de plomb dans sa cervelle !

- Qu’a-t-il ?, demanda sèchement Javert, les yeux scintillants de colère et les doigts croisés élégamment devant sa bouche.

- Un cœur fatigué ! Il ne se repose pas assez, il ne mange pas assez ! Il a déjà eu un malaise ! Je crains l’apoplexie mais j’ai beau le mettre en garde… Cela n’a aucun effet.

- Docteur, murmura doucement Valjean. Je vais bien, n’ennuyez pas l’inspecteur avec ces histoires. Je…

- Silence Jean !, claqua la voix irritée de Javert. Que tu joues ainsi avec ta vie me... »

Le policier se tut, par crainte d’en dire trop.

Son coup de gueule avait surpris le médecin qui examina un peu plus le fameux ami de M. Valjean.

Grand, imposant, toujours vêtu de son uniforme d’inspecteur, son bicorne posé sur ses

cuisses, il paraissait réellement préoccupé. Ses yeux étaient brillants, clairs. Le médecin n’arrivait pas à trouver comment les définir.

Des vitraux de glace ? Des lacs de montagne ? Des ciels de brouillard ?

« Je vais veiller sur lui cette nuit, annonça le policier, sans laisser la place à la discussion.

- Il doit dormir !

- Je me charge de lui !, grogna l’inspecteur, se montrant protecteur...malgré lui.

- Il doit manger aussi, » ajouta le docteur, voulant avoir le dernier mot.

Javert acquiesça d’un geste nerveux de la tête.

Le médecin préféra quitter la chambre, ne sachant trop si les jointures blanches des doigts du policier étaient en train de se fermer pour former des poings à son intention.

Une fois seuls, Javert se tourna vers la fenêtre, derrière laquelle la neige tombait, à gros flocons. Il respirait profondément pour se reprendre avant de parler :

« Ta lettre m’a fait peur, avoua Javert. J’ai cru à un stratagème. Mais j’ai prié mon chef de m’octroyer quelques jours pour Noël.

- Je ne voulais pas t’inquiéter Fraco. »

Un reniflement de dédain.

Le policier baissa les yeux, les cachant derrière ses doigts.

« Je suis venu dès que j’ai pu. Que s’est-il passé ?

- Je suis tombé malade. Je…

- Non, je t’en prie, murmura la voix brisée de Javert. Ne me fais pas ça !

- Ne fais pas quoi ?

- Ne me mens pas ! Pas toi ! Je suis un policier, tu te souviens ? »

Javert le regardait, désolé. Valjean n’y tint plus, il tendit les mains et attira son compagnon à ses côtés sur le lit. Javert se leva, mais il ne s’approcha pas. Il était inquiet.

« Et ta logeuse ?

- La porte est fermée à clé ?

- Je vais le faire. Mais ce n’est pas prudent !

- Quoi ? Que nous baisions ou que nous le fassions ici ? »

Ces mots firent sourire Javert mais le policier était attristé. Il ferma la porte et s’assit à côté de Valjean. Puis il se permit de caresser doucement la barbe soyeuse de son amant.

« Ton cœur. Merde Jean ! Si jamais tu meurs… Si jamais je te perdais…

- Je ne suis pas mort ! Amour, amour, je ne suis pas mort. »

Valjean n’en revenait pas.

Ses doigts caressèrent la joue de Javert et trouvèrent des larmes.

« Putain ! Tu as intérêt Jean. »

Les deux hommes n’étaient pas prudents. Lentement, ils se penchèrent l’un vers l’autre et laissèrent leurs lèvres se toucher. Un baiser doux, si doux.

« Je t’aime. Jean… Mon tendre…

- Je t’aime. Je vais mieux maintenant que tu es là.

- Qui aurait cru que Jean-le-Cric était si sensible. »

Un rire, un peu nerveux. Le baiser reprit mais resta tendre et affectueux. Rien de sexuel.

La logeuse frappa à la porte et Javert se releva prestement. Il vint ensuite ouvrir, le visage impassible.

Si la femme nota quelque chose, elle n’en dit rien. Sans nul doute, elle dut remarquer l’éclat plus brillant des yeux de M. Valjean ou les cheveux un peu emmêlés du policier, mais elle préféra se taire.

Un plateau avec deux soupes chaudes et du pain. Javert fut surpris qu’elle ait pensé à lui aussi.

« Il y a une chambre de libre, inspecteur. Je sais que vous logez à l’auberge du Petit Pont. Je peux les prévenir et faire amener vos affaires ici. Si vous le désirez. »

Javert fut décontenancé puis il accepta.

« Si je dois veiller Jean, autant que je sois près de lui durant sa convalescence. Merci madame.

- C’est tout à fait normal, inspecteur. Vous semblez être le seul capable de faire plier M. Valjean. Cela fait des semaines que le docteur lui demande de se reposer et de manger.

- Je vais me charger de lui !

- Je n’en doute pas un instant, monsieur. »

Deux paires d’yeux se mesurèrent du regard, unies dans le même combat, puis Javert prit le plateau. Il le glissa sur les cuisses de Valjean et posa son bol de soupe à même le sol.

La logeuse les laissa seuls.

« Peux-tu manger tout seul ou faut-il qu’en plus je t’enfonce la cuillère de force dans la gorge Jean ? »

Javert était tellement en colère.

Valjean secoua la tête et se mit à manger.

Il était fatigué, c’était un fait, mais regarder vivre Javert, l’entendre manger sa soupe à grandes lampées, le voir mordre violemment dans son pain, lui faisait du bien. Il était donc si amoureux ? Devenir comme Cosette lorsqu’elle se laissait faner loin de Marius ?

« Mange plutôt que de rire !, grogna Javert.

- Oui, mon amour. »

Des yeux levés au Ciel mais cela fit sourire les yeux gris. Un rayon de soleil dans un ciel de brume.

« Fini ! »

Valjean leva les mains en l’air pour montrer qu’il avait en effet terminé. Le policier rit, amusé et vint vérifier.

« Alors ? Satisfait inspecteur ?

- Bien, monsieur. Maintenant, vous allez dormir et nous parlerons de vos stupidités demain.

- Mes stupidités ?

- Demain ! »

Javert était en uniforme, il portait son col de cuir. Valjean tendit la main et saisit le collier de cuir et tira comme s’il s’agissait d’un chien pour l’approcher de sa bouche.

Les yeux de Javert s’assombrirent. Il sourit en montrant les dents et les gencives. Son sourire de fauve, très laid.

« Attention !, prévint-il.

- Attention de quoi ?

- Je suis calme, silencieux…,soumis...mais si tu me tentes trop…

- Soumis ? Toi ?

- Des mois sans baiser… Que penses-tu que je voulais te faire dans cette ruelle ?

- Vraiment ? Un policier en uniforme baisant un homme contre un mur ?

- Mhmmm. Je ne dis pas que l’éventualité ne m’a pas traversé l’esprit. »

Un sourire, encore plus mauvais. Javert se laissa tirer par le collier et sa bouche retrouva les lèvres de Valjean. Mais le baiser n’était plus doux, il était dur et profond.

« Je voudrais te baiser là, maintenant, murmura Javert, un souffle chaud sur des lèvres.

- Pourquoi pas ?

- Ne me tente pas Jean !

- Tu m’as tellement manqué...Fraco... »

Javert ne comprenait pas pourquoi Valjean était si mal. Il sentait les mains de son compagnon trembler en le serrant fort. Des mains si faibles par rapport à ce qu’elles pouvaient réaliser dans le bagne.

Cela frappa Javert aussi fort qu’un coup de poing en plein ventre.

« Je t’aime Jean. Tu le sais ? Je ne suis pas un correspondant sérieux. Je ne t’écris pas beaucoup. Je suis désolé de te faire du mal.

- Fraco. Je t’en prie. »

Les mains tremblaient si fort. Javert chercha les lèvres de Valjean pour l’embrasser affectueusement. Amoureusement.

« Je suis désolé de te faire encore du mal. Je te jure que je vais demander ma mutation à Montreuil. Cela prendra peut-être encore des années mais je vais supplier mon protecteur. M. Chabouillet pourra peut-être agir pour moi.

- Fraco. Parlons-en plus tard ! »

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