Scène III

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Un baiser plus profond fit fermer les yeux aux deux hommes. Jean Valjean ne voulait pas être soigné, plaint ou rassuré. Il voulait être aimé. Mais Javert avait peur de lui faire du mal.

« Non, ce n’est pas raisonnable. Bon Dieu ! Il faut que je me calme, souffla Javert en se reculant.

- Fraco… Je t’en prie.

- Merde ! »

Les langues se trouvaient et Javert commençait à oublier pourquoi il devait être prudent. Ses mains quittèrent le matelas sur lequel elles se tenaient afin de retenir son poids pour voyager sur le corps de Valjean. Le cherchant à-travers la couverture.

Valjean tira davantage sur le collier de cuir, attirant un grognement de Javert.

« Soumis ?, souffla le forçat. Et que se passe-t-il si je retire le collier ? »

Deux yeux brillants de luxure le regardaient, oubliant la modération, le calme, la retenue.

« Essaye. Tu verras. » soupira Javert.

Les doigts de Valjean réussirent à trouver la boucle sur la nuque, Javert se pencha et délicatement offrit son cou au forçat.

Le col de cuir glissa doucement sur le cou de Javert et tomba à terre dans un bruit mat. Le policier se pencha encore pour prendre la bouche de Valjean, la prendre en conquérant.

Valjean sentit son cœur battre si vite. Javert était vivant, là entre ses bras, il l’embrassait et il était visible qu’il le désirait fort. Il était vivant.

Ses cauchemars n’avaient pas lieu d’être.

Ils parlaient d’un temps révolu.

Il avait vu mourir Javert tant de fois. La blessure par balle gangrenée, une balle en pleine tête… Il avait appris sa mort tant de fois. Le plongeon dans la Seine, un accident de moto…

Là, il était vivant, amoureux et affamé de lui.

« Je ne sais pas où vont tes pensées Jean, mais je dois clairement ne pas bien faire quelque chose. »

La voix se voulait humoristique mais les yeux l’étaient beaucoup moins. Une nouvelle caresse sur sa joue, Javert était vraiment inquiet.

« Je suis peut-être fatigué, c’est vrai.

- Alors tu vas dormir et je vais te veiller, comme prévu. Et tu vas arrêter de me chauffer de cette façon. »

Javert se redressa et remit de l’ordre dans sa tenue. A sa grimace, Valjean sut qu’une certaine partie de son anatomie était douloureuse. Cela le fit sourire.

Javert ramassa les bols et les plaça sur le plateau qu’il déposa devant la porte. Il la laissa ouverte, ne voulant plus la fermer à clé. Il fallait être prudent et il voulait que Valjean dorme.

D’un geste habitué, le policier se dévêtit de son uniforme, il plaça la veste sur le dossier de la chaise. Le policier souffla les bougies et une pénombre s’installa, propice au sommeil.

Enfin, il s’assit et étira ses longues jambes, bottées de cuir noir, devant lui.

Valjean le distinguait dans la nuit de sa chambre.

Une silhouette faite d’ombres, une respiration apaisante…

Javert était là. Il était vivant.

Valjean allait pouvoir dormir cette nuit…

La première chose que fit Valjean en se réveillant fut de se tourner vers la chaise dans laquelle Javert s’était assis. Elle était vide.

Le directeur d’une usine, riche et reconnu, se leva, affolé.

Il avait peur d’avoir rêvé ou d’être allé dans une autre époque. La porte s’ouvrit au moment même où Valjean était debout, en train de revêtir sa robe de chambre.

Javert contempla la scène avec stupeur, suivi par la logeuse.

« Je...Je…, balbutia le digne directeur, rougissant de honte.

- Retourne au lit !, claqua Javert. Tu m’as l’air encore assez malade.

- Je… Oui... »

Penaud, Valjean se recoucha.

La logeuse, Mme Donchet, n’avait rien dit mais elle approuvait le policier avec force. C’était la première fois qu’elle voyait se plier ainsi M. Valjean.

Un nouveau plateau. Un café et une tisane calmante pour le malade du cœur. Valjean eut une grimace de dégoût. Mais Javert lui colla la tasse dans les mains sans le laisser discuter.

« Du pain, une omelette, du jambon… Mme Donchet et moi-même avons parlé. Je ne suis pas satisfait. Mme Donchet est une personne efficace et intelligente. Mais elle ne peut pas forcer un homme adulte à lui obéir. Par contre, moi... »

La suite disparut dans les limbes. Javert se tint au-milieu de la chambre tandis que, diligente, la logeuse plaçait un plateau rempli de victuailles sur les cuisses de Jean Valjean.

« Tu ne manges pas assez ! Ta logeuse m’a parlé de tes plateaux revenant presque pleins. Elle m’a parlé de tes heures supplémentaires passées à la mairie et à l’usine. Ceci doit cesser !

- Mais Fraco…, commença Valjean.

- Non. Tu as mis en danger ta santé. Je veux juste t’informer d’un accord passé avec ta logeuse. Je ne peux malheureusement pas rester plus que quelques jours. Mon poste est à Lyon, mais Mme Donchet est devenue mes yeux et mes oreilles. Elle dispose de mon adresse à Lyon. En cas de problème, elle s’est engagée à me contacter et je te jure, Jean, que je serais là dans les plus brefs délais ! »

Mais ce ne serait pas pour lui faire l’amour !

Les yeux de Javert irradiaient de colère. Il avait été horrifié d’apprendre à quel point le si gentil M. Valjean s’était laissé aller. Mangeant rarement, dormant quelques heures irrégulièrement, passant son temps à travailler et à aider les pauvres. Perdant de précieuses heures de sommeil à aider les pauvres.

Javert savait déjà que Jean Valjean était un homme bon et bienveillant, pieux et charitable, mais il ne savait pas encore à quel point il aimait être un martyr.

« Ce n’est pas une question négociable. Je vais gérer ta vie si tu ne peux pas le faire toi-même ! Et s’il le faut... »

Javert eut son mauvais sourire, cruel, vicieux, il fit peur à Valjean.

« S’il le faut, j’en aviserai ta sœur. J’ai toujours son adresse.

- Non ! Fraco, je t’en prie. La chère âme sera bouleversée.

- Alors, tu sais ce que j’attends ! »

Javert était resté un garde-chiourme quelque part. Valjean acquiesça et but sa tisane. Javert prit enfin son café et s’assit dans sa chaise, au chevet du malade.

Mme Donchet s’en alla pour mieux revenir avec un plateau de victuailles pour le policier. Javert avait du se mettre d’accord avec elle sur le prix et le logement. Il la remercia et attaqua son repas.

Il jeta un regard brûlant à Valjean et celui-ci se mit à manger. Un peu amusé tout de même qu’on le traite ainsi en enfant irresponsable.

Puis, le café bu, Javert claqua des doigts, comme si une idée lui venait tout à coup :

« D’ailleurs, je vais aussi discuter de tes horaires avec ton associé, ce Fauchelevent. »

Cette fois, Valjean se rebella et claqua sa fourchette sur le plateau, un son clair contre le bois.

« N’exagère pas Fraco !

- Qui exagère ici ? Tu m’écris que ta santé n’est pas des plus florissantes, je me fais un sang d’encre, je demande un congé à mon chef et j’arrive ici pour te trouver malade du cœur. Et pourquoi ? »

La colère enflait la voix du policier.

Javert le savait mais il n’arrivait pas à se contrôler. Il avait si peur maintenant. Et il était si fâché.

« Parce que tu n’as pas su prendre soin de toi ! Merde Jean ! Tu ne manges pas, tu ne dors pas, tu travailles trop ! Mais que t’est-il arrivé ? Ce n’est pas la première fois que nous étions séparés ! Et par Dieu, ce ne sera pas la dernière, tu le sais. »

Javert regarda Valjean réfléchir posément avant de lui répondre.

« Et ne me mens pas, je t’en prie. »

Mais que répondre ?

Qu’il s’était laissé à mourir de faim et de chagrin car il l’avait vu mourir, assassiné par un révolutionnaire ? Que cette image tournait en boucle dans son esprit et empoisonnait la moindre de ses pensées ?

« La vérité, Fraco, est que tu me manques.

- Jean…, commença Javert mais Valjean le coupa aussitôt :

- NON ! Je t’ai laissé parler. Je t’ai laissé me rabrouer comme un gamin devant ma logeuse. A ton tour de m’écouter. »

Javert se tut et écouta, les mains croisées devant lui, posées sur ses cuisses.

« Tu me manques et je ne sais pas comment faire pour vivre sans toi.

- Mais c’était comme cela avant !

- Justement, je ne veux plus passer trois ans sans te voir. J’ai besoin de toi. »

Les mots allaient ils jusqu’à Javert ?

Le policier était estomaqué par ce qu’il entendait. Jamais on ne l’avait aimé et encore moins aimé à ce point.

« Peut-être venir te voir plus régulièrement ne serait pas une mauvaise idée…

- Non, cela ne me suffira plus, je le crains.

- Mais que veux-tu exactement ? »

Javert paniquait. Il perdait de sa suffisance et retrouvait le visage qu’il avait au bagne lorsqu’il découvrit que Valjean avait aussi des sentiments pour lui. Il était si jeune.

« Viens à Montreuil ou démissionne !

- Ce n’est pas possible ! Tu te rends compte de ce que tu me demandes Jean ?!

- Je...voudrais t’avoir près de moi.

- Je ne peux pas ! Je ne peux pas tout jeter comme cela ! »

Javert ne put terminer son repas, il le laissa ainsi et saisit sa veste d’uniforme. Il s’habilla et prit son manteau avant de quitter la chambre en claquant la porte.

Il croisa la logeuse dans l’escalier mais en voyant le regard farouche du policier, elle n’osa pas lui adresser la parole.

Javert n’était pas le chef de la police de Montreuil-sur-Mer, il n’y connaissait pas encore les pas de sa ronde qui lui faisait le tour par les remparts de la ville. Il la découvrait aujourd’hui. Un policier en uniforme qui patrouillait sous la neige et dans le froid. Tout le monde le remarqua et le commenta.

« Mais n’est-ce pas l’ami de M. Valjean ?

- Il doit être venu le voir pour les fêtes.

- Espérons qu’il arrive à lui rendre la santé, M. Valjean ne va pas bien.

- C’est vrai. Mme Donchet me disait encore la semaine dernière que... »

Des mots et des mots. Des phrases et des phrases. Javert les entendait et son sang bouillait de rage.

Comment Valjean osait-il ?

Javert était prêt à faire des concessions, il pouvait essayer d’avoir des jours de congé sans solde. Il pouvait les accumuler pour venir à Montreuil et rester quelques temps. Il pouvait tenir une correspondance plus régulière. Il était prêt à faire des efforts mais de là à quitter son poste.

Il n’avait pas trente ans ! Il était déjà inspecteur de Troisième Classe ! Bien noté par ses supérieurs, son protecteur M. Chabouillet ne tarissait pas d’éloges sur lui, il parlait de le faire muter à Paris.

Le rêve de Javert ! Le couronnement d’une carrière !

Mais voilà Valjean et ses demandes insensées venaient tout briser.

Javert marcha plusieurs heures dans le froid et la neige. Il découvrit les différents quartiers de la petite ville de M. Madeleine, il examina le port fluvial qui fut par le passé un port prospère, il visita l’église du centre de Montreuil, charmé de voir la richesse du bâtiment, même si la Religion ne signifiait pour lui que d’autres règles à respecter.

Et qu’il ne respectait pas vraiment avec cette relation contre-nature… Un homme avec un homme !

Cette pensée le rendit amer.

« Vous êtes le policier de Marseille, c’est cela ?, » fit une voix douce dans son dos.

Javert sursauta, il pouvait compter sur les doigts d’une main les instants où quelqu’un avait réussi à le surprendre ainsi. Et la plupart de ces instants concernait un certain forçat.

« Je suis maintenant le policier de Lyon, rectifia-t-il, se retournant vivement pour ne pas rester le dos tourné devant un inconnu. Question de sécurité !

- Lyon est une jolie ville dit-on, sourit l’homme. Un prêtre manifestement.

- Il semblerait, répondit froidement Javert.

- Semblerait ? Vous ne le savez pas ?

- Je n’ai pas vraiment le temps de faire des visites, mon père.

- Je comprends… Comment se porte M. Valjean ? »

Un regard appuyé. Bien entendu, toute la ville connaissait leur relation. Une amitié forte, étrange, liant un ancien forçat et un inspecteur de police.

« Pas bien, avoua Javert, cherchant à connaître les intentions du prêtre.

- Vous m’en voyez désolé. M. Valjean est une si belle âme. Il ne vit que pour faire le bien autour de lui.

- C’est juste, mon père.

- Vous êtes son ami ?

- Oui, mon père. »

Le prêtre se mit à marcher doucement, entraînant le policier dans son sillage. L’inquiétude remplaçait la curiosité sur le visage du Père André.

« M. Valjean n’a pas une bonne santé.

- Je sais, mon père.

- Il a besoin de soutien mais c’est un homme si solitaire.

- Il a des amis, mon père. M. Fauchelevent par exemple.

- Non, vous vous trompez, inspecteur.

- Plaît-il ?

- Ce ne sont pas des amis, ce sont des collègues de travail. M. Valjean n’a pas d’amis. »

Javert se tut, incertain de la direction que prenait le discours du prêtre.

« Sauf vous, monsieur. Vous êtes son seul ami. »

Le prêtre avait des yeux, marron, couleur chocolat, et des cheveux grisonnants qui adoucissaient son regard car ses yeux fouillaient le gris métallique des yeux de Javert.

« Que cherchez-vous à me dire, mon père ?, demanda Javert, durement.

- M. Valjean a un chagrin. Je ne sais pas lequel et il ne me le dira jamais mais peut-être vous pourriez lui apporter votre soutien ?

- Un chagrin ?

- J’ai déjà vu cela de nombreuses fois », expliqua simplement le prêtre, cessant enfin de marcher pour indiquer quelque chose à l’inspecteur.

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