Scène IV
Javert suivait le prêtre, se demandant ce que le saint homme voulait lui démontrer par tout ce discours. Et ayant peur de le comprendre.
Leur petite promenade les avait menés dans le cimetière étroit de la ville, situé autour de l’église. Le prêtre montra une pierre tombale, un couple récemment enterré, la femme précédant de peu son époux.
« Que cherchez-vous à me dire ?, répéta Javert, décontenancé.
- J’ai connu cela lorsqu’un couple est séparé par la mort. Le survivant se laisse aller à mourir de chagrin.
- Quel rapport avec Jean Valjean ?
- L’homme semble se laisser mourir. Je ne vois que cette explication. »
Javert ne dit rien, il examinait les faits et ne trouvait rien à répondre. Il ne connaissait pas la vie privée de Valjean durant son absence. Et si… Et si… Mais les mots furent douloureux à prononcer, du vitriol brûlant sa bouche.
« Valjean vous a-t-il donné l’impression d’être proche de quelqu’un ?
- Non, inspecteur, mais M. Valjean a un don exceptionnel pour le secret, » répondit le prêtre en souriant.
Javert regardait la plaque tombale, ensevelie doucement par la neige. Il était policier, la prochaine question était logique.
« Avez-vous enterré quelqu’un les derniers mois passés susceptible d’avoir intéressé Valjean de manière...intime ? »
Une phrase tellement alambiquée mais comment poser la question en restant stoïc ? Javert ne pouvait pas simplement demander : « qui baisait Jean durant mon absence ? »
« Personne. Sauf si M. Valjean s’intéresse aux vieilles dames et aux enfants. Mais il y a d’autres communes que Montreuil et je sais que M. Valjean allait parfois à Paris. »
Oui, pour le rejoindre.
Javert avait du mal à respirer.
« Faites-le parler, monsieur, fit le prêtre, pressant. Sinon j’ai bien peur d’avoir une nouvelle tombe dans mon cimetière et cela me brisera le cœur. »
Et le mien ?, hurla l’esprit de Javert.
« Je vous promets de faire de mon mieux pour aider M. Valjean. »
Le prêtre parut soulagé, il posa une main, constellée de tâches de vieillesse sur le bras du policier.
« Merci, inspecteur. J’espérais être compris de vous. Dés que j’ai appris votre présence en ville et le nouveau malaise de M. Valjean, je me suis promis de vous en parler dés que ce serait possible.
- Je suis son ami, admit ouvertement Javert, je vais me charger de lui.
- Dieu vous entende ! Et que la santé de M. Valjean s’améliore !
- Il vous est cher ?
- M. Valjean ne laisse pas les autres s’approcher. J’aimerais beaucoup l’appeler du nom d’ami.
- Je vais me charger de lui, » répéta Javert, comme un mantra.
Mais le policier était sonné.
Valjean était tombé amoureux ? Ou alors c’était son absence ? Etait-il si dépendant de lui au point de se laisser mourir par son absence ?
Javert quitta le cimetière et se décida à rejoindre l’immeuble dans lequel vivait Jean Valjean. Et pour la première fois, il faisait le point sur ses propres décisions.
Il avait quitté le bagne pour devenir policier.
Cela lui avait permis de prouver à tous qu’il était meilleur que l’opinion qu’ils avaient de lui. Un gitan devenu cogne !
Il avait été nommé à Marseille où il s’était brillamment comporté. Il avait été bien noté et était monté en grade.
Il venait d’être muté à Lyon pour y poursuivre sa carrière. Devenir inspecteur de Deuxième Classe et progresser, encore et encore.
Il pouvait être fier de lui !
Pourquoi alors ne l’était-il pas ?
A cause de Valjean, lui répondit vicieusement son esprit.
Il l’aimait, oui, mais il avait placé son devoir avant ses sentiments.
Il entretenait une correspondance sporadique, il n’était venu le voir qu’une fois en trois années. La révélation lui fit mal. TROIS ANS !!!
Et il se permettait de rabrouer son amant.
Javert observait les flots de la Canche, glacés durant l’hiver.
Il devait faire des efforts. Pour le bien de Valjean.
Mais de là à démissionner ?
Javert pouvait-il s’y résigner ?
« Merde !, » cria le policier, mécontent de lui et de la situation.
Il retourna dans la chambre de Valjean. Le forçat était étendu, pâle et endormi. Il avait mangé, certes, mais il était clairement malade.
Javert s’en voulut atrocement.
Bon, il démissionnerait. Il avait des bras après tout, il travaillerait dans l’agriculture… Le policier essaya de ne pas faire de bruit mais il réveilla Valjean par sa simple présence.
« Fraco ?
- C’est moi.
- Tu vas bien ?, » demanda précautionneusement le forçat.
Cela fit rire Javert, un rire amusé teinté d’amertume.
« Ce devrait être à moi de poser cette question.
- Tu es parti si vite ce matin…
- Je sais. Je suis désolé. »
Machinalement, le policier s’était assis sur le lit de Valjean. Le forçat attrapa les mains, longues et brunes, de son compagnon et frémit sous le froid qu’il ressentit.
« Mon Dieu ! Tu es glacé ! File te changer ! Tu dois être trempé ! Tu vas attraper la fièvre.
- Et c’est toi qui me dis cela ! »
Javert posa une des mains sur le front de Valjean, soulagé de ne pas sentir de fièvre. Valjean frissonna sous la caresse glaciale.
« Tu es si froid ! Mais qu’as-tu fait ?
- J’ai marché.
- Tout ce temps ?
- Je devais réfléchir Jean.
- A quoi donc ?
- A nous. »
La panique montait dans l’esprit de Valjean, il sentait venir une crise d’angoisse. Javert ne l’avait jamais vu ainsi, il ne devait pas le voir !
Valjean combattit les larmes, la peur, les tremblements.
Mais comment se cacher lorsqu’on se trouvait positionné juste devant les yeux perçants de l’inspecteur Javert ?
« Tu es si mal. J’ai réfléchi.
- Mon Dieu... »
Valjean ferma les yeux. Il songeait avec horreur que Javert allait prononcer des mots définitifs. Il allait le quitter, lui dire que tout était fini, qu’il devait partir de Montreuil. Un pouce essuya lentement les larmes qui coulaient sur ses joues.
« Hey mon tendre. Je n’ai pensé qu’à nous.
- Je suis désolé, je suis désolé. Je devrais être plus fort. Je devrais…
- Silence ! Je ne suis pas bon avec toi si je te fais pleurer autant. »
Valjean entrouvrit les yeux et fut touché en apercevant le regard désolé de son compagnon posé sur lui.
« Je t’aime, murmura le policier. En doutes-tu ?
- N...Non.
- Alors réponds à deux questions Jean ! Réponds clairement et simplement.
- Que veux-tu savoir ?
- La première est celle-ci : m’as-tu trompé Jean ?
- Pardon ? »
Les yeux du policier se durcirent. Il ne plaisantait pas. Javert avait besoin de savoir avant d’aller plus loin.
« Mais non ! Qu’est-ce qui a pu te faire croire cela ?
- La deuxième question découle de la première.
- Mais c’est ridicule ! Je n’ai jamais regardé quelqu’un d’autre. Je…
- Pourquoi ou pour qui te laisses-tu mourir de chagrin ? »
Là, Valjean hésita et cette petite hésitation suffit au policier pour tirer la conclusion qui s’imposait. Javert se recula et ses mains se croisèrent devant lui.
« Ce n’est pas ce que tu crois, Fraco. Je ne t’ai pas trompé.
- Je veux bien te croire. Je suis tout prêt à te croire Jean. Explique-toi.
- Je fais de mauvais rêves… Je dors mal…
- Quels mauvais rêves ? Le bagne ?
- Non. Des rêves dans lesquels...je te vois mourir…
- Moi ? Je ne suis pas mort.
- Je sais ! Je ne comprends pas ! J’ai peur de cela.
- Mais pourquoi ? »
La colère s’était envolée aussi vite qu’elle était venue, la soudaine flambée de jalousie également. Javert était sincèrement surpris.
« Je te vois mort. Tout le temps. Je suis en train de devenir fou. Et de ne pas avoir de tes nouvelles, de ne pas te voir… Cela me brise Fraco.
- En fait, tu es en train de me jouer la scène de l’épouse inquiète pour son mari policier ? »
Javert n’en revenait pas. Bizarrement, cela fit sourire les deux hommes, le premier sourire depuis longtemps.
« Il semblerait. Je suis ridicule, n’est-ce-pas ?, fit Valjean, penaud.
- Ridicule, non. Je ne dirais pas cela. Mais je suis étonné qu’un homme tel que toi, avec un parcours comme le tien, soit aussi touché.
- Je t’aime, murmura Valjean, c’était sa seule excuse.
- J’ai des collègues qui m’ont parlé de leur épouse. Ils me bassinaient avec leurs inquiétudes pour elles. Ces dames refusaient qu’ils participent aux quarts de nuit ou alors elles voulaient savoir exactement dans quels quartiers ils devaient aller. J’étais à mille lieues de penser que j’avais le même problème de mon côté. »
Javert se détendait. Bien entendu, il se demandait toujours si Valjean lui mentait, l’homme mentait si bien. Lentement, ignorant ses doigts froids, ses habits humides, l’inspecteur se pencha sur son compagnon et l’embrassa profondément. Montrant par là à quel point il était vivant, amoureux, ardent.
« Ma petite largue [épouse] inquiète pour son homme [mari]… Il va falloir que je me charge d’elle avec soin, c’est cela ? Mhmmm.
- Tu ne sais pas ce que c’est. L’absence.
- Tu me crois sans cœur ? Je souffre aussi de ton absence, mon tendre, mais je suis plus pragmatique que toi, je crois.
- Je ne peux plus vivre sans toi. Ho Dieu Fracooo. »
Un gémissement indigne. Mais Javert avait quitté ses lèvres pour embrasser son cou, sa mâchoire, Valjean sentait ses favoris humides glisser contre sa peau surchauffée et sa bouche froide se réchauffer peu à peu.
« Je ne suis pas le meilleur des maris mais je peux être le meilleur des amants, souffla la voix soyeuse de Javert dans le creux de l’oreille.
- Tu es trempé et ce que nous faisons est imprudent.
- Tu es si désirable, ma jolie petite largue. Je voudrais bien te contraindre à me rendre ton devoir conjugal.
- Fraco !
- Plus tard… »
Ils se sourirent, si proches.
Ils ne remarquèrent pas la porte entrouverte et le visage effaré de la logeuse, venue apporter une tisane pour M. Valjean. Elle était restée, debout, horrifiée par la scène intime dont elle venait le témoin involontaire.
Javert se recula et remit de l’ordre dans sa tenue.
« Bien. Donc tu ne m’as pas trompé, tu n’es pas tombé amoureux de quelqu’un d’autre, tu n’es pas en deuil pour une maîtresse, tu es juste désespéré par mon absence.
- Oui, juste cela, » sourit Valjean.
Et par ta mort dans une barricade.
« Cela devrait s’arranger alors.
- Pourquoi cela ?
- Je vais demander à M. Chabouillet de me nommer à Montreuil. »
C’était dit comme s’il suffisait de demander pour obtenir. Valjean en fut estomaqué.
« Et il acceptera ?
- S’il refuse, je démissionnerai.
- Tu… ? Tu vas quoi ?
- Démissionner.
- Mais...mais qu’est-ce-que tu feras ? Tu aimes ce métier. Que vas-tu devenir ? »
Un nouvel élan d’affolement, Javert se précipita pour serrer les mains de Valjean et se jeter à genoux.
« Aucune importance tant que nous sommes ensemble. Même si je dois t’avouer que travailler comme ouvrier dans ton usine ne me tente pas.
- Tu ne seras pas ouvrier ! Bon Dieu ! Fraco ! Jamais tu ne travailleras comme ouvrier. Tu…
- Calme ! Je sens ton cœur qui s’affole.
- Fraco, je ne veux pas… Je ne veux pas que tu fasses quelque chose que tu regretteras plus tard. Tu aimes le travail de policier.
- Oui, je ne le nierais pas. Mais il y a une chose que tu oublies Jean.
- Laquelle ?
- Je t’aime plus qu’un uniforme ! Je l’ai déjà fait au bagne.
- Oui, oui, c’est vrai.
- Maudit forçat...qui m’a poussé à la faute.
- A la faute ?
- Tu crois que j’avais l’habitude de ne pas suivre le règlement au bagne ? Tu crois que j’avais l’habitude de désirer des forçats ?
- Non, je ne crois pas.
- Tu es le premier et le seul. Je t’aime. »
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