Scène V
Le policier se tenait à genoux au chevet de Valjean, ce dernier caressa doucement la joue de Javert, touchant les favoris. Ils étaient devenus fournis maintenant, les fameux favoris de l’inspecteur Javert. Cela mettait en valeur la profondeur de ses yeux, si clairs, si perçants.
« Bon ! Nous sommes d’accord ? Tu vas reprendre une hygiène de vie digne de ce nom. Repas, repos, horaires de travail raisonnables ! Et dans six mois au maximum, je serai à tes côtés.
- Six mois ?
- Je dois laisser une chance à mon protecteur de comprendre quelle erreur monumentale il risque de faire en me laissant partir.
- Une erreur monumentale ?
- Je suis le meilleur des cognes !
- Fraco ! »
Ils rirent. C’était meilleur que le sourire partagé.
Mme Donchet, remise de ses émotions, entendit ces rires avec stupeur. Oui, M. Valjean et son policier étaient des invertis, punissables par Dieu, mais elle ne l’avait pas entendu rire depuis des mois. Elle ne l’avait pas vu manger, dormir depuis des semaines.
La pauvre femme, perdue dans ses pensées, se jura d’en parler avec le Père André durant une confession. Elle devait le dire à quelqu’un avant de l’avouer malgré elle à une voisine...et que cette information fasse le tour de la ville…
Et les deux hommes semblaient s’aimer, vraiment, surtout en voyant leurs regards échangés, leurs gestes trop proches, leurs discussions si privées…
Oui, elle allait devoir en parler avec le Père André avant que le secret ne lui fasse faire un faux-pas. Elle ne voulait surtout pas nuire au directeur de l’usine, sachant que sa fille travaillait là-bas, sachant que de nombreux habitants de la ville dépendaient de M. Valjean…
« Mon Dieu, murmura Mme Donchet, si les gens savaient… »
L’inspecteur Javert et Jean Valjean furent imprudents mais ils avaient eu si peur l’un pour l’autre. Après cette scène inconvenante, Mme Donchet pénétrait dans la chambre de M. Valjean, l’appréhension au ventre.
Mais elle ne vit plus rien.
L’inspecteur Javert était toujours assis, correctement, au chevet de M. Valjean. Il lui lisait des ouvrages. Des romans manifestement. Faisant profiter le convalescent de sa belle voix profonde de baryton.
Car l’inspecteur avait une belle voix, la logeuse était obligée de l’admettre.
M. Valjean était couché dans son lit, largement vêtu de sa chemise de nuit et recouvert par le drap et les couvertures. Il écoutait la voix de Javert et se reposait.
Car l’inspecteur avait réussi cet exploit de faire se reposer M. Valjean dans son lit, sans rechigner.
L’inspecteur ne devait rester que quelques jours à Montreuil. Il n’était venu que pour passer les fêtes en compagnie de son ami.
M. Valjean se leva le soir de Noël pour aller à la messe de Minuit, en compagnie de sa logeuse et de son ami, l’inspecteur.
Mme Donchet fut surprise de le voir debout, mais elle ne dit rien. Elle aperçut le bras, passé sur la taille de M. Valjean et l’aidant à descendre les escaliers.
Oui, ils étaient intimes, cela sautait aux yeux...lorsqu’on savait le voir…
« Mme Donchet, nous allons vous accompagner, lança M. Valjean, souriant gentiment.
- Avec plaisir, monsieur. Si vous pensez pouvoir tenir quelques heures debout…
- Je le peux et si je ne le peux plus, Fraco se fera un plaisir de me ramener à la maison. »
Un regard un peu appuyé sur le bras serrant la taille et Mme Donchet eut un sourire bienveillant.
« Je n’en doute pas.
- En route pour la messe de Minuit !, » lança Valjean, heureux de vivre.
Heureux de vivre pour la première fois depuis des mois !
La messe de Minuit fut un beau moment. Chacun fut content et soulagé de voir le patron sorti de chez lui. On le salua, on lui demanda des nouvelles de sa santé, on l’admonesta d’être déjà debout.
Puis, on salua le policier, l’ami de M. Valjean. Javert répondait aux salutations avec raideur et froideur.
L’inspecteur Javert !
Cela amusait Valjean. Il se sentait si bien. Et il avait le droit de tenir le bras de Javert contre lui, sa convalescence le lui permettait.
Un beau moment passé en compagnie des habitants de la ville, Javert se tenant à ses côtés.
Et Valjean songeait…
« Je l’aime, je l’aime, je l’aime... », au point de se sentir ridicule. Vraiment, il devenait pire que Cosette.
Après la messe de Minuit, le prêtre se rapprocha de M. Valjean et l’homme, malin et observateur, remarqua aussitôt la brillance des yeux du directeur de l’usine. Il aperçut aussi la main serrant le bras du policier, mais il préféra ne pas relever davantage.
« Vous avez réussi à sortir notre directeur de sa chambre !, remarqua le prêtre en s’adressant à Javert.
- M. Valjean se sentait en assez bonne santé pour venir à l’église, mon père, répondit aussitôt le policier, sur la défensive.
- Je vais bien, » répéta encore et encore M. Valjean.
Et pour la première fois, on le crut.
Après la messe de Minuit, Javert et Valjean se permirent des promenades dans la ville. On remarqua la maigreur du directeur et la prévenance de son ami à son encontre. Le policier ne le quittait pas des yeux, prêt à bondir en cas du moindre malaise.
« Je vais bien, Fraco, riait Valjean.
- Je préfère être prudent. »
Les deux hommes se regardaient et souriaient, tandis que les habitants les contemplaient. Imprudents.
« Croyez-vous que ces deux-là soient… ? »
Imprudents.
Il en faut si peu pour lancer une rumeur.
Après les promenades, il y avait des dîners. Certains pris en ville, en compagnie des membres du conseil municipal, ravis de retrouver leur confrère, en compagnie de M. Fauchevelent, soulagé d’entendre rire Valjean, en leur propre compagnie...et là personne ne pouvait connaître l’objet de leurs conversations…
« Non ! Ils ne peuvent pas être... »
La rumeur est une chose si mauvaise et néfaste.
Puis, après les promenades et les dîners, il y avait les nuits. Le policier ne veillait plus M. Valjean, on le savait par Mme Donchet. M. Valjean dormait mieux et il dormait seul. On appuyait bien sur le mot « seul ».
« Comment pouvez-vous imaginer que... »
Oui, mais après ?
Lorsque la nuit était profonde, lorsque la logeuse dormait à poings fermés, qui pouvait savoir ce qui se tramait dans l’obscurité des chambres ?
La rumeur galopait déjà avant même que Valjean et Javert en soient conscients.
Mais il n’y a pas de fumée sans feu n’est-ce-pas ? Et là, le feu existait bel et bien.
Dans la profondeur de la nuit, en veillant à ne pas faire grincer le lit, deux hommes s’aimaient le plus discrètement possible. Taisant leurs gémissements par leurs bouches posées en guise de bâillon, retenant leurs mouvements pour rester le plus lent possible et cependant c’était un amour doux, ardent, pressant, fait de caresses interdites et de serments d’amour.
On se comprenait par le moins de paroles possibles, juste « Oui... Encore... Là... Plus... Tu aimes ? » et leurs prénoms gémis dans le creux d’une oreille.
Chaque matin, Mme Donchet trouvait chacun des hommes dans sa propre chambre, le visage impassible. Elle en venait à se demander si elle n’avait pas rêvé la scène qu’elle avait vue.
Deux hommes s’embrassant à en perdre haleine et se caressant avec tendresse.
Non, elle avait du la rêver dans un moment d’hallucination.
Puis l’inspecteur Javert quitta Montreuil par la diligence et Valjean se reprit à espérer.
Attendre l’inspecteur Javert.
Encore et toujours.
Les cauchemars se firent plus rares, il savait maintenant que Javert était toujours vivant.
Six mois sans aucune lettre.
C’était à en devenir fou !
Valjean était fébrile. A l’hiver avait succédé un printemps humide et un été chaud et sec se profilait à l’horizon.
L’usine de messieurs Valjean et Fauchelevent devenait vraiment prospère, en six mois, M. Valjean l'avait agrandie et les commandes affluaient de tout l'Empire.
Six mois !
Valjean eut envie de se changer les idées en revoyant sa sœur. Il savait qu’elle préparait les mariages de ses filles, toutes très bien dotées par leur oncle. L’argent de M. Valjean !
Jeanne Lancel eut donc le plaisir de voir son frère revenir à Crèvecoeur assister aux mariages de ses filles.
Six mois !
Valjean discuta du sort des fils de Jeanne. Il voulait les marier aussi. Jeanne en rit. Elle était heureuse maintenant et son mari, le policier, était bon pour elle.
Jeanne taquina son frère sur son célibat bien trop long et lui présenta des femmes de bonne naissance, des veuves pour la plupart.
Valjean ne s’intéressa pas à une seule, répondant poliment aux questions et ne cachant pas son passé de forçat. Cela suffisait généralement à les faire fuir. A moins que sa fortune ou son bon cœur soient plus intéressants que son passé.
« Tu dois te marier Jean ! Que dirait maman si elle était encore de ce monde ?
- Dieu Jeannette ! Je ne préfère pas l’imaginer. »
Ils riaient en devisant gaiement autour d’une tasse de café.
La santé allait mieux mais Javert manquait à Valjean. Encore et toujours.
Merde Javert !
Six mois avant que tout bascule. Encore.
C’est que le temps avait tendance à s’accélérer dans ses voyages, Valjean s’en rendit compte cette fois-ci. Le début était lent. Difficile à mettre en place. Mais une fois que la machine était enclenchée, une fois que certaines décisions, bonnes ou mauvaises, avaient été prises, le temps s’accélérait et rien ne pouvait l’arrêter.
Et les décisions étaient la plupart du temps mauvaises.
Six mois et ce fut le retour de Javert.
Une scène qui ressembla à d’autres. M. Valjean était dans son bureau lorsqu’on lui annonça un visiteur. Le patron était pris dans la comptabilité jusqu’au cou, il accepta la visite d’un geste agacé.
Il ne nota pas le sourire de son secrétaire lorsque M. Brissac fit entrer l’inspecteur Javert dans son bureau.
« Veuillez me pardonner, monsieur. Je suis à vous dans un instant.
- Un instant ? Je peux attendre, monsieur. »
La plume tomba et tacha la page vierge du registre d’une jolie éclaboussure d’encre. Valjean leva la tête et aperçut Javert, dans sa tenue de policier.
« Tu es là...pour combien de temps ?
- Définitivement. Sauf si le maire se débarrasse de moi avant, bien entendu.
- Tu as été nommé ici ?
- M. Chabouillet, et monsieur le préfet de police de Paris, ont su se montrer persuasifs.
- Mon Dieu ! »
On nota le rire réjoui et le cri de joie dans la salle de travail de l’usine.
« Tiens, le patron a retrouvé son bougre.
- Ta gueule !, » jeta brutalement le contremaître.
Mais il ne s’opposa pas à l’appellation.
La rumeur avait fait son chemin.
Six mois d’attente. Valjean s’était préparé à l’arrivée de Javert. Il était évident que les deux hommes ne pouvaient pas vivre ensemble. Il ne fit pas la folie de louer une maison pour y loger en compagnie du policier.
De toute façon, l’inspecteur Javert se plaça aux ordres de M. Magnier dés son arrivée. On lui trouva une chambre, louée pour une somme modique dans un quartier tranquille de la ville. Javert avait peu de biens sur cette Terre et dans ses vies, il prit possession de ses chambres immédiatement.
Il rendit ensuite visite à son ami, M. Valjean, et les deux hommes fêtèrent leurs retrouvailles par un dîner pris dans une auberge de qualité. Vin, repas fin, dessert et mille anecdotes à raconter. La venue à Paris, l’ultimatum lancé à M. Chabouillet, l’incompréhension de ce dernier puis l’acceptation de la nomination à Montreuil.
Bien entendu, Javert se tut sur la suite de la réunion. L’incompréhension laissa la place à une amère déception. M. Chabouillet n’apprécia pas d’être ainsi mis au pied du mur.
« Monsieur, c’est bien simple. Soit vous me nommez à Montreuil, soit je démissionne de mon poste.
- Mais qu’est-ce qui vous prend Javert ? Vous étiez pourtant content d’être envoyé à Lyon ! Je n’ai reçu que de bons rapports sur vous.
- Je souhaite aller à Montreuil, monsieur.
- Donnez-moi une seule raison valable Javert et j’accède à votre demande. Mais de vous obéir comme cela, Javert, je m’y refuse ! »
Ce fut le préfet de police, Louis-Nicolas Dubois qui trouva la solution à ce dilemme en lançant en passant près de son secrétaire, un peu égrillard :
« Paix André ! Tu ne vois pas que tu gênes ton protégé ?
- Comment cela ?, grogna le secrétaire du Premier Bureau.
- Il y a une histoire de femme là-dessus, hein Javert ? Et une belle, vu l’empressement de partir de notre inspecteur émérite. »
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