Scène VI
Un sourire, goguenard, deux paires de yeux amusés.
Javert ne put cacher le rougissement qui le prit et qui stupéfia son protecteur.
« C’est vrai Javert ? Il y a une femme ?
- Monsieur, » commença Javert, mais sa voix s’éteignit devant le mensonge éhonté.
Son balbutiement et son trouble firent rire le préfet et impressionnèrent M. Chabouillet.
« Tu vois André ?
- Une femme ?! J’espère que vous m’annoncerez un heureux événement dans ce cas Javert ! Je suis content pour vous.
- Merci monsieur, » répondit Javert en s’inclinant.
Il avait mal à la tête, il mentait sans vergogne à l’homme qui l’avait sorti du bagne, qui lui avait donné sa chance, qui avait confiance en lui.
Décidément, il n’était pas digne de l’uniforme qu’il portait.
« Et lorsque cette amourette sera terminée et que vous serez officiellement marié Javert, je vous convoquerai à Paris. Lyon ne sera plus possible pour vous mais un mariage n’empêche pas une carrière de progresser.
- Sûr !, rit le préfet. Nous pourrons ainsi rencontrer la dame qui a réussi à faire tomber l’austère inspecteur Javert. »
Il sortit de la préfecture, brisé par cette entrevue qui laissa de lui une image de séducteur...totalement erronée… Mais peut-être était-ce pour le mieux ?
Six mois.
Javert et Valjean ne durent pas espérer davantage que quelques semaines après cela.
La rumeur est une chose terrible, vivante, malveillante.
L’inspecteur Javert en fut la première victime, comme de juste. Le policier avait pris son poste avec sérieux et efficacité, comme à son habitude. Il avait connu d’autres postes et d’autres villes. Il se montra diligent, efficace, dévoué. Son inspecteur en chef était content de lui.
Il l’était, n’est-ce-pas ?
Et pourtant… Un petit je-ne-sais-quoi dérangeait le policier. Des sourires sur son passage, des chuchotements dans son dos. Javert les plaça sur son origine controversée. Il était un gitan, né au bagne...rien de convenable dans la société…
Plusieurs soirs par semaine, la patrouille de Javert rencontrait les pas de M. Valjean, rentrant chez lui après une longue journée à l’usine.
« Bonsoir monsieur Valjean, lança Javert, en tendant sa main vers son chapeau à cocarde, un peu taquin.
- Bonsoir inspecteur, » répondait M. Valjean, souriant jusqu’aux oreilles.
La rencontre finissait par un verre pris ensemble au café de la place. M. Valjean riant fort aux plaisanteries du policier.
M. Valjean allait mieux depuis que son ami était venu le rejoindre à Montreuil. Il n’y avait qu’à regarder ses yeux brillants, sa silhouette épaissie, le retour de sa santé et de sa force.
Imprudents !
« Mais que voulez-vous, madame…, c’est honteux !
- Qui aurait cru cela de ce gentil M. Valjean ?
- Ce doit être ce gitan... »
La rumeur courait et courait, s’amplifiant et parcourant la ville.
Quelques soirs, les deux hommes se permettaient un repas pris en commun, à l’abri de l’appartement de l’un ou de l’autre.
« Mais que font-ils tous les deux ?
- A votre avis, madame… ? Vous voulez un dessin ?
- Mon Dieu ! Que fait monsieur le curé ? »
Mme Donchet en avait parlé au Père André, le curé était en effet au courant...mais le pauvre homme était dépassé par les évènements.
Et, à part quelques instants volés à leur vie, les deux hommes avaient toujours un comportement irréprochable. Ils ne se touchaient pas, ils parlaient seulement et marchaient dans la ville, épaule contre épaule.
La rumeur...la rumeur...était trop forte pour être endiguée maintenant.
Elle frappa de plein fouet l’inspecteur Javert.
L’inspecteur Javert n’était là que depuis un mois lorsqu’il découvrit ce qui se disait en ville depuis des mois maintenant.
Une arrestation réussie. Javert avait joué des poings et menotté un homme brutal et aviné sur le port. Il était content de lui, pas de casse et pas de violence, mais l’homme se tourna vers lui et cracha sa haine :
« Me touche pas sale bougre ! Si tu crois que je vais te sucer la bite, tu peux te brosser ! »
Cela surprit le policier mais il était habitué aux insultes.
« Tu tiens ta gueule, je t’emmène au poste.
- Et il me faudra te sucer combien de fois pour que tu me laisses partir ? »
Ces propos firent rire les personnes présentes dans les alentours et témoins de cette arrestation. Javert en conçut une certaine colère :
« Ta gueule !
- Pourquoi ? Tu préfères me sucer ? »
Javert était jeune. Il avait le sang chaud et l’agressivité facile, il frappa le contrevenant d’un bon coup de poing en pleine face. On se tut, impressionné...choqué…
Dans un silence de mort, Javert entraîna l’homme, la bouche en sang, jusqu’à une cellule du commissariat dans lequel il l’enferma. Puis, pour se calmer, il passa sa main dans l’eau fraîche d’un broc qu’un sergent avait rempli pour lui.
Javert pensa que l’affaire allait s’arrêter là.
Il n’en parla pas à Valjean, préférant profiter d’une soirée en sa compagnie pour parler de tout et de rien.
Mais le lendemain, la rumeur revint en force.
Le chef, Magnier, convoqua Javert dés la première heure dans son bureau. Il désigna le rapport de l’inspecteur posé sur son bureau.
« Nous devons parler Javert.
- Oui, monsieur. »
Javert se plaça devant son chef, dévoué, attentif, impassible.
« Asseyez-vous Javert. Cela risque d’être long.
- Bien, monsieur. »
Javert s’assit et attendit. A mille lieues de s’attendre à ce que son chef allait lui dire.
« Vous êtes sûr de votre rapport Javert ?
- Mon rapport monsieur ?
- Oui. Concernant l’arrestation de Martin hier soir.
- Oui, monsieur. »
Le chef parut mécontent de cette réponse. Il secoua la tête.
« Vous me décevez, Javert. Votre dossier est pourtant bon. Quel gâchis !
- Que se passe-t-il monsieur ? »
Le chef évita les yeux de Javert lorsqu’il lui annonça :
« J’ai reçu des plaintes vous concernant, Javert. Il est stipulé dans ces dépositions que vous avez agressé le dénommé Martin avant de lui passer les menottes.
- Pardon ? Monsieur ? »
Javert était à mille lieues de comprendre mais le chef lui mit immédiatement les points sur les « i ».
« Ces façons d’agir étaient peut-être acceptables dans une grande ville, comme Marseille ou Lyon. Ce qui m’étonnerait quand même. Mais ici, dans une petite ville calme comme Montreuil, ce n’est pas envisageable.
- Quelles façons d’agir ? Je ne comprends pas, monsieur.
- Cela dit, je commence à comprendre pourquoi vous avez été nommé ici, Javert, fit le policier, arrangeant. Mais ce ne sera pas possible de vous défendre, Javert.
- Monsieur !, exigea Javert. Je ne comprends pas ! Quelles façons d’agir ? Quelles plaintes ?
- Votre vie privée ne devrait pas entrer en ligne de compte, je sais, mais ici dans une petite ville, il était certain que vous alliez être jugé par rapport à cela. Et si en plus vous vous montrez violent... »
La révélation se faisait doucement mais sûrement, Javert n’était pas un imbécile. Il avait connu la même chose au bagne.
« Vingt coups de fouet pour un acte contre-nature, c’est cela Javert ? »
Javert avait plusieurs solutions devant lui. Se soumettre et baisser la tête en acceptant les plaintes, retourner vers Paris la queue entre les jambes ou faire face et lutter !
Il choisit la dernière option !
Il se dressa, fier et menaçant.
« Mon rapport est juste. J’ai arrêté le dénommé Martin alors qu’il faisait du grabuge à la Taverne du Bœuf de Mode. Il s’est montré irrespectueux et violent durant son arrestation.
- Vous niez avoir frappé le dénommé Martin ?, demanda sèchement le chef de la police de Montreuil.
- Je ne le nie pas mais je…
- Ce sera tout, inspecteur.
- Je ne me suis pas montré violent, je…
- SORTEZ ! Avant que je réclame un blâme pour vous de Paris ! »
Javert était glacé. Il se leva et s’inclina, avant de sortir du commissariat. Il comprenait tout à coup, les sourires, les chuchotements, les conversations qui s’arrêtaient à son arrivée…
Merde !
Ils n’avaient pas été assez prudents.
Sa patrouille fut si longue cette nuit-là que Valjean s’inquiéta de ne pas le croiser dans la rue, comme tous les soirs.
La rumeur avait atteint Javert, laissons-lui le temps de frapper le directeur de l’usine.
« Il a frappé un malheureux client !
- Mon Dieu ! Vous vous rendez compte monsieur… ?
- Ces invertis sont une engeance du diable !
- Vous avez bien raison, madame… »
Des paroles qu’il avait fait mine de ne pas comprendre. Javert déambulait dans les rues, les trouvant hostiles pour la première fois. Jamais il n’avait senti un lieu hostile de sa vie. Même dans les cellules du bagne, il avait été à sa place.
Un enfant né au bagne, il avait appris à marcher dans ses cellules, il avait appris à parler avec les forçats, il avait appris à lire avec les gardes. Ce furent des années difficiles, sombres, mais il avait survécu, il avait grandi, il s’était formé contre l’adversité.
Javert se reprit et poursuivit son poste. Avec acharnement.
Mais très vite, l’inspecteur se rendit compte qu’il ne pouvait pas gagner.
Chacune de ses arrestations était sujette à caution, Magnier lui adjoignit un collègue pour l’épauler mais en réalité il s’agissait de le surveiller, les insultes fusaient…
« Tiens voilà le bougre du daron !
- La belle paire que voilà !
- Remarque, il a une belle gueule de suceur ! Tu veux une bite ? »
Javert serrait les dents, il ne frappait pas, il faisait son travail de son mieux.
Mais la rumeur est toujours la plus forte, non ?
Valjean ne découvrit le pot-aux-roses que le jour où ce petit jeu dégénéra. Il avait peu vu Javert depuis quelques semaines. Le policier lui avait expliqué qu’il avait besoin de temps pour se faire accepter, qu’il avait plusieurs affaires à gérer, que les rapports s’accumulaient… Valjean n’avait rien dit, il savait que Javert prenait son métier à cœur.
Lui aussi la rumeur le frappa de plein fouet.
Le directeur de l’usine se tenait dans son bureau lorsqu’il entendit des cris provenir de la grande place. Comme un attroupement ou une bagarre. Intrigué, Valjean se leva et vint aux nouvelles. Il appela son secrétaire.
« Que se passe-t-il Brissac ?
- C’est le nouvel inspecteur, monsieur.
- Javert ? Mais que se passe-t-il ?
- Je crois qu’il se bat, monsieur.
- QUOI ? »
Valjean oublia son manteau, son chapeau, il courut dans la rue et il s’arrêta, estomaqué. Dix personnes au moins entouraient l’inspecteur et l’insultaient. Javert avait perdu son chapeau et du sang coulait de son arcade sourcilière, il tenait sa canne de policier dans une main et la faisait tournoyer.
« Allez le bougre ! Viens sucer ma bite !
- Finis-le Gustave !
- Un gitan devenu cogne ! En se mettant à quatre pattes pour sûr ! »
Des rires gras. Un caillou vola et frappa Javert sur le bras. Il grimaça mais ne lâcha pas son arme. C’était son seul soutien.
Valjean n’en crut pas ses yeux, ni ses oreilles. Il reconnut des ouvriers travaillant pour lui parmi les tourmenteurs mais aucun policier n’était visible.
D’une voix forte, Valjean hurla :
« ARRÊTEZ ! »
Cela calma la populace...un instant. On se tourna vers le directeur, goguenard.
« On vous ramène votre chien, patron.
- Vous voulez qu’on lui coupe les couilles ?
- Non, il sera moins bon au lit ! »
De nouveaux rires prouvant assez l’état aviné de la foule.
« Mais que dites-vous ? Laissez l’inspecteur en paix ! Javert posez votre arme. »
Le regard que posa Javert fut explicite. Il ne voulait pas obéir, c’était son seul soutien. Mais Valjean ne comprenait pas encore la gravité de la situation. Il ne voyait qu’une foule en colère et un policier en danger. Il fallait apaiser tout le monde. Quoi de mieux que de commencer par déposer les armes ?
« JAVERT ! Obéis ! »
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