Scène VII

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On nota le tutoiement avec joie, cela fit sourire un peu plus les hommes et les femmes. Mais l’ordre porta.

Javert recula et laissa tomber son arme sur le sol, où elle fit un son mat en heurtant la pierre.

« C’est bien ! Vous tenez votre bougre, monsieur, fit une voix gouailleuse.

- Ce n’est pas mon bougre, » expliqua Valjean.

Monsieur le directeur accumula plusieurs erreurs stratégiques ce soir-là. Au lieu d’envoyer son secrétaire appeler la police, il voulut parlementer avec les brutes avinées. Il avança d’un pas et s’approcha du groupe.

Plusieurs choses se passèrent en même temps.

D’abord le directeur reçut un crachas en plein visage, ce qui l’interloqua et fit réagir violemment Javert. Ce dernier se jeta sur l’homme qui avait craché et tout le monde se précipita pour le retenir.

Puis pour le frapper.

Puis pour le finir.

M. Valjean contempla ce déchaînement de haine avec stupeur depuis la porte d’entrée de son usine. M. Brissac vint discrètement le chercher pour le mettre à l’abri. Mais Valjean ne put bouger. Soudainement, il voulut se lancer dans la mêlée, Brissac le retenait de toutes ses forces.

Mais que faire face à des dizaines de personnes en furie ?

La police arriva enfin et il fallut plusieurs coups de matraque pour faire reculer les gens. Alors, seulement, on put accéder à l’inspecteur Javert.

Il était vivant ?

Peut-être.

Seul l’hôpital pouvait le dire avec précision.

La rumeur avait gagné la première manche. Comme toujours.

Javert était vivant mais inconscient. Et le médecin prévit que cela dure ainsi très longtemps. L’inspecteur Javert avait la mâchoire fracassée, deux côtes enfoncées sinon cassées, un bras était brisé, on craignait pour un poumon...quant à la blessure à la tête, la fracture du crâne était indéniable.

On avait pris son temps, dix personnes acharnées sur une seule. C’était déjà un miracle qu’il ait survécu à l’attaque.

Il était vivant...oui mais pas vraiment.

La douleur devait être si forte que Javert gémissait en étant étendu sur le lit de l’hôpital. On le gavait de laudanum et on priait.

Valjean ne quitta que rarement son chevet. Il ne priait pas. Il sentait la colère de Jean-le-Cric monter en lui.

Un passeport jaune !

Parfois le directeur venait dans son usine, mais il ne faisait rien d’autre que regarder la place au pied de l’usine.

Des délégués des ouvriers vinrent voir le patron, désolés de ce qu’il s’était passé. On lui apporta un papier avec une liste de noms. Le directeur écouta leur discours et les renvoya sans jeter un regard à la liste.

« Donnez la à la police !

- Mais cela va causer des problèmes à des familles d’ouvriers honnêtes, monsieur. Soyez indulgent ! Vous comprenez, ils avaient bu et ce Javert était un gitan… Pas quelqu’un de chez nous. Et il était... »

Là, le directeur reprenait un semblant de vie, ses yeux étincelants, glacés, attendant que quelqu’un ose traiter l’inspecteur Javert d’inverti devant lui.

On se taisait et on baissait les yeux.

La rumeur avait déjà atteint le directeur, mais Valjean n’en avait que faire.

« Vous devriez aller vous reposer, monsieur Valjean, lui disait gentiment Sœur Simplice. Il ne se réveillera pas de sitôt.

- Il souffre toujours ! Ne peut-on lui donner quelque chose de plus fort ? »

La colère de Jean-le-Cric se portait aussi contre l’hôpital.

« Non, monsieur Valjean. Le laudanum est ce que nous avons de plus puissant.

- Alors augmentez les doses !

- Mais le médecin dit que c’est bien suffisant !

- Suffisant pour un vulgaire gitan c’est cela ? Pour un homme comme lui ?

- Mais non, mais non. Qu’allez-vous penser là ? »

Un claquement de porte était devenue la réponse habituelle de Valjean.

Les nuits, Valjean ne dormait plus. Il contemplait l’obscurité. Elle faisait le pendant avec celle qui régnait en lui. Il n’allait plus aider les pauvres, il n’allait plus à l’église. Il laissait la colère et la haine le dominer.

« Monsieur Valjean ! Vous ne pouvez pas chasser tous ces hommes !, » lui dit le chef de la police, M. Magnier, doucement, pour ne pas fâcher le directeur.

Il était venu en personne rencontrer le directeur de l’usine et il avait déjà du attendre une heure dans l’antichambre le bon vouloir du patron.

« Et pourquoi pas ?, répondit sèchement Valjean.

- Parce que cela fait des familles sans aucune ressource, monsieur.

- C’est mon usine ! Ces personnes ont failli à leur tâche.

- J’ai lu des rapports plutôt bons sur leur travail.

- Et pour l’agression de l’inspecteur Javert ? »

Le chef de la police parut agacé par cette remarque.

« Certes. L’enquête se poursuit, lorsque nous aurons arrêté les hommes coupables de ce crime, vous aurez tout loisir de les licencier.

- Bien. Nous en reparlerons à ce moment-là.

- Mais monsieur Valjean… »

La colère de Jean-le-Cric montait et montait...à chaque pas fait dans la ville. On l’observait avec crainte maintenant. Monsieur le directeur chassait les hommes qui avaient agressé son ami.

Des personnes venaient en dénoncer d’autres auprès du directeur, afin de sauver leur poste.

« Ce n’est pas moi, monsieur Valjean. Je n’ai fait que suivre le mouvement. J’avais bu... »

La rumeur enflait ? Pas vraiment. Elle attendait son heure. C’était tout.

Une nuit, la douleur fut si forte que Javert se mit à pleurer dans son coma. Valjean saisit sa main et lui parla pour l’apaiser…mais cela n’eut aucun effet.

« Il faut réembaucher les ouvriers que tu as licenciés, Jean, l’attaqua un jour M. Fauchelevent. Ce sont de braves gens. Ils ont beaucoup bu ce soir-là.

- Indulgence, pardon, pitié, cracha Valjean, amer.

- Tu sais ce que c’est Jean. S’ils perdent leur travail, ils perdent tout. Et l’usine est tout pour cette ville.

- Mais pas l’inspecteur Javert, je sais. »

L’amertume frappa M. Fauchelevent, il posa sa main sur l’épaule de Valjean.

« Viens, je vais t’emmener boire un verre. Tu avais tes habitudes au café de la place je crois ?

- Tu n’as pas peur d’être vu en compagnie d’un bougre, Gaston ?

- Allons, tout le monde sait que tu n’es pas un bougre ! Ce sont des racontars idiots.

- Des racontars qui ont coûté sa vie et son honneur à mon ami.

- Il n’est pas mort Jean. Allez viens ! Tu ne sors plus de ton bureau à moins d’aller à l’hôpital. Viens avec moi !

- Fous-moi le camp, Gaston !

- Jean… S’il te plaît !

- FOUS-MOI LE CAMP ! »

L’usine est tout pour la ville ?

Vraiment ?

Une idée germa dans l’esprit malade de Jean-le-Cric. Il ne fallut qu’une petite étincelle pour la cristalliser.

Simplement la mort de l’inspecteur Javert.

La première fois, l’inspecteur s’était suicidé en se jetant dans la Seine, la deuxième fois, il était mort des suites d’une blessure par balle gangrenée, la troisième fois, il fut exécuté par un révolté à la barricade… Valjean ne comptait pas l’accident de moto, il n’avait pas connu personnellement François Jimenez.

La quatrième fois ?

La quatrième fois, ce fut Valjean lui-même qui mit fin à ses jours. Le policier souffrait, il ne pouvait pas bouger, la colonne vertébrale avait du être touchée aussi. Il pleurait, gémissait, n’arrivant pas à former des mots avec sa mâchoire brisée.

Ce pouvait être « maman, Jean »… Ce devait être « pitié, arrêtez »… Le médecin refusait d’augmenter la dose de laudanum.

La mort allait faire son office dés que l’inspecteur aurait fini de lutter. Mais l’homme était tenace. Il luttait encore et toujours.

« Je t’en prie, murmura Valjean, la tête baissée sur le visage brisé de son amant. Laisse-toi mourir. »

Des paroles.

Javert ne mourait pas. Et cela durait depuis des jours.

Un soir, Valjean ne put le supporter. Il avait commandé de l’opium. La contre-bande était forte sur le port de Montreuil. Valjean se souvenait de Javert luttant contre cette peste. Ce soir-là, Valjean se comporta comme tous les autres soirs, il vint se placer au chevet de Javert afin de le veiller quelques heures.

En réalité, il était venu pour le tuer.

Son premier meurtre !

Une dose excessive de drogue allait endormir définitivement la douleur. Valjean saisit doucement la tête de Javert et inclina le menton, il déversa l’intégralité d’une fiole. Il essuya ensuite le menton et les joues du policier.

Il prit la main et chercha le pouls sur le poignet...puis il compta… Lorsqu’il ne le sentit plus, il chercha le pouls sur la carotide… Il n’y en avait pas…

Et ce faisant, il se recula.

L’inspecteur Javert n’était plus.

Il n’allait pas pleurer maintenant.

Il quitta l’hôpital, croisant une sœur sans la reconnaître.

« Vous nous quittez tôt M. Valjean. Comment allez... »

Il ne lui répondit pas.

M. Valjean alla à son usine.

L’usine de monsieur Madeleine !

Quelque chose qui lui avait tenu à cœur, durant toutes ses vies, tous ses voyages. Il avait rêvé de la construire, rêvé de la reconstruire, rêvé de la développer.

Encore et encore. Durant toutes ses vies, tous ses voyages.

Peut-être…

Peut-être aurait-il dû y renoncer ?

En fait, Jean Valjean avait espéré que le changement viendrait de Javert...mais s’il aurait dû venir de lui ?

Abandonner Montreuil et partir vivre à Paris ? A Lyon ? A Marseille ?

Dés le début de cette nouvelle vie…, rester dans le sillage de Javert et vivre avec lui.

Il n’avait pas été capable de comprendre cela.

Obnubilé comme il était par la vie perdue de monsieur Madeleine.

Cette vie qu’il avait retrouvée, certes, mais sans l’avoir réellement retrouvée.

Un homme riche, adulé, puissant.

Oui, Valjean avait aimé être monsieur Madeleine.

Mais c’était avant.

Là, il avait été malheureux, solitaire, désespéré.

Il avait raté la seule chose qu’il voulait réellement dans la vie.

L’inspecteur Javert.

Valjean mit ses deux mains sur le visage et le premier sanglot retentit.

Malade de tristesse.

Et puis…

Et puis, la tristesse le quitta et Valjean se redressa, enragé.

Puisqu’il avait raté cette autre vie, il allait en faire le payer le prix.

A tous !

C’était la nuit. Il n’y avait plus personne.

La colère de Jean-le-Cric était un brasier qui pouvait détruire le monde. Il était temps de la laisser prendre son envol.

Jean Valjean avait été ouvrier, il avait travaillé dans les forges. Il alluma les feux des fours, il brisa les tables des ateliers, il jeta les dossiers et les rapports en tas dans la salle principale. Il fit cela sans rien dire, les yeux concentrés sur le vide.

Un tas de bois, un tas de papier, les fours en marche, Valjean prit deux bouteilles de vin. Il en ouvrit une et la vida sur le bûcher puis il jeta une bougie précédemment allumée. Il jeta plusieurs lampes à pétrole. Le verre se brisa dans un joli son cristallin.

Le feu prit, devenant aussitôt brasier, colorant des couleurs de l’Apocalypse les murs de l’usine. Rouge et noir.

Cela fit rire Valjean. Il était devenu fou, non ?

Il y avait tellement cru à cette vie. Bon Dieu, tellement cru !

Il retourna dans son bureau. Il entendit tout à coup des tambourinements désespérés contre la porte d’entrée de l’usine. On l’appelait avec force, on cognait, on le suppliait d’ouvrir. La force de Jean-le-Cric lui avait permis de bloquer l’entrée avec des meubles et des meubles. Impossible d’entrer et les fenêtres étaient si hautes.

Valjean ne s’arrêta pas.

Sur son bureau, si solide, sur lequel Javert ne l’avait jamais baisé, Valjean posa ses pieds. Puis il ouvrit la deuxième bouteille et la vida en quelques instants. Ensuite, il prit la fiole de drogue et la but aussi.

Il espéra que le sommeil le prendrait avant que le feu ne le fasse.

Ce fut le seul vœu que Dieu entendit.

Jean Valjean était déjà mort au monde lorsque l’usine s’effondra sur elle-même, vaincue par le feu.

La population de Montreuil contempla cela avec consternation. Ce fut magnifique à voir et en même temps une horrible image. L’usine de M. Valjean en feu et ses cendres recouvrant toute la ville.

Est-ce que la rumeur avait gagné ? Rien n’était moins sûr…

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