XXIe siècle - Paris - Scène I

8 minutes de lecture

Mon Dieu ! Le cauchemar était si terrible ?

Javert secoua doucement puis plus nettement Jean Valjean.

Le vieil homme tremblait contre lui et murmurait son prénom, Fraco, d’une voix brisée.

« Qu’y a-t-il Jean ? Réveille-toi ! »

Il fallut plusieurs minutes pour que Valjean entende enfin la voix de la raison et ouvre les yeux.

Et ce qu’il vit le fit pleurer. Aussitôt.

« Mon Dieu ! Fraco, c’est toi. C’est toi… Seigneur. »

Valjean se jeta dans les bras de Javert, serrant le policier new-yorkais avec force contre lui.

« Mais qu’y a-t-il ?, répéta Javert. Tu as fait un mauvais rêve ? »

Cela fit rire Valjean, un peu hystérique.

Il lui semblait sentir encore le souffle du feu sur ses joues, l’odeur de la fumée qui empoisonnait ses poumons avant que la drogue ne l’endorme. Il lui semblait sentir encore le pouls de Javert s’éteindre lentement sous ses doigts.

Oui, un mauvais rêve.

« Putain ! Parle-moi Jean ! Tu me fais paniquer !

- Juste un mauvais rêve, admit Valjean.

- A ce point ? Mais de quoi as-tu rêvé ? »

La réponse fusa avant que Valjean ne puisse contrôler sa langue.

« De toi.

- Moi ? »

Il ne fallait pas. Il ne fallait pas inquiéter un homme déjà fragile comme le lieutenant Javert.

« De quoi as-tu rêvé Jean ?, » demanda Javert, avec horreur.

La culpabilité était là, terrible, et lui donnait nausée. Javert connaissait bien la culpabilité, six mois qu’il vivait avec. Depuis qu’il avait compris que John Madeleine était un homme bon et lui une merde.

« Je t’ai vu mort. Mon Dieu.

- Tu m’as vu mort ? Au pont ? »

Cette fois, Valjean était pleinement réveillé. Il recula loin de son compagnon et retrouva les yeux gris métallisé de l’inspecteur Javert.

« Tu es là, murmura Valjean, la voix tellement soulagée. Tu es là.

- Mais oui. Bien sûr que je suis là. Tu me croyais parti ? Je ne t’abandonnerai plus Jean.

- Tu es là. Merci mon Dieu. »

Valjean se jeta à nouveau dans les bras de Javert et le serra contre lui. Fort, fort, fort. Il l’avait vu mourir dans trois vies.

Il ne voulait plus le voir mourir encore une fois.

« Paix, je vais bien, Love. »

Il le disait à l’anglaise, Love pour dire Amour.

« Vois ! Je vais bien. »

Valjean ne répondit pas, il laissa ses larmes couler enfin. Elles n’avaient pas coulé à Montreuil le soir de la mort de Javert. Valjean ne se l’était pas permis. Javert était touché par ce chagrin si profond.

Il se demanda si Valjean pleurait la mort de François Jimenez, la sienne ou celle de ce policier du XIXe siècle…

Le beau Frenchie était définitivement fou.

Prenant les choses en main et malgré l’heure encore tôt dans la journée, Javert décida que le Frenchie avait besoin de repos. Il l’aida donc à se lever et l’entraîna jusque dans la chambre. Ce matin-là, ils avaient pris tendrement une douche commune, la journée avait plutôt tourné au désastre là.

Retrouvant son attitude protectrice de policier, Javert étendit le Frenchie, lui retira ses chaussures et le couvrit d’une couverture. Il ferma les lourds rideaux destinés à protéger de la lumière et du froid et s’apprêta à quitter la chambre...lorsqu’une voix le rappela depuis le lit.

« Viens, s’il-te-plaît. »

Et, comme à son habitude, le policier obéit sans discuter, retirant ses chaussures à son tour et s’étendant aux côtés de son compagnon.

Jean Valjean se colla tout contre lui, tremblant encore de son mauvais rêve. Ce devaient être des souvenirs, pensa Javert, et non pas des cauchemars.

C’est souvent pire.

Il ne fallut pas longtemps pour que les deux hommes s’endorment. Ils avaient tous les deux passés des mois difficiles. Ils avaient besoin de se reposer et de reprendre des forces.

Ils étaient aussi fragiles l’un que l’autre.

Ils se réveillèrent en pleine nuit. Leur rythme était complètement déséquilibré.

Les deux hommes restèrent l’un contre l’autre, à écouter le silence. Ils ne voulurent surtout pas troubler le calme de la nuit.

Ce fut la lumière filtrant sous le lourd rideau qui les poussa enfin à parler.

« J’ai tenté de me suicider, avoua Javert.

- Comment ?, demanda calmement Valjean.

- Ma moto. Un jour, je roulais en direction du commissariat, à une vitesse raisonnable et j’ai vu un camion arriver en face. Ce ne fut que lorsque j’entendis le klaxon du camion que j’ai compris que je me déportais dans sa direction. J’ai rectifié ma position sur la chaussée. J’ai décidé de démissionner ce jour-là car je fis cela sans m’en rendre vraiment compte. Un flic suicidaire est impensable dans une équipe.

- J’ai voulu mettre fin à mes jours moi aussi, admit Valjean.

- Vraiment ?

- Lorsque ma folie est trop profonde et que je mélange la réalité et le rêve. »

Ces mots rassurèrent le policier. Le Frenchie était donc conscient que quelque chose n’allait pas. Javert se pencha pour fouiller dans les poches de sa veste, posée sur une chaise non loin. Il y pêcha son paquet de cigarettes et en offrit une à Valjean.

« Je n’ai jamais fumé, sourit Valjean.

- Hé bien, il est temps que tu commences ! Je t’ai appris la fellation, la sodomie, laisse-moi t’apprendre le tabac, et si j’arrive à trouver un bon revendeur, je te montrerai ce que fait le haschich.

- Tu prends de la drogue ? »

Valjean était estomaqué. Il se redressa pour regarder Javert avec tellement d’incrédulité que le policier se mit à rire.

« Je me drogue, je fume, je bois, je mange gras et je suis accro au café. Étonnant que j’ai atteint cet âge ! »

Javert plaça les deux cigarettes dans sa bouche et les alluma toutes les deux avec son briquet. Il en glissa ensuite une entre les lèvres de Valjean. Il observa le vieux Français prendre sa première bouffée. Le voir s’étouffer le fit rire.

« Comme ça Jean ! »

Une longue bouffée et Javert relâcha doucement la fumée par son nez, puis sa bouche. Valjean tenta de l’imiter mais il ne réussit qu’à tousser atrocement.

Un nouveau rire et Javert jeta en souriant :

« Tu es adorable Jean. Attends ! Laisse-moi faire. »

Javert prit la cigarette des doigts de Valjean et la déposa sur le bord de la table de chevet, après l’avoir éteinte en l’écrasant dans un bout de papier sorti du paquet. Puis il prit une longue inspiration. Il garda la fumée dans ses poumons et il se pencha sur Valjean, le faisant s’étendre sous lui avant de l’embrasser profondément.

La fumée passa des poumons de l’un aux poumons de l’autre. Javert avait des baisers au goût de fumée. Valjean laissa glisser ses doigts sur le dos du policier. Et griffa doucement.

Cela fit tourner la tête du forçat peu à peu. L’excitant et l’étouffant. Puis Javert se releva et souriait.

Valjean poussa un long soupir et la fumée s’échappa. Javert prit une nouvelle inspiration.

« Alors, qu’en dis-tu ?

- C’est...étrange…

- Attends de faire cela avec de la drogue. Baiser en étant sous l’emprise de la drogue est magique.

- Parce que tu as aussi… ?, » fit Valjean, à nouveau choqué.

Et Javert se mit à rire, rire.

Les deux hommes se couchèrent, doucement, l’un contre l’autre. Le temps était venu de se raconter un peu.

« J’ai un problème d’alcoolisme, asséna Javert, observant les doigts de Valjean dans le peu de lumière que le rideau laissait passer.

- Depuis le pont ?, osa demander Valjean.

- Oui, mais je n’ai jamais fait attention à la quantité d’alcool que je buvais auparavant. C’était peut-être latent. Maintenant, je dois faire plus attention.

- J’ai commis mon premier meurtre, avoua Valjean.

- Putain !, s’écria Javert, et cette fois ce fut lui qui s’étouffa. C’est quoi ces conneries ?

- Je ne savais pas quoi te dire de plus grave alors j’ai jeté cela.

- Malin le Frenchie ! Tu veux faire dans la surenchère ?

- Non, c’est le pire que j’ai fait. »

Et j’ai incendié une usine ! Dieu merci, la chance a voulu que je la brûle de nuit, j’aurais pu le faire de jour et ainsi tuer une grande partie de la population de Montreuil.

Ce qui en soit n’aurait pas dérangé Jean-le-Cric.

« J’ai tué un homme, fit Javert. Un type qui tenait en joue un de mes collègues. J’ai fait les sommations d’usage, il s’en foutait. Il pensait que j’avais pas les couilles pour tirer. Je lui ai prouvé que je les avais.

- Tu as eu des soucis ?

- Avec les flics, non. Avec la justice, un peu plus. Mais on m’a blanchi. »

Un nouveau silence, Javert fumait profondément. Il se souvenait du visage de ce criminel, on l’appelait Gueulemer. Une saloperie.

« On fait un beau couple de malades, » asséna Javert et il se remit à rire.

Valjean se mit à rire aussi.

Oui, un beau couple de malades.

Mais au moins ils avaient le droit de former un couple.

Jean Valjean savait par ses lectures que même au XXIe siècle être homosexuel ou lesbienne était mal vu dans beaucoup d’États, voire interdit par la loi, voire même puni par la peine de mort. En France, au temps de Napoléon Ier, les pratiques homosexuelles n’étaient pas interdites mais être un inverti était très mal vu de la société.

La preuve…

Un policier assassiné par une foule en colère, juste excitée par l’alcool.

Valjean ne sut pas vraiment ce qui s’était produit pour justifier cet acte de violence inqualifiable. On lui avait rapporté que l’inspecteur Javert avait simplement fait sa patrouille, comme tous les soirs. Mais sur les quais, un homme l’avait interpellé. Entouré de ses amis, tous plus saouls les uns que les autres. Si Javert avait réfléchi, si la colère ne l’avait pas aveuglé, si son collègue avait été présent…, Javert aurait tout bonnement poursuivi sa route… Mais voilà, l’inspecteur était fier, il a rétorqué violemment. Il a menacé d’embarquer tout ce beau monde pour insulte à un officier représentant de la loi. On s’est moqué de lui. Des femmes, manifestement des prostituées, l’avaient insulté des pires termes. Javert avait alors réagi, il avait sorti ses menottes et avait franchement demandé qui le suivait le premier.

Il n’en fallut pas davantage pour faire dégénérer la situation. On s’était jeté sur le policier, Javert était seul, personne ne le respectait, personne ne le craignait.

Javert avait frappé le premier et frappé fort, sa canne avait fait reculer ses assaillants. Mais voilà, de trois au départ, le nombre s’est accru. Une bagarre, un policier en mauvaise posture, un gitan et un inverti de surcroît. C’était du pain béni !

Javert s’était pris plusieurs projectiles avant de comprendre dans quel guêpier il s’était imprudemment lancé.

Il avait préféré être plus intelligent et a fui le combat.

Il avait couru pour sa vie en direction du poste de police. Mais là, on l’attendait de pied ferme. Il comprit qu’il était fait.

Il reprit la course pour finir sur la grand-place. Son objectif apparut clairement aux yeux de tous. Il voulait se réfugier dans l’usine de M. Valjean.

On le vit et on agit en conséquence. Il ne fallut pas longtemps pour l’encercler. Au départ, ils étaient trois, maintenant ils étaient une vingtaine.

Des gars, avinés, excités, énervés. Des filles qui excitaient les hommes à se battre. On riait, on plaisantait. Rien de bien méchant...au départ… Javert prit tout cela avec sérieux, il se plaça en position et fut prêt à se battre jusqu’à la mort s’il le fallait.

Les projectiles qu’il avait pris le faisaient saigner.

Il espérait le salut par l’intermédiaire de M. Valjean mais ce dernier ne prit aucune des bonnes décisions qui s’imposaient...et Javert mourut sous les coups de ses assaillants.

D’autres évoquèrent un guet-apens monté de toutes pièces contre l’inspecteur Javert. Enfin, certains parlèrent d’une attitude inqualifiable de l’inspecteur lui-même qui avait justifié cette violence de masse. Une attitude hautaine et méprisante inacceptable chez un gitan à tendances homosexuelles. Il fallait le corriger.

Valjean avait eu envie de corriger l’intégralité de la population de la ville de Montreuil. Incendier une cité entière !

Sentir ses cendres se mêler dans l’air de la nuit !

Et pleurer de rage et de douleur.

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