XIXe siècle - Paris - Scène I

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Jean Valjean se réveilla, en sursaut. Il était immensément fatigué. Il n’avait jamais été si fatigué de sa vie. Il voulut se redresser et la douleur dans ses os le fit gémir.

Mon Dieu ! Mais où était-il ?

La voix de Toussaint le réveilla complètement :

« L’eau du bain est presque prête, monsieur. Si vous pouviez me donner vos vêtements. Je ne pense pas qu’on puisse les récupérer.

- Je vais me déshabiller, Toussaint. Un instant. »

Valjean se leva avec difficulté. Il s’était endormi sur une chaise. Quel imbécile ! Il sentait le poids de sa vieillesse.

Il sentait aussi autre chose d’ailleurs. Valjean huma l’air autour de lui et la révélation lui vint.

Il puait les égouts ! Il était couvert de boue et de sang. Le sang de Marius ! Il portait encore son uniforme de la garde nationale.

Il venait de rentrer de chez le grand-père de Marius où il avait déposé Marius avec l’aide de Javert.

MERDE JAVERT !

Valjean ne se déshabilla pas, il avait retrouvé toute sa vigueur. Il se précipita dans le salon et y retrouva la servante Toussaint qui préparait une large bassine d’eau chaude pour lui.

« Monsieur ! Vous auriez pu enlever vos vêtements. La pudeur à mon âge… »

La vieille femme souriait, amusée.

« Quel jour sommes-nous Toussaint ?

- C’est juste ! Avec ces combats, on est tout perdu.

- Quelle heure est-il ? »

La servante perçut l’impatience de son maître, elle regarda la pendule derrière elle, posée sur un joli bonheur-du-jour et répondit :

- Un peu plus de minuit. Nous sommes donc le 7 juin, monsieur.

- Gardez l’eau chaude. Je dois ressortir Toussaint.

- Pardon monsieur !? Mais vous venez de rentrer…

- Préparez la chambre d’ami ! Je reviens dans peu de temps.

- Mais !!! Monsieur !!! »

Valjean saisit son manteau et sortit dans les rues. Il faisait nuit noire. Le fiacre avait disparu depuis longtemps, mais Valjean savait que Javert s’était tué à une heure du matin. Il avait encore le temps mais il lui fallait courir !

Et Valjean courut !

Le 7 juin 1832 !!!

LE 7 JUIN 1832 !!!

Il s’était trompé, il restait une vie et un territoire à visiter. Sa vie et son Paris. Valjean courut, à s’en brûler les poumons. Mais il devait faire ce qu’il avait oublié de faire il y avait deux cent ans.

Ce qu’il n’avait pas fait il y avait un an.

Valjean arriva sur le Pont-au-Change, essoufflé. Il fut saisi par la scène devant lui. L’obscurité était profonde, quelques étoiles brillaient dans le firmament, la Seine grondait dans le lointain, une odeur de poudre à canon stagnait dans l’air ambiant…

Et sur le parapet du pont, une longue silhouette noire se tenait debout, prête à tomber.

« JAVERT ! NE SAUTE PAS ! NONNNN ! »

Un hurlement qui dut retentir dans tout Paris mais il eut l’effet escompté. La silhouette s’était retournée, surprise.

C’était l’inspecteur Javert !

Le vrai, le sien.

Valjean courut encore quelques mètres puis passa à la marche. Il ne voulait surtout pas effrayer Javert.

« Que faites-vous ici Valjean ?, claqua la voix, profonde, froide.

- Je suis venu me constituer votre prisonnier.

- La belle affaire !, rugit Javert. Vous êtes libre.

- Descendez Javert et devisons simplement. Je vous en prie.

- Je n’ai rien à vous dire, rétorqua violemment Javert. Fous-moi le camp Valjean !

- Alors je plongerai avec vous, » fit paisiblement Valjean.

Lentement, le forçat se plaça à côté du suicidaire, les coudes posés sur le parapet, il regardait la Seine couler en contre-bas. Il n’avait jamais fait attention à cet endroit avant, c’était impressionnant.

« Vous avez bien choisi votre endroit, Javert. On ne doit pas s’en sortir vivant. »

Javert était incertain maintenant. Il se sentait ridicule de se jeter dans le fleuve devant Valjean. Et il ne voulait pas que ce maudit forçat le suive dans la Seine.

« Est-ce que pour une fois dans votre vie vous pourriez faire ce que je vous demande Valjean ?, demanda Javert, lassé.

- Dans l’immédiat, non.

- Je ne vous arrêterai pas. Je ne peux plus le faire. Alors laissez-moi en paix. Je vous en prie.

- Descendez Javert. S’il-vous-plaît. »

Valjean ne sut jamais ce qui eut raison du policier. Était-ce la prière ? La fatigue ? La volonté de survivre malgré tout ? Mais le fait est que Javert descendit du parapet. Il se laissa tomber sur le sol et ses jambes vacillèrent sous son poids. Valjean se précipita sur lui et le retint. Heureux de sentir son poids dans ses bras.

« Vous êtes épuisé inspecteur. Je vais vous emmener chez moi. Vous allez dormir et demain nous parlerons.

- Je ne veux rien de vous Valjean. Dites ce que vous avez à me dire et laissez-moi retourner sur ce maudit parapet. »

Javert s’était redressé tant bien que mal avant de s’éloigner du contact de Valjean. Il se plaça contre le mur de pierre du pont et attendit.

Valjean le contemplait, tellement content de le revoir. Il le contemplait, ne pouvant être rassasié de la vue. L’inspecteur Javert, vêtu de son uniforme froissé, tremblait de fatigue nerveuse, ses cheveux sortaient de leur ruban, lâche. Il avait passé et repassé ses mains dans ses favoris, les emmêlant. Valjean leva machinalement la main pour les caresser et les replacer dans leur effet habituel. Javert, inquiet, se recula devant la main tendue vers lui.

« Que voulez-vous ? Merde Valjean !

- Je suis tellement soulagé d’être arrivé à temps, murmura Valjean, souriant de joie, sans pouvoir s’en empêcher.

- Vous avez bu ? C’est cela ? Ou alors ils vous ont blessé à la barricade ? Valjean !

- Je n’ai pas eu le temps de vous le dire. Tout s’est enchaîné si vite. Lorsque je vous ai vu attaché dans le cabaret, j’ai eu si peur pour vous. Il fallait que je vous sauve. A tout prix !

- Mais que racontez-vous Valjean ?

- Et après les égouts ? Comment se fait-il que vous soyez retourné si tôt au travail ? Vous étiez blessé ! »

La critique était audible dans la voix. Javert n’en revenait pas qu’on lui demande cela.

« Ce n’est pas votre affaire. Mon Dieu ! Si vous n’avez rien de mieux à me dire, foutez-moi le camp Valjean.

- Pourquoi ne m’avez-vous pas attendu ? »

Pour la première fois, Javert perdit son air supérieur pour dévoiler sa profonde détresse. Ses mains tremblèrent alors qu’elles passaient dans ses favoris, les emmêlant davantage.

« Je ne pouvais pas vous arrêter Valjean.

- Pourquoi ? Je me suis constitué votre prisonnier.

- Je ne peux pas vous arrêter, répéta Javert, les yeux brillant de peur.

- Pourquoi ?, demanda encore Valjean, s’approchant plus près de Javert, doucement.

- Vous êtes un homme bon. Vous ne méritez pas de retourner en prison.

- Je vous remercie de penser cela de moi. »

Un sourire gentil, si doux, si beau. Javert était désarçonné. Déraillé c’est cela ?

« Alors pourquoi venir ici Javert ?

- Il le fallait. Je le dois. Je...

- Que devez-vous faire ?

- Donner ma démission. J’ai failli.

- Et si Dieu refuse votre démission ? »

Javert se mit à rire, un peu hystérique. Cela rappela le rire du lieutenant Javert sur le pont de Brooklyn.

« Qu’en savez-vous Valjean ? Êtes-vous si saint que vous êtes dans les secrets de Dieu ?

- Non, répondit Valjean en riant à son tour. Mais c’est évident !

- Évident ? Rien n’est évident pour moi ce soir.

- Je suis venu vous sauver. »

Ces mots choquèrent Javert mais il n’arrivait pas à découvrir ce qui clochait dans cette assertion. Il était tellement fatigué et il avait mal dans tout son corps.

« Vous êtes fou Valjean. Voilà, je vous ai écouté. Maintenant si vous avez fini, je voudrais remettre ma démission, je vous prie. »

L’humour du policier même face à la mort fit sourire, encore, le forçat.

« Je vais devoir insister inspecteur. Je n’ai pas fini ma démonstration.

- Votre démonstration ? S’il-vous-plaît Valjean, je ne suis pas...au mieux de ma forme… Faites court, je vous prie. »

Javert se frottait les yeux de ses mains incapables de cesser leur tremblement. Mais Valjean savait.

Le meilleur moyen d’empêcher un suicidé d’agir était de le faire parler, chaque minute passée à discuter l’éloignait de son geste fatidique, jusqu’à ce que tout à coup le suicide soit déplacé à une date ultérieure. Ce qui ne voulait pas dire que la personne n’attenterait pas à ses jours, le lendemain ou l’an prochain.

Javert allait avoir besoin de soutien, de surveillance...et d’amour… Valjean était prêt à lui donner tout cela.

Et les gestes avaient toujours eu plus d’impact que les paroles sur l’inspecteur Javert. Valjean s’approcha encore, jusqu’à se trouver juste devant Javert. Cela ne plut pas au policier qui se sentait mal à l’aise. Il voulait reculer mais le parapet de pierre dans son dos l’en empêchait. Javert se comportait comme un animal acculé devant un prédateur. Pour la première fois de sa vie, le chasseur était devenu la proie.

« Valjean ?, fit la voix effrayée de Javert, une octave trop haute, choquante.

- Je suis venu pour vous sauver et je suis venu dans un but un peu plus personnel.

- Un but plus personnel ?

- Je suis venu pour ça. »

Valjean franchit les derniers centimètres et saisit les favoris de Javert pour le forcer à baisser la tête jusqu’à lui...et pour pouvoir poser ses lèvres sur les siennes. Un baiser. Javert paniqua, ses mains s’accrochèrent au parapet de pierre derrière lui. Il hésitait entre frapper Valjean, hurler de rage ou...

Valjean resta ainsi quelques secondes, puis une pierre à la place du cœur, il allait se reculer. Javert ne bougeait pas, il devait être estomaqué.

Et puis...le miracle s’accomplit…

Javert se pencha dans le baiser et y répondit. Il hésitait entre frapper Valjean, hurler de rage ou l’embrasser en retour.

Maudit forçat !

Valjean fredonna son assentiment lorsque les mains du policier se posèrent timidement sur ses épaules.

Javert n’avait jamais embrassé quelqu’un au XIXe siècle.

Ce fut un baiser, doux, tendre. Une promesse.

Valjean préféra le briser, amusé de voir les lèvres de Javert suivre les siennes pour prolonger le moment.

Le policier ouvrit soudainement les yeux et contempla Valjean, incrédule. Le forçat se permit enfin de caresser les favoris de Javert, les démêlant tandis que les mains du policier quittaient les épaules sur lesquelles elles étaient précédemment posées, revenant se placer sur les côtés de l’inspecteur. Plus à leur place.

Javert ne comprenait pas et détestait cela, il ne se comprenait pas et cela lui faisait mal.

« Valjean. Que se passe-t-il ?

- Il se passe que je vous aime. Comment voulez-vous que je vous laisse vous tuer ?

- Vous m’aimez ? Mais qu’est-ce que c’est que cette histoire ? Vous ne pouvez pas m’aimer !

- Ha bon ? Pourquoi donc ?

- Je suis l’homme qui vous a arrêté ! L’homme qui vous a persécuté ! Merde ! Je ne mérite que la Seine. Je…

- Chut ! Calmez-vous ! »

Valjean avait posé sa main sur la bouche de Javert. Il fallait aller doucement avec le policier. Pas de baiser langoureux ou de longs serments d’amour.

« Nous allons dormir. Et demain nous discuterons.

- Mais je ne peux pas dormir chez vous ! »

Valjean nota le changement d’esprit du policier avec joie. Javert ne disait plus non car il devait mourir mais non car il ne pouvait pas dormir chez lui.

« Il se trouve que mon logement est plus près que le vôtre. Allons-y maintenant. »

Une dernière prière à Dieu et Valjean fut entendu.

Le premier pas était le plus dur, toujours, mais les autres suivaient naturellement. Javert suivit Valjean.

Il était sauvé !

Ce que Valjean aurait du faire il y avait deux cents ans, il y avait un an, il le faisait enfin ce soir.

Jean Valjean avait sauvé l’inspecteur Javert !

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