Scène II

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Toussaint fut surprise de voir M. Fauchelevent ramener un policier avec lui. Un homme manifestement épuisé et blessé.

Elle avait préparé la chambre d’ami comme demandé par son maître mais elle n’y avait pas cru. Et voilà qu’un invité était là.

« La chambre est prête Toussaint ?

- Oui, monsieur. Et votre bain aussi.

- J’accompagne l’inspecteur et je viens me laver.

- Je peux accompagner l’inspecteur moi-même, monsieur !, fit Toussaint, pressante.

- Merci ! Je vais le faire et je me lave ensuite.

- Elle a raison Valjean, rétorqua Javert.

- Comment cela ?

- Vous puez ! C’est une infection ! Lavez-vous ! »

Valjean était estomaqué mais Javert souriait. Un tout petit sourire, amusé. Tout un discours passa dans les yeux des deux hommes.

L’inquiétude de Valjean et l’assurance de Javert.

« Tu ne partiras pas ?

- Non.

- Tu promets ?

- Oui. »

Le sourire était plus sûr.

« Très bien ! Toussaint, menez l’inspecteur à sa chambre.

- Très bien, monsieur, fit la servante en écho entraînant le policier à sa suite.

- Javert !, le rappela Valjean.

Juste pour le plaisir de revoir encore une fois les magnifiques yeux de glace. Un peu perdus, vivants, surpris d’être là.

« Bonne nuit et à demain !

- Bonne nuit Valjean. »

Un salut réglementaire vers un chapeau oublié sur le parapet du pont avant de disparaître du salon.

Valjean se lava avec soin. Toussaint dut remplir deux bains et le savonner elle-même avec force pour que l’odeur de l’égout disparaisse. Valjean se retrouva couvert de saponaire et de parfum à la rose de Cosette. Il songeait à ses cicatrices venues du bagne, à sa marque au fer rouge, encore bien visible, et il n’osait pas bouger.

Toussaint était une veuve assez âgée, elle avait eu des enfants, un mari, elle lava Valjean comme une professionnelle le ferait. Sans douceur, sans patience et en insistant sur les cheveux. Il était impensable qu’elle ne vit pas les traces du bagne.

Quand Valjean fut enfin propre, Toussaint poussa un long soupir de soulagement. Elle tendit une longue serviette à Valjean pour qu’il se sèche et se cache. Puis, elle commença à ranger et à nettoyer la bassine, mais Valjean la retint.

« Ce soir, il y a eu des événements un peu étranges qui se sont déroulés, Toussaint. Des choses...dont il vaudrait mieux ne pas parler à Cosette…

- Comme quoi monsieur ?, fit Toussaint, moqueuse.

- L’odeur de l’égout… Certains noms… Certaines marques…

- Cela en fait des choses à taire monsieur. Vos cicatrices ? Votre vrai nom ? Je ne sais pas encore ce que vous avez bien pu faire dans les égouts mais je suppose que cela a un lien avec le jeune homme dont parlait mademoiselle Cosette.

- Ces choses-là en effet.

- Je ne savais pas qu’il fallait en parler, monsieur. »

Valjean et Toussaint se regardaient intensément avant de se détendre. Deux alliés.

« Merci Toussaint.

- Pas de quoi, monsieur. Vous êtes un bon maître et vous avez sauvé le fiancé de mademoiselle.

- Vous saviez qu’ils se voyaient ?

- Oui, monsieur. Mademoiselle m’a fait promettre de ne rien vous dire. Je suis désolée monsieur.

- Vous savez garder un secret, Toussaint.

- Oui, monsieur.

- Je vous remercie de continuer à le faire.

- Allez vous coucher, monsieur. Je sens que demain va être une dure journée.

- Certes. Vous ne savez pas à quel point ! »

Un sourire.

Javert était vivant.

Il était là.

Que maudite soit la Seine !

Le lendemain fut une dure journée en effet.

Tout d’abord, il y eut Cosette qui fut prévenue de l’état de son fiancé Marius. Toussaint l’accompagna aussitôt au 6 rue des Filles-du-Calvaire.

Avant de quitter son maître, Toussaint prépara un petit-déjeuner conséquent pour deux hommes affamés.

Et ensuite, Valjean s’attabla et attendit Javert. Il n’avait pas osé aller le chercher dans la chambre d’ami...bien qu’il mourait d’envie de le revoir et de l’embrasser.

Enfin, alors qu’il était à deux doigts d’oublier ses bonnes résolutions, la porte de la salle à manger s’ouvrit et dévoila un inspecteur Javert, bien moins impeccable qu’à son habitude. Son uniforme était froissé et il n’avait pas pu se raser.

Le policier s’arrêta dans l’entrée de la salle, ne sachant que faire. Valjean se leva et vint le rejoindre. Il ne l’embrassa pas mais posa sa main sur son épaule pour l’attirer vers la table.

« Venez manger, Javert.

- Je devrais y aller. Je…

- Faut-il que je vous embrasse à nouveau pour vous faire obéir ? »

Cela eut le mérite de faire sourire le policier et de détendre l’atmosphère. Javert se mit à parler d’une voix toute douce, très tendre.

« J’ai cru que c’était un rêve que mon esprit me jouait.

- Le baiser ?

- Je n’y croyais pas. »

Javert était fragile, intimidé. Valjean glissa sa main pour caresser la joue de l’inspecteur, touchant les favoris broussailleux.

« Tu as tort, murmura Valjean, tutoyant pour la première fois le policier. Il existe bel et bien.

- Je ne comprends pas encore pourquoi.

- Tu vas apprendre, si tu me le permets.

- Jean Valjean. Le forçat, le voleur, le maire, le jardinier, le patron d’industrie… Que peux-tu m’apprendre ?

- L’amour. »

Javert tremblait tandis que Valjean l’embrassait doucement. Le forçat voulait rester doux mais le policier ne le laissa pas faire. A sa grande surprise, Javert répondit profondément au baiser, le claquant contre le mur et l’épinglant avec force. Javert força la bouche de Valjean à s’ouvrir pour sa langue. Ce fut bientôt un baiser sensuel...qui n’avait plus rien de la douceur précédente…

C’était électrique.

« Dieu ! Fraco !, gémit Valjean, alors que Javert embrassait son cou, sa mâchoire.

- Tu connais mon prénom ?, fit Javert, surpris.

- Je te connais depuis si longtemps. Je sais ton prénom depuis Toulon.

- Dix-neuf ans de bagne. Cela ne m’étonnerait pas de toi. »

Puis, comme s’il avait fait valoir un point, Javert se recula, les yeux scintillants de désir et laissant Valjean, les lèvres mouillées de leurs baisers.

« Bon, je ne sais pas si c’est de l’amour, poursuivit franchement le policier, étonné devant ses propres mots, mais j’ai envie de toi. »

La franchise de l’inspecteur Javert ! Mais le policier était estomaqué. Gelé devant cette révélation. Merde ! Il n’avait jamais désiré quelqu’un...à ce point.

« Il y a un plus grand lit dans ma chambre, » fit Valjean, taquin.

Javert secoua la tête, paniqué. Il s’assit machinalement à la table du petit-déjeuner.

« Et tu serais prêt à coucher avec moi ?!

- Je préférerais faire cela doucement et lentement mais si tu as envie de moi. Je ne suis pas contre. »

Ces mots firent rire Javert.

Ce matin, il voulait se tuer.

A cette heure, il devrait être mort.

Et là, il parlait de faire l’amour avec Jean Valjean.

La vie pouvait-elle être plus étrange ? Le monde de Jean Valjean.

« Je ne sais pas. J’ai faim et je suis encore fatigué.

- Au fait, tes blessures ! Il faut les soigner !

- Je n’ai pas grand-chose, ces étudiants n’étaient pas des escarpes. Ils m’ont juste attaché et laissé sans soin...sauf un verre d’eau…

- Tu as des déchirures dues au frottement de la corde ?

- Oui, mais sans gravité ! »

Valjean tendit simplement la main et n’en revint pas quand Javert lui donna librement la sienne. Doucement, Valjean remonta les manches et aperçut les blessures recouvertes de croûtes un peu sanguinolentes sur la peau, montrant l’endroit où la corde avait mordu.

Mais c’était sans gravité en effet.

« Je vais nettoyer cela et placer quelques bandages. Pour être sûr que tout aille bien. »

Valjean leva les yeux sur Javert et fut saisi par l’intensité de son regard. Il se rappelait avec acuité du regard perçant du policier.

« Pourquoi faites-vous cela Valjean ?, demanda tout à coup Javert, en revenant au vouvoiement.

- Il me semblait avoir été clair, » répondit le forçat en souriant.

Les doigts se firent caressants. Valjean était si affectueux, si doux. Javert n’en revenait pas. Hier, ils étaient ennemis.

Hier, ils s’étaient retrouvés à la barricade, aux égouts. Il n’était pas question d’amour alors. Mais de haine, de mépris, de chasse…

Javert était déraillé mais il n’était pas fou. Il se souvenait des regards durs et des échanges venimeux.

« Non, non, murmurait le policier. Vous ne m’aimiez pas. Je...je l’aurais su… »

Javert baissa les yeux.

Valjean serra les doigts entre les siens et accentua la caresse. Il ne voulait surtout pas effaroucher l’inspecteur. Il n’avait jamais vu Javert pendant sa crise, il ne savait pas de quoi il était capable.

Manifestement, il était plus calme que le Javert du XXIe siècle, il ne brisait pas de vaisselle, il ne hurlait pas d’insultes… Il restait assis, sonné, et se laissait caresser la main par Valjean. Ce qui en soi était déjà étrange de la part de Javert.

« Vous n’auriez pas pu le savoir Javert, affirma Valjean.

- Pourquoi ? »

Des yeux perdus, tellement incertains. Ho non, Javert n’était pas sauvé.

« Parce que vous ne savez rien de l’amour.

- Et vous le savez vous n’est-ce-pas ? »

Un rire amer. Valjean se pencha tout à coup en avant pour forcer Javert à le regarder. Vraiment.

« Oui. Je connais l’amour. L’évêque me l’a montré, Cosette me l’a appris. Mais je ne connais pas l’amour charnel. »

Ces termes, choisis avec soin, rendirent mal à l’aise Javert qui se recula sur sa chaise.

« Je ne sais rien de ces choses-là. »

Valjean nota avec stupeur le tremblement intense qui prit la main entre ses doigts.

« J’ai vu. Des actes sexuels. Au bagne, dans la rue, au bordel. Mais... »

Javert avait honte. Honte de lui.

Que faisait-il encore là ?

« Parce que vous croyez que je m’y connais ? »

Valjean savait mentir. Une vie de mensonge. Il le faisait avec aplomb et le policier ne décela rien.

« Pardonnez-moi Valjean. Je ne pensais pas que...

- Tout va bien Javert. Je ne demande rien. Je suis heureux de vous avoir ici, en ma compagnie. Vivant !

- Je... »

Mais Javert ne finit pas sa phrase. Il ne pouvait plus parler, Valjean l’embrassait, essayant de montrer tout l’amour qu’il ressentait à-travers son baiser. Javert récupéra ses doigts pour les placer sur le visage de Valjean, touchant sa barbe, caressant ses cheveux. Valjean approfondit le baiser et Javert gémit lorsque les deux langues entrèrent en contact.

Le précédent baiser avait été vu par le policier comme une sorte d’épreuve pour montrer qu’il n’y avait rien entre les deux hommes. Il s’y était jeté corps et âme mais le désir flamboyant qu’il avait ressenti pour l’homme entre ses bras avait effrayé Javert.

Il voulait Valjean.

Cela avait tellement terrifié le fier inspecteur que Javert n’osait plus agir. Il laissait Valjean mener le jeu. Et il sentait qu’il en voulait davantage.

Valjean brisa le baiser et posa son front contre celui de Javert, laissant ses mains jouer avec ses cheveux, son ruban.

« Je t’aime, souffla Valjean, revenant au tutoiement, plus intime.

- Mon Dieu…

- Doucement, calme-toi. »

Mais les émotions étaient trop fortes pour Javert, les larmes se mirent à couler. Il était perdu, tellement, il ne savait plus quoi faire. D’un côté, il y avait un forçat évadé que la Loi humaine exigeait qu’on remette en prison, de l’autre, il y avait un homme bon que la Loi divine exigeait qu’on laisse libre. Javert avait fait son choix. Laissant libre Valjean et présentant sa démission à Dieu.

Cela lui avait coûté une longue conversation avec lui-même. Il ne pouvait plus travailler au service de la Loi. Et il refusait avec force de se plier à une autre Autorité que la sienne.

Sa vie toute entière ne valait rien au regard de Dieu.

Combien de Jean Valjean avait-il condamnés à tort ?

Combien de Fantine avait-il écrasées cruellement de son pied ?

Il n’était pas Ponce-Pilate et ne se lavait pas les griffes après avoir condamné le Juste. Il l’avait assez fait durant sa vie.

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