Scène III
Valjean regardait catastrophé les larmes couler librement sur les joues de Javert, se perdre dans ses favoris, dans sa cravate.
Javert avait baissé la tête et fermé les yeux. Il était perdu dans une insondable tristesse. Il n’avait même plus la force de lutter.
Deux chemins opposés et il était déraillé.
Et voilà Valjean…
Valjean qui lui proposait une nouvelle route. Une échappatoire.
Mais l’amour entre hommes était aussi un péché.
Se pourrait-il que ce saint descendu du Ciel vivre parmi les hommes se révèle illusoire ? Un démon caché sous les habits d’un ange ?
Tenter Javert avec le péché de chair ?
C’était tellement pathétique. De toute façon, il était déjà damné.
Le pouce de Valjean essaya précautionneusement les larmes de Javert. Il ne savait plus quoi dire pour soulager l’immense douleur qui saisissait le policier.
Non, il ne réagissait pas du tout comme le Javert du XXIe siècle.
« Tu devrais manger Fraco, proposa Valjean, utilisant sciemment le prénom du policier, espérant provoquer une réaction.
- Je n’ai pas faim. »
Javert avait glissé ses poings devant sa bouche et serrait, serrait à blanchir la jointure des doigts.
« Tu n’as pas mangé, ni bu depuis longtemps. Tu as été retenu pendant des heures à la barricade.
- Pourquoi ne m’as-tu pas tué Valjean ?
- Pour la même raison que je t’ai sauvé au pont. »
Javert secouait la tête et souriait tristement.
« Je ne te crois pas. Tu es encore en train de te sacrifier. Je ne pensais pas que tu irais jusque là.
- Me sacrifier ?
- Coucher avec moi pour m’empêcher de me suicider. Saint-Jean ! »
Valjean se mit à rire, estomaqué par les paroles de Javert. Cela surprit Javert et l’éloigna de ses pensées sombres.
« Pourrais-tu arrêter de me voir comme un saint Javert ? Je ne suis qu’un homme. »
Le sourcil levé du policier ne provoqua que de nouveaux rires. Javert se sentait vexé. Tant mieux la colère était meilleure que la résignation.
« Aucun saint ne s’offrirait en échange de la vie d’un homme. Non, vraiment.
- Mes lectures bibliques remontent à loin, reconnut Javert, se piquant au jeu. Mais il est vrai que cela me semblerait étrange. »
Les deux hommes se regardèrent fixement avant de fondre dans un fou-rire incontrôlable.
Javert reprit difficilement son souffle tandis que Valjean contemplait, ravi, l’éclat lumineux des yeux de son chasseur.
« Un saint prostitué ?, ajouta Valjean, taquin. Cela ferait de magnifiques vitraux à Notre-Dame.
- Mon Dieu ! Valjean ! Te voilà en train de blasphémer ! Le monde a vraiment sombré aujourd’hui. Sauver les hommes en couchant avec eux... »
Javert fixa Valjean et conclut :
« Non, décidément tu n’es pas un saint. Avec de telles idées. »
Un rire, encore, mais joyeux cette fois-ci.
Ce fut le moment où Javert accepta, sans le savoir, de continuer à vivre. Par le rire, par les yeux bleus d’azur de Valjean posés sur lui, par l’envie folle qui le prenait d’embrasser encore les lèvres du vieux forçat.
Oui, le monde avait sombré.
Et lui avec.
« Allez, sers-moi une tasse de café, Valjean. Je n’ai pas mangé ni bu depuis des heures, c’est vrai.
- A votre service, inspecteur. »
Une petite grimace douloureuse et Javert secoua la tête.
« Non, je ne suis plus inspecteur. J’ai démissionné de mon poste cette nuit.
- Je ne peux pas croire cela de toi.
- Je t’ai dit qu’il fallait que je me démissionne. Que je démissionne de tout. »
Ne voulant pas que Javert replonge dans sa mélancolie, Valjean lança en souriant :
« Ça je ne suis pas certain que Rivette l’acceptera. »
Cela eut l’effet escompté, Javert était abasourdi. Il contempla Valjean avec stupeur.
« Comment connais-tu le nom de mon collègue ?
- Je t’ai dit Javert. Je te connais ! Depuis longtemps. »
Javert cherchait, cherchait la faille. Il avait été si bon à cela dans une autre vie. Mais il n’arrivait pas à déceler le mensonge.
« Oui, c’est vrai, admit-il en souriant. Rivette ne le croira jamais. »
Tout comme l’inspecteur n’aurait pas cru au suicide de son collègue, avec lequel il travaillait depuis des années. Depuis son arrivée à Paris.
« Et M. Chabouillet non plus, asséna Valjean.
- Non plus. Mais à cette heure, ma lettre de démission doit se trouver sur son bureau.
- Rien n’est irrévocable Javert. Et Vidocq serait heureux de te prendre à son service.
- A la Sûreté ?? »
Cette idée semblait foudroyer l’inspecteur Javert, puis celui-ci se reprit et arbora un sourire amusé. Un vrai !
« Mais dis-moi Valjean, tu sembles connaître assez bien les rouages de la Préfecture de Police !
- Normal quand on doit échapper à l’un de ses meilleurs éléments.
- Jean Valjean… »
Ce fut Javert qui se pencha pour embrasser le forçat. Il voulait retrouver la douceur des lèvres, le frottement de la barbe et la sensation éblouissante qui accompagnait les baisers.
Le désir ! Javert n’avait que rarement connu cela dans sa vie. Il ne s’était jamais permis de désirer quelqu’un et les rares fois où des pensées inconvenantes le prenaient, il était seul, à l’abri des murs de sa chambre.
Des pensées pécheresses.
« Jean...Valjean, répéta doucement Javert, émerveillé de murmurer ce prénom et ce nom sans haine.
- Fraco Javert.
- Dis encore mon prénom.
- Fraco.
- Dieu… Jean... »
Les phrases étaient entrecoupées de baisers mais les deux hommes étaient mal placés. C’était malhabile.
Javert se releva, imité par Valjean...pour mieux s’embrasser… Javert voulait ressentir encore ce sentiment de besoin intense qu’il avait ressenti plus tôt. Cela le faisait se sentir vivant. Valjean était trop heureux pour s’opposer à la volonté de Javert.
Son Javert.
Celui à qui il était destiné.
Un long baiser, rempli d’amour et d’affection, Valjean y mettait tout son cœur pour convaincre Javert. Sa tête de mule d’inspecteur.
« Moi à la Sûreté…, souffla ce dernier, déstabilisé.
- Pourquoi pas ? De toute façon, tu as démissionné de la préfecture. »
Rivette n’allait pas accepter cette démission. Puis Javert songea à nouveau à sa lettre et à Rivette. Et il s’inquiéta tout à coup.
L’inspecteur n’allait peut-être pas accepter sa démission mais il allait sûrement être brisé par le suicide de son collègue...et ami… Rivette avait toujours été trop sensible.
Javert se redressa, abandonnant les lèvres de Valjean. Ses yeux brillaient à nouveau d’un feu intense.
Valjean vit cela avec soulagement...plaisir...bonheur...joie…
Javert était sauvé, n’est-ce-pas ?
Puis les prochaines paroles du policier lui firent l’effet d’un soufflet en plein visage.
« Je dois y aller Valjean !
- Non ! Je ne veux pas te laisser partir loin de mes yeux. »
Javert fut ébahi de voir autant d’inquiétude dans les yeux d’azur du forçat. Il s’empressa d’expliquer :
« Je dois aller rassurer la préfecture ! Tout le monde doit me croire mort Jean. Je ne peux pas faire cela à Rivette ni à M. Chabouillet.
- Tu reviendras ?, » fit la petite voix timide de Valjean.
Javert sourit, retrouvant son air suffisant, redevenant le fier inspecteur. Il glissa ses doigts sous le menton du forçat pour le forcer à lever la tête vers lui. Valjean était si petit face à lui.
Ce geste, anodin, était tellement habituel chez Javert. C’était la première fois qu’il le faisait à Valjean mais en réalité il lui avait déjà fait par le passé, pendant dix mois de vie...
Pendant dix mois, Valjean avait vécu un amour secret avec Javert à Paris, avant les maudites barricades qui lui avaient coûté la vie. Très souvent, Javert faisait ce geste. Il posait ses doigts sous le menton de Valjean et doucement il relevait sa tête, assez haute pour pouvoir examiner ses yeux, embrasser sa bouche, lui murmurer des mots d’amour.
Ce geste fit naître des larmes dans les yeux de Valjean.
« Je vais revenir, je te le promets. Jean.
- Dieu… Prends garde à toi.
- On dirait une largue [épouse] inquiète pour son homme [mari] ! Fais-moi confiance !
- Fraco... »
Pour faire cesser cette scène ridicule qu’il ne comprenait pas trop, Javert embrassa une dernière fois Valjean. Un baiser profond, intense, sensuel qui les laissa tout deux essoufflés.
« A ce soir ! »
Et Javert quitta la demeure de Valjean.
Le forçat se précipita sur la fenêtre et il vit l’inspecteur Javert lever la main pour arrêter un fiacre.
Et disparaître de sa vue.
Les heures passèrent lentement. D’une lenteur atroce.
L’imagination de Valjean se liguait avec sa mémoire pour faire naître les pires scénarios. Javert revenant l’arrêter à la tête d’une escouade de policiers. Il le regardait, méprisant, tandis qu’on le menottait et soumettait.
Javert revenant pour mieux le quitter, après lui avoir avoué que jamais il ne pourrait aimer un homme et encore moins un forçat. Un sous-homme.
Et le pire des scénarios. Celui qui faisait geler son sang et marteler son cœur.
Javert ne revenant pas, préférant se jeter dans la Seine…
Un échec pour Valjean.
Les heures passèrent. Cosette revint en compagnie de Toussaint, horrifiée par l’état de Marius Pontmercy. Elle pleurait en serrant ses mains l’une contre l’autre.
Il ne restait qu’à prier Dieu de sauver l’homme qu’elle aimait.
Les heures passèrent lentement.
Cosette ne mangea pas et préféra se coucher tôt. Valjean renvoya Toussaint à son lit, elle aussi avait peu dormi la nuit dernière.
Il ne resta que Valjean à veiller.
Et il savait déjà qu’il allait veiller ainsi toute la nuit et toutes les autres nuits, et tous les jours s’il le fallait...jusqu’à la mort…
Peu avant minuit, on frappa à sa porte.
Valjean sursauta, effrayé et se jeta sur la porte pour l’ouvrir.
Ce scénario-là n’était pas du tout le scénario qu’il avait prévu. Naturellement.
Devant lui se tenaient deux officiers de police. Valjean reconnut aussitôt les inspecteurs Rivette et Dumars, plus âgés que la dernière fois qu’il les avait rencontrés. Ils étaient gênés de le déranger.
Et entre les deux, soutenu par les policiers, se tenait l’inspecteur Javert, saoul à ne plus pouvoir marcher. Le fier inspecteur n’était ni fier, ni impeccable, il n’arrivait pas à se tenir debout et sa tête tombait en avant, ses cheveux dénoués glissaient sur ses épaules.
« On s’excuse de vous déranger, M. Fauchelevent, expliqua l’inspecteur Rivette, tenant le chapeau de Javert à la main. Mais Javert a insisté pour venir chez vous.
- C’est d’ailleurs la seule chose qu’il a réussi à dire !, ajouta l’autre policier, visiblement amusé par la situation.
- Mais que s’est-il passé ?, demanda Valjean, estomaqué.
- Si nous pouvions entrer, monsieur, nous pourrions coucher celui-ci. Il est lourd. Et vous expliquer la situation, reprit Dumars, goguenard.
- Oui, bien entendu. »
Valjean s’écarta et les trois policiers pénétrèrent sa demeure, qu’il avait tout fait pour rendre invisible à la police.
Les explications durent attendre que Javert soit installé.
Valjean entraîna les inspecteurs jusqu’à la chambre d’ami. On jeta Javert sur le lit sans plus de ménagement. Le policier ne réussissait pas à parler clairement, perdu dans un monde d’alcool et de rêve. Puis on referma la porte.
« Bien, se frotta les mains Dumars. Si vous avez du café, ce serait bien urbain.
- Bien entendu, accepta Valjean. Venez dans le salon.
- Dumars !, opposa Rivette, plus respectueux. Il est tard, nous allons laisser M. Fauchelevent.
- Mais pas du tout ! Je suis sûr que l’ami de Javert a envie de connaître TOUTE l’histoire. Ce sera jouasse et cela rattrapera la course que ce jobard nous a obligés à faire. Il pèse une tonne l’animal ! »
Cela fit rire Valjean et allégea l’atmosphère. Le forçat trouva du café déjà moulu et prépara des tasses pour tout le monde.
Il fallut un peu de temps. Les policiers étaient fatigués lorsque ce fut prêt.
On s’assit dans le salon.
Un ronflement sonore était perceptible, venant de la chambre d’ami. Tout le monde éclata de rire.
« Quelle journée !, lança Rivette. Je ne crois pas avoir déjà vécu tant d’émotions de ma vie en si peu de temps.
- Pour sûr ! »
Les deux policiers se permirent de défaire leur col de cuir et de boire le café. Un peu fort mais préférable dans cette longue nuit. Valjean attendait avec impatience le récit des deux policiers.
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