Scène IV

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Et enfin Dumars se lança dans le récit de la journée...et surtout de la nuit…

« Les barricades sont une sale blague. Nous avons eu du pain sur la planche. Des arrestations, des dénonciations, des rapports. Tout le monde était à son poste tôt ce matin par ordre du préfet. L’état de siège a été déclaré sur Paris !

- Seulement on a tous remarqué au poste du Châtelet l’absence de Javert, ajouta Rivette.

- Après plusieurs heures, il fallut bien prévenir la préfecture de son absence. C’est la procédure. Mais voilà… Il y a eu une drôle d’histoire à la préfecture ce matin. On recherchait activement Javert là aussi.

- Je n’ai pas tout compris, poursuivit Rivette. Mais il semblerait que Javert ait envoyé une lettre de démission. »

Les policiers se regardèrent et se mirent à rire. Si fort que Valjean eut peur que cela réveille Cosette et Toussaint. Pour Javert, impossible.

« Je suis allé à la préfecture moi-même, reprit Rivette. Je n’ai pas cru un instant que Javert démissionnerait comme ça, sans prévenir. Il a toujours des affaires qui lui tiennent à cœur.

- Comme Patron-Minette, rétorqua Dumars.

- Mais voilà, la Préfecture était formelle. Il fallait retrouver l’inspecteur Javert. On l’avait vu pour la dernière fois au poste du Châtelet et après cela...mystère…

- Son chapeau était la dernière chose qu’on avait de lui. »

Puis, les deux hommes se regardèrent, un instant troublés, comme si une idée venait de germer derrière les vapeurs de l’alcool.

« On a même parlé de suicide.

- C’est vrai. Javert aime tellement son chapeau. Il serait pas parti sans lui. »

Un nouveau rire. Valjean attendit, posé, que l’hilarité s’estompe.

« Et puis en fin de matinée, voilà-t-il pas que notre Javert arrive à la préfecture, reprend Dumars.

- Sans son chapeau !, ajouta Rivette, souriant toujours.

- Il a demandé à voir M. Chabouillet. Le secrétaire l’a reçu aussitôt.

- Ils ont discuté une heure !

- On sait pas de quoi ils ont discuté mais les vitres ont tremblé ! Chabouillet était en rage.

- Javert a été renvoyé ?, demanda Valjean, inquiet pour son compagnon.

- Non, non. Pas de risque. Mais sa lettre de démission a du paniquer le vieux lion. Donc Javert s’est fait remonter les bretelles comme il faut.

- Résultat, fit Rivette, les yeux brillants de gaieté. Javert est nommé aux archives de la Préfecture pour un mois.

- Et le pire... »

Ce fut trop pour Dumars qui se mit encore à rire.

« Le pire, termina Rivette, c’est qu’il a du porter un chapeau de papier pour le reste de sa journée.

- Un chapeau de papier ?, » fit Valjean sans comprendre.

Dumars glissa sa main dans la poche intérieure de son uniforme et en sortit un magnifique chapeau de papier qu’il déplia un peu pour lui rendre sa forme initiale.

« Ouvrage de Vidocq ! De la belle ouvrage, non ?

- Mais pourquoi est-il saoul ? Il devrait être atterré.

- Ha il l’a été ! Mais Vidocq, le chef de la Sûreté a eu une idée. Magistrale ! Nous avons été au café « Suchet ». Vous savez celui qui est juste en face de la Préfecture ?

- Oui, je vois, admit Valjean.

- Et Vidocq a proposé un pari à Javert. Javert a du vider plusieurs verres contre Vidocq avant d’avoir le droit de récupérer son vrai chapeau.

- Combien de verres ?, fit Valjean, partagé entre la consternation et l’hilarité.

- On ne sait plus. C’est Vidocq qui a gagné ! Javert allait rouler sous la table lorsque le Mec a accepté de lui laisser son chapeau.

- On allait le déposer rue des Vertus mais Javert a insisté pour qu’on le ramène chez vous.

- Et sa lettre de démission ?, demanda Valjean, voulant être certain que tout était clair.

- Nulle et non avenue. La voici ! »

Dumars tendit le chapeau de papier. Valjean le prit et reconnut l’écriture de Javert. Ses doigts tremblaient en sachant ce que Javert avait failli accomplir juste après l’écriture de la lettre.

« On ne l’a pas lue !, expliqua Rivette. Cela aurait été inconvenant.

- Et de toute façon, Vidocq ne nous l’a pas permis. Il a gentiment plié la lettre afin d’en faire un joli chapeau de papier. Je ne comprends pas pourquoi il me l’a donné d’ailleurs. Le Mec a parfois des idées loufoques.

- Et Javert a traversé le Pont-au-Change pour aller au café en portant cela ?

- Oui, M. Fauchelevent ! Et il arrivait à avoir l’air autoritaire ! J’aimerais parfois être aussi imposant que notre inspecteur !

- Cela ne risque pas, Rivette. Tu n’arrives déjà pas à effrayer ta femme ! »

Nouveaux rires.

« Enfin...les ordres de la préfecture sont que l’inspecteur Javert doit rejoindre son poste aux archives demain à la première heure. Il doit être sobre et prêt à accomplir son devoir.

- Vidocq viendra s’en assurer, renchérit Rivette.

- On va veiller à cela, affirma Valjean.

- Bien. Nous allons vous laisser. Je suis content de savoir que quelqu’un va veiller sur Javert cette nuit. Il est tellement saoul qu’il pourrait faire une bêtise. »

L’inspecteur Dumars, les yeux encore étincelants de larmes dues au rire, contemplait fixement Valjean...peut-être trop intensément pour que cela soit anodin…

« Une bêtise ?, répéta Valjean, soudain tendu.

- Son chapeau n’a pas été tout seul au Pont-au-Change… Mais baste ! Il est placé sous bonne garde. Non ?

- La meilleure !

- Moi, il y a une chose que je ne comprends pas, fit le candide Rivette. Pourquoi Javert voulait tellement venir ici ? Vous êtes son ami si je comprends bien ?

- Oui, je suis son ami.

- Il n’a jamais parlé de vous.

- Javert est quelqu’un de secret.

- C’est vrai, » admit Rivette.

Cela suffit à l’inspecteur plus jeune mais l’inspecteur Dumars était d’une autre trempe, il examina Valjean, bien éloigné de l’ivresse maintenant.

« Peut-être aussi pour éviter de faire une bêtise, n’est-ce-pas ?

- Peut-être… Il sait qu’il peut compter sur moi.

- Bien, je suis content de savoir cela. Et bonne chance avec le fauve demain. Javert sera à prendre avec des pincettes. »

On sourit avant de quitter la maison de Fauchelevent.

Valjean rangea le salon et regarda la lettre de démission de l’inspecteur Javert. Il la déplia pour la lire correctement.

Ce n’était que des « observations pour le bien du service ». Javert avait recensé des soucis moindres touchant l’état des prisons...allant des chaussures des prisonniers à l’appel de ces derniers… Peu de choses en vérité mais cela voulait dire tellement lorsqu’on savait ce que Javert allait faire dans l’heure suivante.

C’était dérisoire. Et cela allait coûter la vie d’un homme.

Valjean resta assis sur le canapé et laissa les heures défiler alors qu’il se remémorait la nuit précédente…

Toussaint le trouva ainsi le lendemain, endormi sur le canapé, la lettre à la main. Elle tempêta et le gronda comme un enfant.

« Monsieur ! Vous n’êtes pas raisonnable ! Mais que s’est-il passé cette nuit ? »

Toussaint venait de découvrir l’état de la cuisine et la présence des tasses sales dans l’évier.

« J’ai eu de la visite.

- Encore ?! Mais qui au nom du Ciel ?

- La police ! »

Ce mot honni dans cette maison fit blanchir la vieille femme. Entre son maître vivant sous un faux nom et le fiancé de mademoiselle qui venait juste de survivre aux barricades !

« Tout va bien Toussaint. Ils ont simplement ramené l’inspecteur Javert.

- Votre ami ?

- Oui. Saoul comme une barrique. Il va falloir prévoir quelque chose pour le requinquer. Il va devoir aller travailler avec une gueule de bois phénoménale. »

Cela rassura la servante qui se permit de rire un peu.

« Je vais lui préparer une tisane de thym et de sauge. Et une omelette aux lardons. Il faut qu’il mange gras et qu’il boive beaucoup. Le reste passera en son temps.

- Je vais d’ailleurs le réveiller. Il risque d’arriver en retard.

- Faites, monsieur. Et bonne chance ! Quand mon mari était saoul, je devais le lever à coup de brocs d’eau froide.

- Je serais peut-être obligé de faire appel à vous. »

Nouveaux rires.

Valjean avait plié et rangé soigneusement la lettre de Javert dans la poche de sa robe de chambre durant la conversation avec Toussaint. Il monta donc l’escalier et arriva devant la chambre d’ami.

Il frappa doucement puis plus fort. Devant l’absence de réaction, il entra dans la chambre. Javert était toujours endormi.

Il n’était pas désirable, endormi ainsi, bavant et ronflant. Mais il était amusant.

Valjean s’approcha en souriant :

« Javert, Javert, Javert… Mon Dieu ! Mais que vais-je faire de toi ? »

Valjean s’assit sur le lit et passa ses doigts dans les cheveux du policier. Ils étaient emmêlés mais encore soyeux. Javert puait l’alcool. Vidocq n’avait pas eu de pitié. Il avait fait boire bien plus que de raison l’ancien garde-chiourme.

La caresse ne suffit pas à réveiller Javert. Il ne fallut rien de moins que la force de Jean-le-Cric secouant brutalement son épaule pour enfin le sortir de sa torpeur.

« Mon Dieu, murmura une voix rauque, bien éloignée du profond baryton de l’inspecteur.

- Bonjour Fraco, » articula soigneusement Valjean.

Javert glissa ses deux mains sur son visage et gémit :

« Non… Je me sens… »

Dans le vocabulaire de l’inspecteur il n’existait aucun mot pour qualifier l’état dans lequel il se trouvait. Valjean souriait.

Il se souvenait de lui-même dans cette situation peu enviable à New-York des mois plus tôt...plus tard…

Javert se cacha les yeux, incapable de se lever. Sa tête tournait et une douleur sourde lui vrillait le crâne. Valjean caressa doucement les cheveux.

« Il va falloir te lever. M. Chabouillet t’attend et Vidocq ne te laissera pas survivre cette journée.

- Dieu… Je ne peux pas me lever…

- Non seulement tu peux mais tu vas le faire ! »

La voix autoritaire de M. Madeleine. Mais le policier était bien trop malade pour faire autre chose que raidir ses épaules.

« Je vais t’aider, fit Valjean, conciliant.

- Je n’ai même pas d’uniforme propre, se plaignit Javert.

- J’admets que ce n’est pas l’idéal. Donne-moi tes clés et je vais envoyer Toussaint te chercher des vêtements propres.

- Valjean…

- Laisse-moi chercher ! »

Valjean n’eut cure des grognements du loup, il fouilla dans les poches de l’uniforme, plongeant ses mains à l’intérieur de la veste et enfin il en sortit une clé.

« Tu vis toujours au 5, rue des Vertus ?

- Comment le sais-tu ?, fit Javert, retrouvant un semblant de vie dans ses yeux ternes.

- Bien. Lève-toi ! »

Valjean quitta la chambre et expliqua la situation à Toussaint. Celle-ci se mit à rire et prit la clé et de l’argent pour un fiacre. Il fallait aller vite !

La bonne partie, Valjean fit chauffer de l’eau pour un rasage. Il entretenait sa barbe aux ciseaux mais il possédait un rasoir et tout l’équipement adéquat pour pouvoir la supprimer en cas de fuite anticipée.

Le forçat revint dans la chambre d’ami où il retrouva Javert, assis sur le lit et l’air complètement hagard.

Prudemment, Valjean ferma la porte à double-tour. Cosette dormait mais on ne savait jamais.

« Pour le lavage ! Déshabille-toi !

- Valjean… Je ne peux pas.

- Je n’ai aucune idée derrière la tête !, rit Valjean.

- Je ne parle pas de cela, se défendit Javert, irrité. Je ne peux pas retourner à la préfecture. »

C’était plus grave.

Valjean déposa la bassine de porcelaine sur le meuble prévu à cet effet. Il laissa le matériel de rasage, le blaireau, le savon à barbe, le rasoir et vint s’asseoir auprès du policier.

« Pourquoi ?

- Parce que je ne peux plus faire ce métier, » énonça simplement Javert.

Ce fut dit simplement mais la tension était visible dans les épaules tremblantes.

« A cause de moi ?

- Oui… Non… Pas seulement… Les choses n’ont pas changé. Tu es un criminel qui doit être mis en prison et je suis un policier qui refuse d’accomplir son devoir. Quel policier serais-je si je commençais à placer ma propre opinion au-dessus des lois ?

- Tu n’as qu’à m’arrêter, fit Valjean, la voix d’une douceur extrême.

- NON !, cria Javert. Je ne peux pas t’arrêter ! Tu es… Putain ! Jean ! Tu es un homme bon. Seigneur… Je serais… Tu m’as sauvé la vie !

- Calme-toi ! Je t’en prie !

- Je suis perdu. Je ne vois toujours pas quoi faire. »

Javert plaça ses mains devant sa bouche et ferma les yeux. Il était tellement mal et l’alcool n’avait rien arrangé. Salopard de Vidocq !

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