Scène V

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Javert n’avait pas voulu boire, il n’avait pas voulu porter ce chapeau de papier ridicule. Il ne voulait que retourner à la Seine.

C’est Chabouillet qui a chargé Vidocq de gérer le policier. Le secrétaire avait fait lire au chef de la Sûreté ses observations pour le bien du service. Vidocq en avait été impressionné. Il a regardé Javert, comme s’il le voyait pour la première fois.

Est-ce que ce garde-chiourme valait quelque chose en fait ?

Puis Chabouillet avait posé une simple question, anodine mais qui changea tout :

« Comment votre chapeau s’est-il retrouvé sur le parapet du Pont-au-Change ? »

Javert n’avait pas su quoi répondre. Il regardait son chapeau posé bien en évidence sur le bureau de son protecteur. Sa venue en catastrophe parlait pour lui. Ses observations se permettant de critiquer le système venant d’un homme aussi procédurier étaient bien plus que ce qu’on pouvait en penser.

Et il y avait sa lettre de démission...

Oui, il ne sut pas quoi répondre alors il se tut.

« Un oubli peut-être ?, fit Chabouillet insidieusement.

- Oui, monsieur.

- Une patrouille l’a trouvé à deux heures du matin. Vous avez été vu pour la dernière fois à une heure du matin au poste du Châtelet où vous avez rédigé cette note. »

M. Chabouillet, secrétaire du Premier Bureau aux Affaires politiques n’était pas un mauvais policier, il savait raisonner et Vidocq ne quittait pas des yeux l’inspecteur Javert.

« Je me demande bien ce que vous avez pu faire pour oublier votre chapeau sur le parapet du Pont-au-Change… Surtout à cet endroit ! Le plus dangereux de la Seine !

- Peut-être l’inspecteur Javert avait un peu trop abusé de la bouteille ?, » lança Vidocq, goguenard mais les yeux froids comme la glace.

Tout le monde avait compris ce qu’avait failli faire Javert. On attendait simplement une affirmation.

« Quelqu’un est venu…, commença Javert, empêtré dans les mots.

- Continuez Javert !, » ordonna le secrétaire.

Le vieillard avait saisi le chapeau de l’inspecteur et il l’examinait. Un très bon chapeau, un peu râpé mais rien que du cirage ne pouvait cacher.

« Nous avons oublié le chapeau, ajouta Javert.

- Que faisiez-vous sur ce pont Javert ?

- Regarder les étoiles ?, sourit Vidocq.

- Avec votre chapeau, il y avait quelques petits objets vous appartenant et disposés bien méthodiquement sur le parapet : votre insigne, votre tabatière en argent. »

Chaque objet était posé sur le bureau.

« Une chance que la patrouille soit passée, n’est-ce-pas ?

- Oui, monsieur.

- Une chance aussi que quelqu’un soit venu. »

Javert déglutit avant d’ajouter, et ce fut un aveu :

« Oui, monsieur. »

M. Chabouillet regarda Javert dans les yeux et quitta tout à coup sa position de juge pour se faire plus bienveillant.

« Avez-vous quelque chose à dire pour expliquer...ce qui aurait pu se produire… ?

- Je n’ai aucune explication à donner, monsieur. »

Cela déplut au secrétaire. Et l’inquiéta fort.

« Je vous nomme pour un mois aux archives Javert. Je vous veux dans mon bureau chaque jour et nous travaillerons ensemble.

- Monsieur ?!

- Nous ne reviendrons pas sur ce qui s’est passé hier. J’ai eu quelques mots avec le préfet. Vous envoyer aux barricades était une absurdité, votre silhouette est trop connue dans ce quartier ! J’ai eu si peur pour vous Javert ! Surtout lorsqu’on m’a appris votre capture.

- Je vais bien, monsieur, fit Javert, conciliant.

- Vraiment Javert ? Vous allez bien ? Après avoir voulu… été tenté de… »

Javert baissa la tête, il observa ses bottes, sales de la boue des abords de la Seine, encore. Il se sentait sale et incorrect.

« Et puis vous renvoyer sur le terrain ?! Sans une heure de repos ! J’aperçois des marques sur vos poignets et votre gorge. Vous avez été attaché ?

- Oui, monsieur.

- Je vous accorde quelques heures de repos. C’est fini pour aujourd’hui ! Allez-vous reposer Javert ! »

Javert allait s’enfuir de la Préfecture avec un profond soulagement mais Vidocq l’en empêcha en s’écriant :

« Notre inspecteur est en pleine crise de conscience, M. Chabouillet. Je pense qu’une surveillance étroite s’impose.

- Comment cela ? Vous pensez qu’il va réitérer ? Javert !

- Oui, monsieur, fit Javert, ne cachant pas la lassitude dans sa voix en se retournant vers les deux hommes, dans l’expectative.

- Allez-vous retourner sur le Pont-au-Change et y oublier votre chapeau une fois encore ? »

Non ! Non ! Bien sûr que non ! C’est ce qu’il suffisait de répondre et il était tranquille, mais Javert ne réussit pas à mentir. Il laissa passer trop de temps et M. Chabouillet perdit toute couleur.

« Vidocq, je vous charge de veiller sur notre inspecteur. Il me semble qu’il a besoin de compagnie aujourd’hui.

- Non, je vais bien. »

Mais c’était trop tard. On ne le croyait plus.

« Avec plaisir, monsieur Chabouillet, sourit amicalement Vidocq. Je vais me charger de l’inspecteur. »

Deux hommes devant la porte du secrétaire et le vieux lion désigna les divers objets disposés sur son bureau.

« Récupérez vos affaires Javert ! Qu’elles ne quittent plus vos poches sur quelque parapet que ce soit.

- Oui, monsieur. »

Le rouge au front et les gestes nerveux, Javert récupéra son insigne de police et sa tabatière en argent. Il allait reprendre son chapeau mais Vidocq le prit avant lui, un large sourire aux lèvres.

« Attendez ! J’ai une petite idée ! Si monsieur le secrétaire me permet cette aimable plaisanterie.

- Faites Vidocq. Si vous arrivez à rendre cette déplorable affaire plaisante, je vous en serais gré. Je n’ai pas passé une excellente nuit et la matinée a été encore pire.

- Faites-moi confiance ! »

De ses doigts habiles de forçat habitué à fabriquer des jouets en bois et en coco à l’abri du bagne, Vidocq plia soigneusement la note de service de Javert et en fit un joli chapeau de papier.

« Voilà ! Un magnifique chapeau pour l’inspecteur Javert ! »

M. Chabouillet applaudit, amusé.

« Il aurait mérité un bonnet d’âne. Ne pas savoir où sont ses amis alors qu’il a besoin de parler !

- Maintenant la punition ! Javert, baissez la tête ! »

Javert se raidit, les yeux étincelants de colère. On en fut tellement heureux. Les yeux de l’inspecteur avaient été ternes et fuyants jusque là. On retrouvait le fier chien-loup, montrant les dents.

« Tu es trop grand pour moi le cogne ! Baisse la tête ! »

Combat de regards, jeu de domination. Javert était prêt à gifler le chef de la Sûreté mais la voix de Chabouillet le rappela à l’ordre.

« Baissez la tête Javert ! Vous allez devoir gagner le droit de retrouver votre chapeau ! »

On vit les dents serrées de colère, les doigts griffer la canne mais Javert baissa humblement la tête et Vidocq posa dessus le chapeau de papier.

« Voilà ! Il est magnifique ! Maintenant, voyons ce que tes collègues vont en dire !

- Ne soyez pas trop cruel avec lui Vidocq ! Nous ne voudrions pas d’une nouvelle promenade nocturne au Pont-au-Change.

- Pas de souci ! Je vais me charger de lui avec soin. »

Puis sur une dernière idée, M. Chabouillet s’écria :

« Au fait ! Vos armes Javert ! Posez-les sur mon bureau ! On ne sait jamais ! Si le pont vous est interdit, vous leur trouverez peut-être une autre utilité. »

Javert n’y avait même pas songé. En fait, il s’était focalisé sur le pont. C’était le pont qu’il traversait tous les jours, et ce plusieurs fois, pour aller du Châtelet à la Préfecture, lorsqu’il rentrait chez lui ou allait au poste de Pontoise. Il y passait tellement de fois que cela lui avait semblé logique.

Le policier, brisé, se soumit en silence et déposa soigneusement ses pistolets sur le bois précieux du bureau. Puis il sortit du bureau et suivit Vidocq. La porte refermée, le chef de la Sûreté examina Javert.

« Une journée coiffé ainsi Javert ! Tu crois que cela va te guérir de la Seine ?

- Va te faire foutre Vidocq, lâcha Javert, essoufflé.

- Ce que je ne comprends pas le cogne, c’est ta liste. Une drôle de lettre d’adieu tu ne crois pas ? Tu ne parles pas de démission, tu ne parles pas de suicide et cependant, lorsqu’on te connaît, on se pose forcément la question.

- Va te faire foutre j’ai dit, répéta Javert.

- Qui t’a sauvé au pont ? Un inconnu ou une relation ? Un des étudiants tiens ! Ou pire ! Un forçat ! »

Le rire de Vidocq ne s’arrêta pas lorsque Javert, au comble de la fureur le colla contre le mur violemment en hurlant :

« PUTAIN ! TA GUEULE VIDOCQ ! »

Le rire se tut enfin lorsque Vidocq lut le désespoir dans les yeux si clairs du policier. Un abîme de douleur et de souffrance.

« Merde ! C’est à ce point-là Javert ? Qui t’a sauvé ? Je peux t’aider ? L’aider lui ?

- Je t’en prie… Tais-toi... »

Les mains, si fermes, perdaient de leur force, les doigts de Javert tremblaient en retenant les revers de la veste de Vidocq. Le policier baissa les yeux, sentant poindre les larmes et se fustigeant pour cela.

« Tais-toi… Tais-toi… Tais-toi…, répétait Javert, comme une litanie.

- Tu me donneras son nom. Je peux faire quelque chose pour lui. Je peux le faire gracier ! C’est un étudiant ? Il est recherché ? »

En poussant un hurlement de rage, Javert se recula et relâcha Vidocq. Celui-ci s’épousseta et retrouva son sourire moqueur :

« En tout cas, tenter de te tuer n’a pas amélioré ton humeur. Enfin ! Allons montrer à tes collègues comme tu es beau comme ça !

- Tu es un salopard Vidocq ! Donne-moi mon chapeau !

- Que nenni mon poteau ! Tu vas gentiment me coller aux basques toute la sainte journée ! Et ce soir je te proposerai un petit jeu pour que tu le récupères.

- Va te faire foutre ! »

Pourquoi était-il resté ?

Pourquoi avait-il supporté cet affront sans précédent ?

Pourquoi n’avait-il pas cassé la gueule de cet ancien fagot qui osait jouer ainsi avec lui ?

A cause de Valjean.

Quelqu’un avait sauvé Javert, oui.

Quelqu’un qui méritait autre chose qu’un nouveau plongeon dans la Seine.

Quelqu’un qui l’avait laissé partir sur la promesse de son retour.

Et Javert était encore quelqu’un de parole s’il n’avait plus d’honneur.

Alors le policier avait serré les dents et avait toléré les rires, les quolibets, les plaisanteries. On l’avait moqué sur sa disparition. Une maîtresse ? Une chérance [saoulerie] ? A mille lieues d’imaginer la réalité.

Vidocq le protégeait de la moindre allusion. En fait, le chef de la Sûreté se moquait aussi de Javert mais à aucun moment quelqu’un ne comprit la vraie raison de l’absence de Javert à son poste le matin-même.

Et le chapeau n’était là que pour rappeler à monsieur l’inspecteur de Première Classe que les règles étaient les mêmes pour tous ! Il avait été convoqué le matin à la première heure par le préfet de police.

La rumeur de la lettre de démission existait bel et bien. On interrogea Javert sur elle. On parla du chapeau oublié.

L’inspecteur Rivette s’écriait sans cesse qu’il n’y avait pas cru une seule seconde ! Son collègue et ami depuis des années n’allait pas se suicider de cette façon abominable ! Pas quand il avait des amis et des collègues.

Non, Javert n’était pas seul !

Une journée à porter un chapeau de papier.

Le soir, Javert espérait s’enfuir pour retrouver un semblant de dignité mais Vidocq emmena toute la Préfecture dans le café « Suchet. » Javert traversa le Pont-au-Change avec toute la dignité qu’il pouvait rassembler avec son chapeau de papier. Il refusa de regarder l’endroit d’où il avait failli sauter. Arrivé au café, Vidocq posa sur une table bien en évidence le chapeau de l’inspecteur Javert.

« Maintenant, mon cher inspecteur, si vous voulez retrouver votre chapeau, il va falloir tenir la distance. »

Javert se tenait, les mains croisées dans le dos, dans l’expectative.

« Combien de verres peux-tu boire le cogne pour retrouver ton caloqué [chapeau] ?

- Ce qu’il faut. »

Mais les yeux de Javert étaient brûlants, il était clair qu’il aurait préféré régler cela à coups de poings ou de balles.

« Voyons ce que tu as dans le ventre l’argousin ! »

On applaudit à chaque verre. On fêta les deux cognes.

Vidocq faisait cela avec élégance, levant le verre haut pour saluer la foule. Javert buvait d’un coup raide, comme son alcoolique de père le faisait.

Et cela dura...trop longtemps…

On applaudit moins. On commença à trouver le jeu devenir trop sérieux.

Vidocq se tenait à la table mais conservait une allure impassible. Javert n’avait pas l’habitude de boire. Il regardait Vidocq en buvant, puisant dans sa haine la rage de vaincre. On le voyait vaciller mais tenir bon.

Le coma éthylique allait être la récompense de Javert pour avoir supporté cette journée d’humiliation.

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