Scène VI
Vidocq claqua un dernier verre sur la table et lança, d’une voix pâteuse :
« Tu n’es pas un beau joueur Javert ! On va déclarer l’ex æquo. Tu peux récupérer ton chapeau ! »
Javert retira d’une main tremblante son chapeau de papier, Vidocq le récupéra avant que le policier ne le déchire.
« Je tiens à ce que cela ne soit pas perdu pour tout le monde.
- Va te faire… »
Difficile de parler. Javert vacillait mais il montrait les dents, prêt à mordre.
« Ramenez-le chez lui ! Rivette, occupe-toi de ton collègue ! »
Rivette se précipita pour aider Javert à marcher, Dumars se plaça à ses côtés. Vidocq glissa dans la poche de Dumars le chapeau de papier bien plié et murmura :
« Ce document pourra certainement intéresser quelqu’un. Allez, les gonzes, ramenez-le chez lui !
-Non, balbutia Javert, perdant l’esprit. Au 7, rue de l’Homme-Armé.
- Tiens ? Pourquoi cela ? »
Vidocq le policier ! Même correctement aviné à l’eau d’affe, il restait un policier.
« Un ami... »
Javert n’était plus tellement conscient. Vidocq se mit à sourire, goguenard. Notre inspecteur ne supportait pas l’alcool. Les prochains jours annonçaient des heures fastes.
Un dernier geste et on quitta le café.
Vidocq et les autres policiers restèrent à boire et à jouer. Le chef de la Sûreté se chargea de la note et se mit à réfléchir. 7, rue de l’Homme-Armé… Il allait avoir du travail aux Archives…
Et Javert se retrouva au 7, rue de l’Homme-Armé, vaguement conscient de ce qu’il s’était passé la veille et horriblement inquiet d’avoir lâché des informations sur Jean Valjean.
Il aurait mieux fait de se jeter dans la Seine.
Valjean ne savait pas quoi faire pour aider Javert. Il sortit lentement la lettre de sa poche et la déplia, encore. Javert la vit et haleta.
« Je te remercie Fraco d’avoir voulu faire quelque chose pour aider les prisonniers.
- Je...je ne savais pas quoi faire d’utile… Je me suis dit qu’au moins ma mort...servirai à quelque chose… »
Ces mots firent mal à Valjean qui se tourna vers Javert et appuya chacun de ses mots avec dureté :
« Ta mort ne servira à rien ! Elle n’aurait servi à rien ! Tu crois que cette lettre aurait suffi à améliorer les choses ?
- Je ne...voyais pas quoi faire d’autre…
- Mais il y a des choses à faire ! Ce n’est que le début !
- Le début ?
- Continue ! Ils se sont moqués de toi hier et bien continue ton travail de sape ! Inonde-les de courriers et d’observations sur le service !
- Que veux-tu dire ?
- Tu es le meilleur pour faire changer les choses ! Tu connais les prisons, les bagnes, la police, la justice ! Tu sais les points à améliorer !
- Des autres observations ?
- Des centaines et des centaines d’observations ! Un recueil complet d’observations. »
Le sérieux de Valjean étonna Javert et le fit sourire.
« Personne ne m’écoutera ! Regarde ! »
Il désigna son rapport en hochant la tête.
« Continue et fais-les chier ! »
Cette fois, le policier se mit à rire, bientôt imité par Valjean.
« Cela me plairait ! Ce salopard de Vidocq m’a bien humilié !
- Rends-leur la pareille ! »
Javert secoua et se leva enfin. Il vacillait et avait toujours aussi mal à la tête. Mais qui sait ? Il voyait un but devant lui. Petit, vague, mais présent !
Oui, ce rapport était succinct. Il ne suffirait jamais à changer le système mais s’il continuait ? Sur cette idée folle, Javert commença à se déshabiller. Afin de se laver et de se raser.
Alors que sa chemise était ouverte et dévoilait son torse, couvert de poils grisonnants, il entendit un halètement qui le surprit.
« Valjean ?, fit Javert étonné.
- Je vais te laisser te préparer. »
La rougeur qui maculait les joues du forçat était impressionnante lorsque Valjean quitta précipitamment la chambre d’ami. Javert ne comprit qu’après plusieurs minutes ce qui avait pu causer cela. Lui torse nu ?
Et ce fut pour lui le signe que le monde tel qu’il le connaissait avait bel et bien disparu.
Se laver, se raser furent un plaisir.
Javert se contemplait dans un miroir et fut content de retrouver son visage tel qu’il était. Le visage d’avant les barricades. Même si… Même si l’homme qu’il était alors avait définitivement disparu. Les yeux si clairs avaient un éclat étrange, comme si le diamant avait été définitivement terni.
On frappa à sa porte et Valjean vint lui apporter un sac rempli de vêtements que Toussaint avait ramené.
Il ne fallut que quelques minutes pour voir apparaître dans la salle à manger. Identique à lui-même. L’inspecteur Javert.
Toussaint posa du pain, des œufs, du jambon, du café sur la table et lui jeta, autoritaire :
« Quand on a trop bu, on mange et on boit pour faire passer la gueule de bois.
- Oui, madame, » acquiesça Javert, d’accord avec cela.
Combien de fois il avait vu des collègues malades à en vomir et se gaver de charcuterie pour faire passer le malaise ? Seulement, Javert n’aurait jamais pensé qu’il ferait la même chose un jour.
« Tu vas mieux ?, demanda gentiment Valjean.
- Je vais survivre, » répondit Javert.
Et on n’était pas certain qu’il parlait de la journée ou de la vie.
Javert mangea puis lança sur le ton indifférent de la discussion :
« Je vais rentrer chez moi ce soir, Valjean. Je ne peux pas continuer à vivre ainsi chez vous.
- Mais…, » commença Valjean.
Un regard appuyé. Le policier avait raison.
Javert était mort à Montreuil, tué par la populace, parce qu’il était différent des autres.
« Très bien, inspecteur. Si vous pensez que vous allez mieux.
- C’est évident. »
Javert se leva, de son mieux, fier de son maintien et s’écria :
« Bien. Je vais à la préfecture de police. Je vous tiendrai au courant, Valjean.
- Prenez garde à vous Javert !
- C’est prévu. »
L’inspecteur quitta la maison de Valjean au moment où Cosette, la fille adoptive de ce vieux forçat évadé, apparaissait dans la salle à manger, toute surprise d’avoir vu partir un policier.
« Qui était-ce papa ?
- Un ami, ma chérie. »
Un ami… Et si Dieu le veut, si les événements le permettent, plus qu’un ami… Un amant, un amoureux, un compagnon…
Quelques jours passèrent. Valjean ne vivait plus.
Il avait si peur pour l’inspecteur Javert.
Cosette jouait son rôle de garde-malade attentionnée, elle passait le plus clair de son temps au chevet de Marius de Pontmercy, gagnant ainsi sa place de future baronne. Toussaint l’accompagnait, les bras chargés de charpies et de pansements.
Et Valjean ?
Valjean priait...pour le salut de Marius, pour le salut de Javert, pour le salut des étudiants qu’il avait vu lutter contre le gouvernement et mourir pour leurs idéaux.
Les jours passèrent et Valjean ne vivait plus.
L’inspecteur Javert était fidèle à son poste, un chien loyal et bien dressé, égaré un instant mais revenu dans le droit chemin. C’était en tout cas l’image qu’il offrait à tous.
Et cependant… Son âme était dévastée et son monde avait sombré.
A la fin du premier jour aux Archives, M. Chabouillet lui demanda s’il allait bien et, avec un regard appuyé, Javert déposa sur le bureau du secrétaire une pile de lettres manuscrites.
M. Chabouillet regarda cela sans comprendre.
« Qu’est-ce Javert ?
- Des observations pour le bien du service, monsieur. »
Un peu théâtralement, Javert fit apparaître sa lettre, celle écrite à une heure du matin au poste du Châtelet et que Vidocq avait soigneusement pliée en chapeau de papier, et il la déposa soigneusement sur le haut de la pile.
« A quoi jouez-vous Javert ?
- Il serait illusoire, monsieur, de penser qu’un seul rapport peut améliorer un système dans son entier. Je me suis permis d’ajouter quelques observations à destination du préfet, monsieur. Si M. Gisquet a le loisir d’y jeter un œil… »
Pour la première fois, Chabouillet se fit menaçant en parlant à Javert.
« Je ne sais pas ce que vous cherchez à faire Javert, mais je vous le dis tout de suite ! Si M. Gisquet voit vos rapports, il le prendra mal ! Je ne donnerai pas cher de votre poste !
- Et bien qu’il les voie, monsieur ! »
Deux paires d’yeux brillants.
Un patron et son protégé en train de se déchirer.
« Vous l’aurez voulu inspecteur ! Monsieur le préfet aura le plaisir de lire votre prose demain matin. »
Javert s’inclina profondément pour remercier et saluer son protecteur.
Il allait partir, mais une certaine demande. Peut-être la dernière de sa vie dans la police le retint à la porte. M. Chabouillet attendait, dans l’expectative.
« Hé bien Javert ? Vous avez d’autres lettres à me confier ?
- Je voudrais…je voudrais savoir monsieur ce que vous avez pensé de ma lettre... »
La colère s’éteignit, M. Chabouillet était attristé, il savait pertinemment de quoi parlait Javert.
« Elle a été lue, Javert. »
A cette voix, douloureuse, l’inspecteur se retourna et contempla son patron. M. Chabouillet avait vieilli avec les années mais le vieux lion était toujours à son poste. L’Éminence grise de la préfecture de police…
« Si j’étais...si j’avais fait ce que je voulais faire ce soir-là monsieur…auriez-vous accédé à ma demande ?
- Oui Javert, » avoua le secrétaire.
Le secrétaire regardait son protégé. Il le détaillait, sa silhouette si imposante, ses favoris touffus qui cachaient ses joues et rendaient encore plus vif l’éclat des yeux métalliques. Il n’était pas certain de pouvoir le voir encore longtemps. Il en profita pour le regarder correctement.
« Et maintenant ?, fit Javert, pressant malgré lui.
- Pourquoi lui Javert ?
- Il m’a sauvé la vie à la barricade, monsieur. »
M. Chabouillet hocha la tête. Voilà un secret qu’il saura garder. Un de plus perdu dans ce bureau des Affaires politiques…
« Oui, Javert, j’aurais accédé à votre demande pour honorer votre mémoire.
- Le ferez-vous ? Même si je suis... »
Vivant.
« Oui, Javert. Je vais me charger de cela. Pour honorer votre mémoire.
- Merci, monsieur.
- Et parce que je sens que les prochains jours à la Préfecture vont être mouvementés à cause de vous. Je souhaite faire quelque chose pour vous...et pour lui…
- Si je pouvais revenir en arrière, monsieur...je ne le dénoncerais jamais…
- « Un homme bon caché sous les défroques d’un forçat. » Je ne fais que vous citer Javert !
- Ce n’est que la vérité, monsieur.
- Bien. Alors béni soit cet homme bon qui vous a sauvé à la barricade et...sur un certain pont… Car je suppose qu’il s’agit du même homme.
- Merci, monsieur. »
Un dernier regard et Javert quitta le bureau de son chef.
M. Chabouillet avait du pouvoir, il pouvait obtenir une grâce royale pleine et entière. Ainsi Jean Valjean serait gracié et toutes les dettes auront été payées.
Il y avait un secret que personne à la préfecture ne connaissait.
Un secret que le patron de Javert avait tu, tout d’abord parce que ce secret ne regardait personne d’autre que lui et ensuite parce que ce secret pouvait causer du tort à la mémoire de son protégé.
Et également à un homme qui était censé être mort depuis des années.
M. Chabouillet s’était tu et il avait toujours su qu’il l’aurait fait pour l’éternité.
La lettre de démission de l’inspecteur Javert ne fut pas une liste d’observations pour améliorer le service. Elle fut écrite à destination de M. Chabouillet, Javert la rédigea au poste du Châtelet après sa fameuse liste d’observations. Elle fut la dernière chose qu’il écrivit et Javert avait reposé la plume sur le bureau en pensant ironiquement que c’était la seule fois de sa vie où il allait demander la clémence.
Une lettre illisible, mal écrite, pleine de ratures. Javert, dans un moment normal, se serait contraint à la réécrire. Plus proprement avec une meilleure formulation. Mais il était immensément fatigué, nerveusement, physiquement, sa main tremblait et il avait un rendez-vous à honorer avec la Seine.
Il la laissa donc ainsi et s’en fut démissionner de tout.
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