Scène VII
Monsieur Chabouillet,
Par la présente, je vous informe de ma démission avec effet immédiat de mon poste d’inspecteur de Première Classe.
Je vous remercie, monsieur, de tous les soins que vous avez pris au long de toutes ces années à ma carrière. Je n’oublie pas ce que je vous dois et c’est pourquoi je vous écris cette lettre. Je tiens à vous faire savoir que...
Et parce que j’ai une demande à formuler. Monsieur, je vous prie humblement de bien vouloir obtenir une grâce royale au nom de Jean Valjean, ce fut un homme bon caché sous les défroques d’un forçat. J’ai passé ma vie à le poursuivre et ce ne fut pas…
Pardonnez-moi l’état décousu de cette lettre, il se fait tard et je...
Veuillez agréer l’expression de mes sentiments les plus distingués, je reste votre dévoué,
JAVERT
Inspecteur de Première Classe
Rédigé au poste du Châtelet, 1 heure du matin, 7 juin 1832
La dernière lettre de l’inspecteur Javert fut difficile à écrire. Mais il ne mentait pas lorsqu’il affirma qu’il savait ce qu’il devait à M. Chabouillet, partir sans le prévenir aurait été incorrect et Javert voulait quémander une chance de vivre librement pour Jean Valjean.
Dans l’histoire, les choses ne s’étaient pas passées comme l’avait souhaité l’inspecteur.
Après son suicide, la grâce royale avait bel et bien été attribuée mais elle se retrouva aussitôt classée aux Archives. Javert était mort, Valjean était mort.
M. Chabouillet avait vraiment agi pour honorer la mémoire de son protégé.
Javert reprit le travail pour un mois à se morfondre aux Archives. Il classait de vieilles affaires, il étudiait de vieux rapports. Il croisait parfois des collègues qui l’utilisèrent pour se repérer dans l’océan de dossiers que formaient les Archives de la Préfecture de Police de Paris.
Un travail de gratte-papiers. Mais il fit du bien à Javert. Il put se concentrer sur autre chose que sa petite vie. Vidocq vint quelques fois errer dans les salles mal éclairées de la Préfecture, un sourire amusé aux lèvres.
Le fagot était content de voir trimer ainsi Javert. Et il en profitait pour s’informer sur un certain M. Fauchelevent domicilié au 7, rue de l’Homme-Armé… Les registres de l’état-civil avaient été un peu succincts.
Les deux hommes s’examinaient froidement. Javert rêvait de fracasser le sourire suffisant du chef de la Sûreté à coups de matraque.
« Pas d’informations Javert ? Je vais devoir lancer mes chiens à ses trousses.
- Rien d’autre Vidocq ?
- Non, merci. Tu es bien urbain Javert. Cela te fait du bien d’être devenu archiviste. »
Les jours passaient. Javert ne savait pas quoi faire pour Valjean. Il ne voulait pas le voir comme cela et il crevait d’envie de le revoir. Le policier était déraillé et buvait plus que de raison…
Les jours passaient puis un jour un document officiel dûment paraphé l’attendait sur son bureau. La grâce officielle et royale de Jean Valjean.
Son patron avait été rapide et efficace. Il se doutait que le poste de Javert était compromis. M. Gisquet avait tonné en lisant les rapports quotidiens que lui faisait parvenir l’exilé aux Archives. Car il écrivait tous les jours des rapports à destination de la préfecture.
« André ! Va gérer ton gitan ! Il devient fou !
- Javert veut améliorer le service !
- Il va surtout aller améliorer le service dans une petite ville de province s’il continue sur sa lancée. Toulon par exemple ! »
M. Chabouillet appuyait Javert mais il n’était qu’un secrétaire parmi tant d’autres, même s’il gérait le Premier Bureau.
A la grande surprise de Javert, le chef de la Sûreté le soutenait aussi. Il parlait ouvertement de prendre l’inspecteur redresseur de tort à son service.
Cela aurait fait rire Javert si la Seine n’avait pas changé son monde, de noir et blanc, il était devenu gris.
La grâce officielle et royale de Jean Valjean.
Javert vint s’incliner devant son protecteur pour le remercier d’avoir agi pour lui. M. Chabouillet sourit, un peu désabusé :
« Vous savez Javert qu’en toutes ces années, c’est la première fois que vous me demandez quelque chose pour vous.
- Je ne me serais jamais permis une telle impertinence, monsieur, si je ne pensais pas être…
- Démissionnaire ? »
Pour ne pas dire « mort ».
« C’est cela, monsieur.
- J’aurais préféré que vous me fassiez cette demande, Javert, d’une autre façon. Lire votre lettre de démission le lendemain des barricades ne fut pas une belle surprise. Encore moins lorsqu’on m’a ramené votre chapeau.
- Je suis désolé, monsieur. La prochaine fois, je ne ferai pas autant d’histoires. Je…
- LA PROCHAINE FOIS ?, hurla M. Chabouillet en claquant ses deux mains sur le bureau. Quelle prochaine fois ? Il n’y aura pas de prochaine fois, Javert ! Vous entendez ? Bougre d’imbécile ! Si vous allez si mal… Merde ! Javert ! Vous n’êtes pas seul ! Je suis là ! »
Javert baissa la tête, tellement mal à l’aise dans cette vie.
« Je n’ai pas vu quoi faire d’autre, » avoua Javert.
M. Chabouillet, pris par une froide colère, se leva de son bureau et se jeta sur Javert. Il était bien plus petit que l’imposant inspecteur mais il le saisit aux bras et le força à le regarder dans les yeux.
« Plus jamais Javert ! Je vous l’interdis ! De toute façon, cet homme est libre ! Vous n’avez plus de dilemme ! Vous avez agi selon la justice en réclamant sa grâce ! Alors reprenez-vous et terminez votre mois aux Archives ! Je veux retrouver mon chien de chasse !
- Oui, monsieur, fit Javert, d’une toute petite voix.
- Et par le Ciel ! Ne restez plus seul ! Vous avez des collègues ! »
Et un ami, pensa Javert.
Un ami.
Jean Valjean.
« Oui, monsieur, répéta Javert, la voix plus ferme.
- Bien, bien. Je veux vous revoir sur la brèche Javert ! N’oubliez pas que Patron-Minette s’est évadé de la Force et que des menaces d’attentat contre Sa Majesté existent toujours. Vous travaillez pour la Préfecture de police, certes, mais vous travaillez surtout pour le Premier Bureau, Javert ! Vous travaillez pour moi et je compte sur vous !
- Oui, monsieur, répéta encore Javert, les épaules redressées.
- Ne me faites plus faux-bond de cette façon !
- Non, monsieur. »
Puis, un sourire amusé, le secrétaire ajouta en se rapprochant de Javert :
« Et je veux voir jusqu’où la patience de Gisquet peut aller ! Vos observations pour améliorer le service le rendent fou.
- Ont-elles un effet, monsieur ?
- Pour l’instant, non Javert, mais des fuites ont déjà eu lieu et je sais que le secrétaire du bureau du ministre de la justice a contacté le préfet de police pour lui parler de cela.
- Si cela a une utilité... »
Javert ne finit pas sa phrase mais M. Chabouillet le comprit. Il relâcha les bras du policier et se recula, glissant ses mains dans le dos.
« Votre mort n’aurait eu aucune utilité Javert. Mais je vais œuvrer pour vous soutenir dans cette quête de justice. Votre nom a souvent été cité ces jours-ci. Et pas toujours à mauvais escient.
- Merci, monsieur. »
Ce fut tout.
On frappa à la porte, le préfet demandait son secrétaire. Javert en profita pour s’enfuir.
S’enfuir de la préfecture.
Le policier marcha quelques temps dans les rues, passant sur son pont et examinant la Seine coulant en contrebas. Elle n’avait pas du tout la même allure de jour, elle perdait cet aspect fantomatique et redoutable, devenant plus douce et étincelante.
Javert marcha puis il se décida et retourna voir Valjean, un papier dûment paraphé dans la poche.
Valjean ne vivait plus. Mais il ne savait pas quoi faire.
Les jours passaient et le vieux forçat épluchait les journaux avec soin, craignant de lire l’avis de décès de l’inspecteur Javert.
Ce jour-là, comme tous les autres jours, Cosette était partie passer la journée au chevet du malheureux Marius. Le jeune homme s’était réveillé et ne voulait que Cosette à ses côtés pour sa convalescence.
Il allait falloir parler de mariage…
Donc Valjean était seul et se rongeait les sangs, lorsqu’on frappa à la porte. Valjean s’affola et ouvrit précipitamment...pour retrouver un sourire infiniment soulagé devant l’inspecteur Javert.
« Dieu ! Vous êtes vivant !
- Oui. Je... »
Javert se tut, ne sachant comment expliquer les raisons de son absence et celles de sa venue de façon claire. Il était si perturbé.
« Entrez inspecteur, fit Valjean, prévenant.
- Merci Valjean. »
On nota l’utilisation du nom de famille mais on ne releva pas. Javert ne faisait pas vraiment attention à cela.
Javert se retrouva bientôt debout au-milieu du petit salon de M. Fauchelevent et regardait ce dernier avec attention. Valjean s’inquiétait de plus en plus au fur et à mesure des minutes qui passaient.
Enfin, Javert se décida et sortit de sa poche la grâce de Jean Valjean. Il lui tendit et attendit quelques secondes que le forçat en ait pris connaissance avant d’expliquer posément :
« Avant de…prendre cette décision définitive...j’avais pris la liberté de demander une grâce en votre nom à mon protecteur, M. Chabouillet.
- Vous avez demandé une grâce pour moi ? »
Valjean tombait des nues. Il dut s’asseoir sur le canapé, le malaise le menaçait. Javert, voyant le forçat devenir si pâle, se fustigea pour sa brutalité et saisit une tasse sur la table pour la remplir de thé encore tiède. Il plaça doucement la tasse entre les doigts de Valjean dont il retira délicatement le document officiel.
« Bois Valjean !
- Vous...Tu as demandé une grâce pour moi ? »
Mais la première fois ? L’avait-il fait la première fois ? Le lieutenant Javert de la police de New-York lui avait ramené le document, celui-ci, mais jamais Valjean n’en avait entendu parler dans sa première vie.
Javert s’assit à côté de Valjean et examina ses mains, si fortes et dont la peau foncée affichait clairement l’ascendance gitane. Il les vit trembler avec stupeur. Elles n’avaient pas cessé depuis les barricades.
« Oui. Cela m’a semblé la meilleure des choses à faire pour régler notre différend. Toi gracié, moi démissionné…
- Comment as-tu pu croire que je voulais d’une grâce au prix de la mort et de la damnation d’un homme ? Au prix de ta vie ? Javert ! »
Javert regardait ses mains et refusait de voir les yeux de Valjean.
« Cela m’a semblé la seule chose qu’il me restait. Ma vie. A offrir. En pardon.
- Je déchirerais cette grâce si elle avait coûté ta vie !
- Monsieur Chabouillet l’aurait fait pour honorer ma mémoire, » ajouta Javert.
Et les épaules si raides de Javert furent secouées de sanglots. Le policier allait mieux, certes, mais il souffrait toujours. Il était encore perdu.
Valjean hésita un instant puis plaça ses bras autour de Javert pour le faire basculer contre lui et le serrer fort.
« Je te remercie Fraco, je te remercie pour cette grâce, mais je te remercie encore plus pour continuer à vivre !
- Jean... »
Javert leva la tête et regarda Valjean, les larmes étaient coincées dans ses cils et seules quelques-unes réussissaient à se faufiler dans les favoris.
Cela dura quelques secondes. Le temps de se rapprocher davantage, Valjean se décala légèrement afin d’être mieux placé et deux bouches se retrouvèrent.
Un baiser doux, un soupir partagé.
Mais ce fut tout.
Valjean se recula et posa son menton sur le haut du crâne de Javert.
« Merci de m’avoir rendu ma vie. Mon nom.
- Vidocq est sur tes traces. Je suis soulagé que ce damné gonze ne puisse plus rien contre toi.
- Tu t’inquiètes pour moi ? »
Un nouveau sanglot ? Non, Javert riait, de dépit. Il devait apprécier l’ironie de la situation.
« Oui, je n’ai pas cessé de m’inquiéter pour toi depuis…Montreuil ?…que je suis sorti de ta maison. »
Un nouveau baiser. Cette fois, il était plus dur, plus profond. Il réveillait quelque chose de sombre, caché dans le lointain. Un désir inavouable.
Valjean se redressa en embrassant Javert, il souhaitait davantage. Manifestement le policier était d’accord vu comme il se rapprochait du forçat, ne quittant sa bouche que le temps de respirer.
« Dieu ! Tu as toujours eu le don de me faire perdre l’esprit, murmura le policier.
- Le fier et impassible inspecteur Javert... »
Les lèvres se cherchaient, les mains commençaient à caresser des tissus, expérimenter des textures… Valjean et sa veste d’intérieur, Javert et son uniforme bleu-nuit…
« Où est ta fille ?, demanda Javert, cherchant à reprendre pied.
- Chez Marius Pontmercy.
- Il est vivant ?, reprit Javert, nettement plus éveillé cette fois.
- Oui. Vivant mais en convalescence. »
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