Scène VIII
Javert acquiesça et poursuivit son interrogatoire. Le désir disparaissait comme une fumée dans la lumière du soleil.
« Au fait, pourquoi étais-tu dans cette barricade Jean ? Je ne te crois pas insurgé.
- Je devais sauver le jeune Pontmercy. Ma fille est amoureuse de lui.
- Je comprends. Tu étais encore en train de te sacrifier. »
Un rire amusé. Javert caressa doucement la barbe de Valjean, surpris comme toujours par sa douceur.
« Dit celui qui allait mourir à la barricade !
- Je ne me sacrifiais pas, je mourais dans l’exercice de mon devoir. Nuance !
- Je ne vois pas de différence pour ma part. En tout cas pour le résultat final.
- C’est un fait. »
Javert ne souriait plus. Il s’était préparé à mourir à la barricade et il n’était nullement question d’une lettre de démission alors. Son monde était simple. Blanc et noir. Justes et criminels.
Jean Valjean avait tout renversé avec sa bonté excessive. Le monde de Jean Valjean.
Javert se redressa et se releva. Il devait partir. Il se sentait déplacé. Il ne voulait pas...poser de problèmes.
Valjean l’imita, surpris de cette réaction. Il le suivit jusqu’à la porte d’entrée.
« Tu reviendras ?
- Certainement. »
Un dernier salut et Javert était parti.
Valjean ne comprenait pas.
Ce Javert-là était-il plus dur à comprendre que les autres ? A faire tomber ?
La vie devint une routine.
Javert passa un mois aux Archives et retourna dans l’active. De temps en temps, quelqu’un le moquait sur son chapeau mais dans les faits la vie était revenue à ce qu’elle était avant les barricades.
Il y avait tellement de travail, tellement d’enquêtes. Patron-Minette, certes, mais aussi Chateaubriand, l’écrivain et homme politique célèbre avait été arrêté pour conspiration contre la Sûreté de l’État. On l’avait placé en détention préventive dans les appartements du préfet de police.
Javert avait participé à cela avec un froid détachement.
Les retombées des barricades continuaient et le choléra poursuivait son jeu de massacre. Le roi cherchait à former un nouveau cabinet…
Juin était un mois difficile et Javert le passa en étant au service du Premier Bureau aux Affaires Politiques, le chien de Chabouillet, dévoué, intègre, efficace.
Gisquet l’avait convoqué plusieurs fois pour l’admonester, non pas à propos des rapports sur le service… Gisquet préférait traiter cela par le mépris même si cela le mettait hors de lui. Non, il critiqua Javert sur son attitude aux barricades.
Il exigea les noms de tous les participants.
Javert les donna. Quarante-trois noms...sauf deux perdus dans l’oubli… Feuilly, Courfeyrac, Combeferre, Grantaire, Mabeuf, Joly, Bahorel, Lesgle, Prouvaire, Thénardier Gavroche et Eponine...et surtout Enjolras… Il ne manquait que deux noms… Jean Valjean et Marius Pontmercy.
Le mouchard avait bien travaillé mais le préfet n’était pas satisfait, il voulait casser l’inspecteur pour faute professionnelle.
Et Javert était irréprochable.
Un mois…
Il fallut cela pour que Javert trouve le courage de rendre visite à nouveau à Jean Valjean. Cela et les remarques amusées de Vidocq à son encontre.
« Tiens ! Le propriétaire du 7, rue de l’Homme-Armé se nomme Ultime Fauchelevent. Tu savais que c’était un homme de Montreuil-sur-Mer ?
- Vidocq, lâche-moi !
- Par contre, le plus amusant vois-tu c’est que le seul Ultime Fauchelevent dont j’ai trouvé la trace se trouve dans les registres de la Garde Nationale. Il a été jardinier au couvent du Petit Picpus. Cela te dit quelque chose ?
- Vidocq ! Tu n’as pas une Sûreté à faire fonctionner ?
- Tu devrais me le présenter ton petit protégé ! Je suis sûr qu’il ferait une pratique de choix parmi mon équipe de fagots et d’escarpes, tu ne crois pas ?
- Pourquoi penses-tu cela ?
- Parce qu’Ultime Fauchevelent est officiellement mort à Montreuil-sur-Mer en 1807. »
Vidocq apprécia de voir les yeux si clairs de l’argousin se troubler. Il aimait rabaisser cet homme qui l’avait eu sous son fouet et sa dextre.
L’adjudant-garde Javert du bagne de Toulon !
« Une coïncidence, murmura Javert, essoufflé.
- Je ne crois pas aux coïncidences, c’est mauvais pour les affaires. A la revoyure Javert.
- Vidocq. Fous-lui la paix !
- Mais oui, mais oui. »
Un sourire suffisant.
Le soir même, Javert était chez Valjean. Une redite d’une scène remontant à plusieurs mois maintenant. Javert était inquiet et serrait les mains de Valjean.
Bien sûr, l’homme était gracié, mais il vivait toujours sous le nom de Fauchelevent, ses papiers n’étaient pas en ordre, sa fille ignorait tout de son histoire.
« Le mieux serait que tu déménages, Jean, lança Javert, désespéré. Vidocq est une teigne, il pourrait faire pression sur toi.
- Je peux le faire. Je possède une autre adresse à Paris.
- Si tu disparais dans Paris, ce serait plus prudent. Même s’il ne peut rien contre toi, il peut remonter jusqu’à Marius Pontmercy. Briser ta vie. Briser la sienne.
- Je déménagerai. Ne t’inquiète pas autant, j’ai l’habitude des déménagements furtifs. »
Un rire, désespéré. Javert était assis sur le canapé, ses mains enveloppant celles de Valjean, les gardant bien en sécurité contre lui. Un geste protecteur, dont il était inconscient.
La peur pour le vieux forçat était la seule chose qui le retenait encore dans cette vie, et Javert ne le savait pas.
Ce soir-là, Cosette était restée à loger chez M. Gillenormand, la journée avait été chargée. Marius Pontmercy avait pu se lever aujourd’hui et Cosette avait passé des heures à lui tenir compagnie, l’aider à marcher jusqu’au jardin fleuri des Gillenormand, sous le regard attendri du grand-père et de la tante de Marius… Un jeune amour…
Il fallait signer le contrat de mariage.
Valjean craignait toujours d’être seul mais il espérait que Javert allait venir habiter avec lui...ou du moins allait le visiter souvent…chaque nuit…
« Tu as beaucoup d’adresses à Paris ?
- Quelques-unes sous différents noms. »
Javert le regarda, les yeux grands ouverts de surprise. Valjean rit et porta les doigts de Javert à sa bouche pour les embrasser.
« Fuir un policier tenace m’a appris la prudence.
- Jean Valjean. M. Madeleine. Ultime Fauchelevent. Quels autres noms portes-tu ?
- Urbain Fabre, Henri Fortin et j’ai des papiers anglais au nom de Josh Hutton.
- Diable ! Je vais devoir apprendre tous tes prénoms.
- Pourquoi ? »
Javert se mit à rire. Incapable de poursuivre son idée folle. Il n'arriverait jamais à gémir sous ses alias. Valjean rit aussi, sans comprendre pourquoi.
« Donc tu vas déménager ?
- Oui, je vous le promets, cher inspecteur.
- Bien. Je viendrais te visiter lorsque tu seras installé en sécurité. Ailleurs. »
Le bleu d’azur des yeux de Valjean était hypnotisant, Javert s’y noyait. Il avait envie d’embrasser le vieux forçat. Cela devenait un besoin profond, menant vers d’autres envies. Le désir.
Valjean avait promis de lui apprendre ce qu’était l’amour.
Javert avait envie de l’apprendre ce soir.
Le policier contemplait le forçat, retrouvant toujours les yeux de Jean-le-Cric. Jamais il n’avait pu les oublier. Sur des milliers de forçats, l’argousin se souvenait d’un seul. Javert n’osait pas se demander pourquoi.
« Tu as toujours eu des yeux captivants, murmura le garde-chiourme. Je me souviens d’eux, je ne les ai jamais oubliés. Depuis Toulon !
- Vraiment ?
- Je n’ai jamais revu cette nuance de bleu. Et ils sont si expressifs.
- A Toulon, je n’avais pas le droit de regarder les gardes dans les yeux, sourit amèrement Valjean.
- Cela ne t’a jamais empêché de le faire !, contra Javert. Insoumis et rebelle ! 24601.
- Tu m’as forcé à obéir plusieurs fois, rappela Valjean. Me faire baisser les yeux !
- Oui. J’y étais obligé.
- Vraiment ? »
Leur conversation était dure mais leurs gestes étaient doux. Valjean s’était décalé jusqu’à Javert et le policier avait glissé ses mains sur les hanches du forçat, le plaçant à califourchon sur ses genoux. Puis ses mains étaient restées là, à caresser les hanches, la taille, découvrant la solidité du corps masculin devant lui.
Valjean ne le quittait pas des yeux, ses doigts avaient dénoué le ruban qui retenait les cheveux du policier et ils caressaient la vague de vif-argent, douce et souple.
La sensation était enivrante.
« Si je t’avais laissé agir comme tu l’entendais, cela aurait été la porte ouverte à la mutinerie. Il fallait te briser.
- Je te haïssais, admit Valjean.
- Je sais... »
Un baiser, enfin.
Javert ouvrit la bouche à la langue quémandeuse de Valjean et ce fut une lente exploration. Quelqu’un gémissait dans la pièce, impossible de savoir lequel des deux hommes. Le policier ne voulait plus se poser de questions sur le bien, le mal. Le monde n’était pas manichéen mais rempli de dégradés. Il l’avait compris et s’efforçait de le prendre en compte.
A tout instant de sa vie.
L’inspecteur Rivette fut le premier à être témoin de cette prise de conscience. Durant une patrouille, quelques temps après la libération de Javert des Archives, les deux hommes marchaient dans la ville.
Ils ne parlaient pas.
Javert n’avait jamais été un grand causeur mais les barricades et leurs conséquences avaient brisé en lui toute velléité de bavardage. Javert se renfermait sur lui-même, devenant plus austère, plus froid. Rivette contemplait cela avec dépit.
Il avait essayé plusieurs fois de discuter avec son collègue mais les réponses monosyllabiques avaient eu raison de sa patience.
Un jour, les deux policiers patrouillaient et furent témoin d’un attroupement sur le marché place Saint-Honoré.
Des gens s’invectivaient violemment. Les barricades, la répression, le choléra, l’état de siège avaient rendu les gens plus vindicatifs. On se battait pour un rien.
Javert et Rivette s’approchèrent sans crainte, faisant bien voir leurs uniformes et leurs matraques, impressionnants et imposants.
« Que se passe-t-il ?, demanda Rivette, sans aménité.
- C’est ce voleur, inspecteur, expliqua une femme, crachant les mots comme des injures.
- Où est-il ? »
On désigna un être assis à terre, la tête entre les mains. Un enfant. Maigre et sale de crasse.
« Qu’a-t-il volé ?, continua Rivette.
- Des pommes, inspecteur. Embarquez cette graine de potence !
- Racontez-moi calmement les faits. »
Rivette se chargeait des dépositions, notant les noms et les adresses sur un calepin. Et Javert… Javert s’était agenouillé face au voleur.
L’enfant était assis et tremblait. Il s’attendait à une gifle. Javert saisit doucement ses mains et les éloigna de son visage. Il le sentit se raidir. Il devait craindre qu’on ne lui mette les poucettes. Craindre et attendre.
Quel âge avait-il ? Sept ans ? Six ?
Son visage était couvert d’hématomes et un de ses yeux fermait mal. Du sang coulait de son nez.
« Ton nom, petit ?, » demanda Javert, la voix plus douce que ce qu’elle était habituellement.
Il y avait des bagnes pour enfants, Javert n’en avait jamais visité.
« Pierre, inspecteur.
- Tu as volé ? »
Les yeux, grands et larges, n’étaient pas effrayés. Ils étaient résignés. A la douleur, à la violence, à la souffrance venant des adultes. Il était maigre et sale, battu et malade. Javert sentit tout à coup que ce monde qui avait sombré pouvait peut-être devenir meilleur...s’il faisait un geste…
Javert se pencha davantage et glissa ses mains sous le corps de l’enfant.
« Accroche-toi ! »
Un ordre vite suivi, les bras trop fins se posèrent autour de son cou et serrèrent. Une force dérisoire. Javert se releva et prit l’enfant avec lui.
On le contempla, estomaqué. Rivette en avait la bouche ouverte, comme un poisson hors de l’eau.
« Rivette, je te laisse gérer la paperasse. J’emmène l’enfant en lieu sûr.
- En lieu sûr ?
- Il est affamé et blessé. Hors de question de l’envoyer en tôle. »
Ces mots venant d’un homme si dur habituellement frappèrent Rivette et un sourire lumineux apparut sur les lèvres de l’inspecteur plus jeune. Rivette avait toujours été trop sensible.
« Tu l’emmènes où ?
- A mon bureau pour l’instant. Ensuite... »
Je ne sais pas.
Les commères du marché piaillèrent comme des volailles, outrées qu’on n’arrête pas ce petit voleur à la tire. Javert était de plus en plus agacé, il glissa la main dans sa poche et sortit quelques pièces.
Conscient qu’il ne respectait plus le règlement dés cet instant.
Mais Javert n’en avait cure.
Annotations