Scène XI
Patron-Minette comptait quatre membres : Geulemer, Claquesous, Montparnasse, Babet. Claquesous avait été retrouvé mort à la barricade. Quelqu’un avait du reconnaître le mouchard de la police et froidement l’exécuter.
Mais les autres avaient disparu dans les limbes.
Et après Patron-Minette, il y avait Jondrette. Un simple escroc mais Javert aurait apprécié mettre la main dessus.
Donc le policier travaillait sous couverture et risquait à tout moment d’être reconnu. Mais n’était-ce pas ce qui faisait le sel de sa vie ? Le danger de son travail ? La récompense ?
Montparnasse ne le reconnut pas. Le jeune criminel se perdait dans les brumes du laudanum. Il n’aurait pas reconnu sa propre mère.
Il accepta le rabouin dans son équipe. Et Javert commença une vie sous couverture.
Valjean fut surpris par la soudaine passion que Javert mit dans ses baisers. Il n’aimait pas cette sensation. Il connaissait bien Javert maintenant, c’était un amant calme et habile mais lorsqu’il se faisait ardent et fougueux...se donnant de cette façon désespérée, cela ne présageait rien de bon.
Javert avait déshabillé le forçat et la chemise était tombée sur le sol. Torse nu pour la première fois, Valjean ferma les yeux tandis que les longues mains du policier le découvraient, l’exploraient.
La dernière fois qu’elles s’étaient promenées ainsi sur lui c’était dans la prison de Montreuil. Javert avait déchiré sa chemise pour dévoiler les marques du fouet, un sourire tellement mauvais rendait sa face horrible à voir.
« 24601 ! Comme je suis jouasse de te revoir !, » avait clamé l’argousin, si fier de lui, si heureux de cette victoire.
Et M. Madeleine avait baissé la tête, redevenant l’homme du bagne. Jean Valjean. Ne pas regarder les gardes dans les yeux. Ne pas leur parler. Se taire et se soumettre.
Le rire de Javert résonnait encore dans ses oreilles. Cruel, effrayant, insoutenable. L’écho des bottes bien cirées claquant sur le sol de pierre de la cellule du poste de Montreuil était encore présent dans ses cauchemars de forçat.
Le contraste était saisissant. Les mains caressaient doucement, avec révérence. Puis les doigts trouvèrent la marque au fer rouge du forçat. TFP. Et Javert ne put agir plus loin. Gelé.
« Je suis...désolé…
- Je sais !, » gronda Valjean.
Le forçat prit Javert dans ses bras et l’embrassa pour le faire taire. Le faire basculer. Il s’empressa de retirer l’uniforme. Le bruit de l’épée d’officier tombant sur le sol réveilla Javert.
Il devait se reprendre.
« Comment peux-tu tolérer cela de moi Jean ?
- Je t’aime !!!
- Dieu... »
Javert ne comprenait pas cela.
Il se haïssait tellement.
Il y avait des nuits où l’appel de la Seine résonnait toujours, des heures sombres durant lesquelles Javert contemplait froidement son pistolet, des moments de solitude où le policier se disait que peut-être...pourquoi pas...il pourrait…
Il ne pourrait pas continuer ainsi longtemps.
Montparnasse était un jeune homme beau mais pas très malin. Il avait accepté sans problème une nouvelle pratique dans son équipe et les affaires reprenaient.
Le rabouin était bon dans son domaine.
Le rabouin était un maître en fric-frac [vol avec effraction]. Aucune serrure ne lui résistait et le gonze connaissait les bonnes maisons. Il était efficace, discret et pas gourmand. Montparnasse l’avait adjoint avec un de ses gonzes. Un dénommé Brujon.
Javert fit tout pour s’en faire un ami. Les deux hommes se mirent à boire ensemble, jouer aux cartes ensemble, parier sur des combats illégaux ensemble… Inséparables. Javert se nommait Fraco le rabouin et Brujon l’aimait bien.
Mais Brujon n’était pas malin non plus.
Il vint des nuits de beuverie et d’orgie.
Il vint des nuits de discussion avinée et de punaises à serrer.
Il vint des nuits de crimes et de dents serrées.
« Elles crient fort ces frangines [prostituées] ? Hein Fraco ?
- Sûr. Un peu trop fort.
- Tu préfères les michetons ? »
Javert but un verre d’eau d’affe avant de hausser les épaules.
« Non, ma pogne [main] fera l’affaire. On ne sait jamais avec les punaises, elles filent la chaude-pisse.
- Tu fais gaffe à ta bite le rabouin ! Tu as bien raison avec ces putes. »
Une pute…
Sa mère était une pute.
Montparnasse était serré de près par la raille. Il s’inquiétait. Javert avait prévenu Vidocq, le filet se resserrait. On faisait tomber peu à peu sa bande.
Les discussions, les projets, les noms des victimes.
« De la belle ouvrage le cogne !, souriait Vidocq.
- A ton service le Mec.
- Bien, je n’en attendais pas moins de toi, le cogne. »
Montparnasse fut obligé de faire appel à d’autres membres de Patron-Minette pour une grosse affaire.
Javert en prit bonne note et fit simplement son rapport auprès de Vidocq.
Mais Babet n’était pas un imbécile lui et il n’apprécia pas du tout la nouvelle recrue de Montparnasse.
Il examina attentivement le rabouin et chercha à comprendre d’où venait cette impression de déjà-vu.
« Je te connais tezigue. Je ne sais pas d’où mais je te connais. Gueulemer t’en dit quoi ? »
Une brute épaisse, stupide et d’une force herculéenne, s’approcha pour examiner Javert.
« Je connais pas, fit l’étrangleur.
- Je sais ce que je dis, asséna Babet, mécontent. Si Montparnasse ne prenait pas autant de merde, il verrait bien !
- Ho tu me lâches avec ça Babet !, grogna Montparnasse. Je sais ce que je fais !
- Ouais, tu t’esquintes la Sorbonne mais pour ce que j’en dis. Je m’en fous ! Par contre, lui, je l’ai dans le nez. »
Babet désigna Javert avec mépris.
« Il est pas dans l’affaire.
- Tu fais pas chier Babet ! Il est bon en fric-frac, le meilleur de la troupe. Encore meilleur que Claquesous, » le défendit Montparnasse.
Ce qui était cocasse de l’avis du policier qui l’avait poissé Maison Gorbeau.
« Je m’en fous, j’ai pas confiance. Il va nous capahuter à la moindre occasion. [assassiner son complice pour avoir sa part de butin].
- Pas de risque avec Fraco. Le rabouin est honnête. »
Un rire franc retentit dans la salle aux propos de Montparnasse. Ce dernier conclut lugubrement :
« Et s’il ne l’est pas, je me ferais un plaisir de le suriner moi-même. Ça te va Babet ?
- Non, si cela sent mauvais, JE me ferais un plaisir de le buter. Qu’en dis-tu le rabouin ?
- Rien à foutre de votre jactance [vos discours], tant qu’il y a du ginglard [vin] et de la thune [argent], lança Javert, la voix coupante comme de la glace.
- Bien parlé le rabouin !, » fit Brujon, heureux de cette répartie.
Babet cracha sur le sol et on commença enfin à parler de cette affaire d’hommes. Un fric-frac, certes, mais surtout une escarpe avec chaufferie. Il allait falloir pénétrer une maison par effraction, capturer un bourgeois et sa gonzesse, les torturer pour les faire parler. Leur faire manger le morceau et avouer où ils cachaient leur magot.
Javert attendait avec impatience le nom et l’adresse. Peut-être cette affaire allait-elle enfin se terminer ? Mais Babet refusa de donner plus de détails, il le fit en fixant avec haine les yeux de Fraco, le rabouin.
L’uniforme était tombé, Javert se retrouva torse nu à son tour. Il ferma les yeux tandis que les mains chaudes et un peu calleuses de Valjean caressaient son corps.
Retrouvant les cicatrices d’une vie passée au service de la loi. Valjean en reconnaissait quelques-unes. Venant du bagne. Venant de Montreuil. Il les avait déjà caressées.
« Tu es magnifique, murmura le forçat en repoussant Javert, le forçant à reculer jusqu’à son lit.
- Magnifique ? Moi ?, fit Javert, narquois.
- Tes yeux, ton corps.
- Je ne savais pas que tu étais aveugle, se moqua le policier tandis qu’il s’asseyait sur le lit.
- Jobard. »
Le rire de Javert s’éteignit tandis que Valjean embrassait sa bouche, se plaçant au-dessus de lui, une position un peu ridicule mais les deux hommes n’en avaient cure. Perdus dans leur amour.
Car Javert allait apprendre l’amour n’est-ce-pas ?
Il allait oublier pour un moment la peur du lendemain et le désespoir de la Seine.
« Vos bottes inspecteur ! Pas de boue sur mon lit ! »
Valjean s’éloigna et aida Javert à retirer ses longues bottes d’officier, puis il enleva ses propres chaussures d’intérieur. Avant de s’étendre à côté de Javert, laissant sa main caresser ses cheveux, ses favoris.
Il y avait quelque chose de changé...qui inquiéta Valjean…
« Tu as diminué la taille de tes favoris ?
- Ils étaient devenus trop touffus. Un vrai homme sauvage.
- J’aime tes favoris.
- Et puis ils sont trop reconnaissables. »
Une grimace. Javert avait envie de se mordre la langue. Grillé ! Valjean se redressa pour le regarder bien en face.
« Trop reconnaissables ? Comment cela ?
- Je suis sur une affaire.
- Comment cela ?! »
Une caresse douce, affectueuse, amoureuse sur une barbe blanche, Javert souriait, désolé d’inquiéter autant son compagnon.
Vidocq avait donné ses ordres. Javert avait informé le chef de la Sûreté que l’affaire devait se dérouler dans trois jours. Trois jours ! Javert allait rester avec la bande durant ces trois jours. Il ne savait pas où le chauffage devait avoir lieu. Plus aucun contact extérieur pour le mouchard. Javert devait se débrouiller pour prévenir le Mec dés qu’il en saurait plus ! Et vue la situation tendue entre Babet et lui, il ne fallait pas espérer prévenir Vidocq des heures en avance.
Personne ne connaissait l’affaire hormis Javert et Vidocq. Le chef de la Sûreté espérait frapper un grand coup et éblouir la Préfecture ! Tout se ferait au dernier moment, il fallait être réactif. Il y allait de la vie de pauvres caves de Paris et de Javert, le mouchard.
Javert quitta son poste plus tôt ce jour-là, il allait rendre visite à Valjean. Il ne l’avait pas vu depuis longtemps et la grâce royale était sur son bureau. Il voulait le voir avant de rester enfermé trois jours avec Patron-Minette.
Il avait donné une excuse à Brujon, le rabouin avait une punaise qui l’attendait dans Paris. On l’avait moqué puis on l’avait laissé quitter le repère sous les yeux méfiants de Babet.
Vidocq le vit également partir de la Sûreté et lui lança, goguenard :
« Une bergère [maîtresse] à visiter le cogne ? Ou un fagot à rassurer ?
- Ta gueule Vautrin ! On se voit dans trois jours.
- Pour sûr, le cogne. Et bonne bagatelle [baise] ! »
Une grimace et Javert rendit visite à Valjean.
Les jours étaient passés et Valjean ne vivait plus.
La fin du jour et un dîner.
Ils étaient maintenant dans le même lit. Toussaint dormait à l’étage, aveugle, sourde et muette. Une bonne bagatelle !
Valjean attendait, de plus en plus impatient, que Javert s’explique...et Javert expliqua…
« Je suis sur une affaire...depuis quelques semaines… Je suis sur les traces de Patron-Minette.
- Non !, » fit Valjean, atterré.
C’était sa dernière vie, la seule. Allait-il perdre Javert une fois de plus ? Définitivement ?
« Je suis prudent.
- Non, je t’en prie, murmura Valjean, brisé.
- Je sais ce que je fais.
- Je t’aime. »
Mais Javert ne le répéta pas. Il ne savait pas s’il aimait Valjean. Ses sentiments étaient encore bouleversés. Il connaissait le désir, il avait envie de faire l’amour, il voulait Valjean...mais l’aimait-il ? Il n’en savait rien.
Amusé, Javert avoua un secret de son passé à Valjean. Histoire de détendre l’atmosphère et d’éloigner le douloureux sujet qu’était Patron-Minette.
« Ma mère, la gitane, lorsqu’elle a appris ma résolution d’entrer dans la garde-chiourme m’a maudit.
- Maudit ?
- C’était une folle ! Elle croyait aux cartes, au mauvais œil, à la magie…
- Qu’a-t-elle fait ?
- Elle m’a dit qu’elle m’avait arraché le cœur ! Que jamais je ne tomberais amoureux de quelqu’un et que je vivrais mille vies sans connaître l’amour.
- Mille vies ?
- Je suis censé vivre éternellement à la poursuite de l’amour. »
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