Scène XII
Javert se mit à rire, amusé par cette histoire ridicule. Il revoyait sa mère, la gitane, les mains sur les hanches et les cheveux dénoués, une longue vague noire comme l’aile du corbeau. Ses yeux étincelaient, brillant de mille feux. Il reconnut ses propres yeux. Elle avait fait un geste de ses mains, incompréhensible pour le jeune garçon qu’était Javert à cette époque. Puis elle lui avait crié :
« Tu es maudit Fraco ! MAUDIT ! Tu ne connaîtras jamais l’amour !
- La belle affaire !, ricana Javert, en se détournant de sa mère et de la cellule dans laquelle il était né.
- On t’aimera mais tu seras aveugle ! Tu vas te tuer mille fois sans voir l’amour.
- Et je suppose qu’un baiser donné par une princesse me sauvera ?
- Non. Je t’ai arraché le cœur. Tu vas devoir le retrouver pour pouvoir aimer !
- Femme ! Tu es complètement folle !
- Sinon tu perdras ce que tu aimeras ! Et tu vivras éternellement pour le retrouver.
- Je ne comprends rien à tes stupidités ! J’y vais, le capitaine Thierry m’attend.
- MAUDIT ! »
Javert riait en relatant cette anecdote. Mais Valjean ne riait pas. Il commençait à se poser des questions sur ses voyages. Ce n’était pas lui qui était en cause, c’était Javert. C’était le policier qui vivait leur histoire éternellement et éternellement quelque chose ne marchait pas. Javert lui avait avoué tant de fois qu’il l’aimait et à chaque fois, il mourait...ou partait…
Il eut peur tout à coup pour le lieutenant Javert de la police de New-York, il espérait que leur histoire allait bien se terminer. Pas de plongeon dans l’East-River ou d’accident de moto.
Javert lui avait dit qu’il l’aimait. Oui, mais… Il entretenait une correspondance irrégulière, il n’hésitait pas à passer trois ans sans venir le voir, il se tuait dans un accident de moto, il se laissait blesser à mort lors d’une arrestation, il allait sur la barricade sans une pensée pour Valjean. Il plaçait son métier avant lui.
L’aimait-il vraiment ?
Un homme au cœur de bois !
« Comment dois-tu retrouver ton cœur ?, demanda Valjean, essayant de rendre la question anodine.
- Aucune idée.
- Est-ce que tu m’aimes ? »
Une hésitation, le policier ne répondit pas, Valjean comprit et sourit tristement.
« Pardon, je ne veux pas te faire de mal.
- Viens ici, » murmura Javert.
Il attrapa Valjean par les épaules et le fit basculer au-dessus de lui, afin de l’embrasser. Désespérément.
« Je ne sais pas Jean, avoua Javert. Je ne sais pas.
- Ce n’est rien. Rien d’important. »
Donc, il allait peut-être voyager encore. A Faverolles ? Reprendre tout depuis le début ? Revenir à New-York ? Retourner à Montreuil ? Et recommencer encore et encore.
Valjean préféra embrasser profondément Javert pour oublier son chagrin.
Un baiser profond.
Baiser ? Oui, pourquoi pas ? Mais faire l’amour ? Il n’en était pas question. Pourtant, durant ces dix mois à Paris, Javert l’avait aimé ? Non ?
Les langues, les lèvres, les dents...tout entrait en contact et ils gémissaient… Après les chemises, il ne restait plus que les pantalons.
Les mains de Javert furent les premières à tâtonner au-delà du ventre. Apprenant la forme, découvrant la chaleur, testant la dureté. Valjean gémit et ferma les yeux.
« Je… Dieu continue Fraco... »
Javert ne disait rien, il défaisait les boutons et bientôt il put glisser sa main à l’intérieur du pantalon de Valjean.
Et le forçat se cambra sous la première touche. Peau contre peau.
C’était toujours aussi bon. Mais ce n’était que sexuel alors ? Javert l’aimait bien, un peu d’affection, de gentillesse...mais ce n’était pas de l’amour…
Il avait envie de pleurer en même temps que geindre sous la montée brutale du plaisir. Javert cessa ses caresses, il était mal placé et l’angle n’était pas agréable.
Couché ainsi sous la stature de Valjean.
Valjean profita du répit pour se charger lui-même de Javert. Il ouvrit le pantalon puis le retira, dévoilant les sous-vêtements, les bas avant de les enlever aussi. Le policier se retrouva totalement nu, le sexe haut et droit. Totalement excité.
Valjean se déshabilla à son tour. Javert le regardait, les yeux flamboyants. On n’avait pas désiré le forçat à ce point depuis longtemps.
Cela lui donna envie de plus.
Oui, il avait souvent vu les yeux de Javert posés sur lui avec désir, avec affection, avec inquiétude, mais les avait-il vus posés sur lui avec amour ?
Après le procès ?
Après sa maladie ?
Après l’affaire de la Maison Gorbeau ?
Oui, là, les yeux de Javert étaient remplis de peur et d’amour. Valjean en était sûr. Mais alors ? Pourquoi leur histoire avait-elle fini ainsi à chaque fois ?
« Viens Jean, » murmura Javert.
Et ce fut comme une reddition.
Cette nuit-là, ils firent l’amour...et non baiser... Pour la première fois dans leur vie. Ce fut comme si Valjean n’avait jamais connu cela, ce fut comme si Javert n’avait jamais aimé personne. Leur vraie vie.
Les mains de l’inspecteur serrèrent à les marquer d’hématomes les larges épaules du forçat tandis qu’il perdait son contrôle sur lui-même, gémissant tout doucement « Jean » alors que Valjean le caressait...à le faire basculer… Le policier se rendit et tout devint blanc. Puis, Javert se révéla intentionné.
Ce que Valjean avait rarement connu, la douceur de Javert, fut ce qui le troubla le plus.
Javert se redressa et couvrit de son corps celui du forçat, prenant sa bouche avec tendresse...amour ?...et saisissant le sexe si douloureux de Valjean.
« Viens, Jean, viens, viens… Je t’en prie… Jean... »
Une litanie sortant des lèvres de Javert tandis que l’inspecteur embrassait la bouche, la joue, le cou… La caresse était insupportable de douceur, de lenteur. Une vraie torture !
Le policier ne savait pas.
Dans cette vie, il l’avait fait si peu, même sur sa propre chair. Il essayait de plaire à Valjean et souffrait de ses déficiences.
« Plus vite, souffla Valjean, pour le guider, plaçant ses propres mains sur celles du policier. Oui, comme ça. Dieu ! Ne t’arrête pas ! Fraco ! »
Et le plaisir fut foudroyant. Le premier de cette vie.
Les deux ennemis devenus amants s’embrassèrent encore, négligeant le sperme qui collait leurs doigts, leurs ventres.
Valjean ne murmura pas de serments d’amour. A quoi bon ? Javert ne l’aimait pas. Et son cœur en souffrait terriblement, malgré le plaisir encore présent dans ses tripes.
Il ne suffisait pas de sauver l’inspecteur de la Seine, il fallait aussi le faire tomber amoureux…
Valjean sentit un découragement profond le prendre.
Les deux hommes s’endormirent dans les bras l’un de l’autre...quelques heures d’inconscience puis Valjean dévoila le secret de la rue Plumet à l’inspecteur Javert. Cela impressionna ce dernier.
« Je comprends comment tu as pu m’échapper de si longues années.
- N’est-ce-pas ? »
Un dernier baiser mais Javert perçut la retenue de son amant. Cela le surprit et l’inquiéta. Puis le policier s’en alla, il était entré rue Plumet et il disparaissait rue de Babylone.
Trois jours sans donner de ses nouvelles. Trois jours à jouer le rôle de Fraco, le rabouin. Trois jours à jouer les impassibles sous les yeux inquisiteurs de Babet. Il attendait qu’on lâche l’adresse. Babet jouait sur ses nerfs en aiguisant ses couteaux, en évoquant des noms de cognes massacrés par la bande, en se moquant de la prison de la Force…
Javert eut peur une fois. Lorsque Babet évoqua la Maison Gorbeau en l’examinant intensément. Mais Javert savait jouer un rôle, sinon il n’aurait pas vécu jusqu’à cinquante ans en étant le mouchard au service de M. Chabouillet.
Puis un soir, la veille de l’attaque, tout bascula. Babet en eut assez de se poser des questions. Il se leva et s’avança vers Fraco, tranquillement occupé à jouer aux dés avec Brujon.
« Lève-toi le rabouin.
- Fous-lui la paix, grogna Montparnasse.
- Je veux voir ce qu’il a dans les tripes ! Je suis sûr d’avoir déjà vu sa gueule et pas de notre côté !
- Tu as la berlue, rit Brujon. Et ce serait quoi ?
- Un cogne !, » affirma Babet.
Un silence régna dans la cave où vivaient les quelques hommes formant les lambeaux de Patron-Minette. Une demie-douzaine d’hommes, mal habillés, mal nourris, prêts à tout pour gagner de la thune. Ne reculant devant rien, même le meurtre.
On se tourna vers Babet et Fraco.
« Un cogne ? Rien que ça ?, sourit Brujon, mais sans autant d’entrain que d’habitude.
- Oui, je suis sûr d’avoir vu cette gueule parmi la raille. Ses yeux surtout !
- Un gitan dans la rousse ? Tu divagues Babet !, jeta un homme dans l’assemblée d’escarpes.
- Il y en a un, c’est vrai, » admit Montparnasse, sortant enfin des brumes du laudanum.
Fraco ne disait rien, il attendait qu’on jette son nom en pâture. JAVERT !
Montparnasse s’approcha à son tour et se positionna à côté de Babet, il cherchait un visage maintenant dans celui du rabouin.
« Il a des favoris plus épais, il me semble, murmura le jeune meurtrier.
- Il suffit de les raser !, rétorqua Babet, jubilant.
- Il est plus grand.
- Non, non. Il a juste un grand chapeau pour l’agrandir. Et regarde ! Fraco est déjà un géant ! Lève-toi le rabouin, qu’on puisse mieux juger de ta taille ! »
Javert se leva, le visage reflétant à merveille l’agacement d’être dérangé. Puis, comme s’il était sur une piste de danse, il tourna sur lui-même, les mains tendues en avant.
« Ça vous va comme ça les gonzes ? Ou faut que je me défagotte aussi [déshabille] ?
- Ta gueule ! On admire ! »
Un rire méprisant. Javert jouait gros jeu. Il n’avait qu’une seule arme, un couteau glissé dans une bottine, il n’y avait qu’une porte pour sortir de la cave de l’estaminet qui leur servait de cachette. S’il était découvert, il était foutu. Vidocq savait très bien où se retrouvait la bande mais il voulait prendre tout le monde en flagrant délit.
La Veuve pour tous !
« Oui, tu as raison, admit Montparnasse, tombant des nues. Je connais ce gonze.
- Tu vois ?, lança Babet, plein d’une mauvaise joie.
- Putain ! Si c’est une saloperie de cogne, je vais me le faire !, » jeta Gueulemer.
La brute se jeta sur Javert et le saisit par le col. Javert était rapide, il sortit son couteau et le glissa contre la gorge de Gueulemer. Menaçant.
« Touche-moi encore le gonze et je te surine proprement ! »
On observa la scène, fasciné.
Un combat ? Baste ! Pourquoi pas ? Cela ferait passer le temps.
« Si c’est un cogne, il doit pas vouloir se salir les mains, hein Fraco ? T’as déjà suriné un homme ?, sourit Babet, sûr de lui.
- Dis à ton gonze de me lâcher ou tu le sauras bien assez vite !
- Lâche-le Gueulemer, on va causer. »
Gueulemer lâcha Javert mais le rabouin se tenait droit, sur la défensive, son couteau à la main. Ses yeux, clairs, étincelaient et Babet était sûr de lui en les voyant.
Oui, on dirait Javert...mais l’était-il ?
« Il y a bien un moyen pour qu’on fasse tous notre blot [s’accorder] ! »
Javert baissa son arme et attendit, dans l’expectative.
« Jaspine.
- Bas-toi le rabouin et donne une danse [gagne le combat]. On te fera nos plus plates excuses. »
Javert se mit à rire, comme si l’idée l’amusait follement.
« Je veux de la thune !, » annonça-t-il simplement.
On applaudit l’idée.
Un combat, un pari ! Babet perdit son air suffisant. Se pourrait-il qu’il se soit trompé ? Un cogne se battant comme un Auvergnat ? Gueulemer alla chercher du vin et de l’eau de vie. On s’installa commodément pour savourer le spectacle.
« Qui va se battre contre le rabouin ?, » demanda Montparnasse, déjà installé sur un ensemble de couvertures et de vieux matelas.
Plusieurs mains se levèrent, le rabouin était vieux même s’il avait de bons réflexes. De la thune était à la clé et s’il s’agissait effectivement d’un cogne, la victoire n’en serait que plus savoureuse.
« Cador, annonça Babet. Il est à toi.
- Merci Babet. »
Un homme jeune et fort fut heureux d’entrer dans la lice. Javert pesait ses chances. Il était vieux, certes, mais il savait se battre. Il avait appris dès son plus jeune âge, dans le bagne. Une question de survie.
La savate n’avait pas de secret pour lui et il savait frapper fort et bien. Il avait appris des meilleurs, il avait appris de Vidocq en personne.
Lentement, le visage fermé, Javert retira sa veste et sa chemise, il se retrouva torse nu et on admira sa musculature. Il était maigre, certes, mais nerveux, solide.
Un cogne ? Peut-être. Un mouchard ? Sûrement. Cador allait avoir du fil à retordre.
Puis Javert se mit en position et attendit.
Et soudain, il eut une pensée pour Valjean. Cela le déstabilisa. Il se souvenait de la voix du forçat murmurant son prénom et gémissant de plaisir.
Il n’était pas prêt à mourir, il allait se battre pour s’en sortir, sans pitié.
Cela fut une révélation ! Il voulait revoir le vieux forçat !
« Grouille-toi le rabouin, rit Cador en se positionnant, les jambes écartées et les mains serrées en poings.
- Viens le gonze, » grogna Fraco.
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