Scène XIII

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Javert attendit le premier coup et il fut servi. Un coup de poing en pleine face, le sonnant aussitôt mais le policier se reprit. Un deuxième coup dans son estomac et Javert se retrouva cassé en deux, à chercher son souffle.

« Du nanan [trop facile] !, » s’écria Cador.

Il saisit les cheveux de Fraco, dévoilant les longues tresses cachées sous la casquette toujours collée sur la tête du rabouin.

On était déçu. Les paris commençaient à changer de main. Cador attendait que ce fut fait avant de donner le dernier coup. Un coup dans la tempe et le rabouin tomberait à terre, assommé...voire mort sur le coup…

Seulement, Javert se reprenait, sous l’adrénaline, il se releva et repoussa son assaillant. Cador recula, surpris et Javert le calma d’un coup de pied bien placé. Tous les coups étaient permis, n’est-ce pas ?

Javert était vicieux, un cogne mâtiné de mouchard. Il avait appris à se battre dans le bagne, il avait peaufiné sa technique en luttant dans les bas-fonds, il n’avait aucune pitié. Il regretta juste sa matraque pour pouvoir fracasser la mâchoire de son attaquant.

Cador hurla de douleur en se tenant les parties génitales. Un autre coup de pied, volant haut, et le sang jaillit du nez éclaté de l’escarpe.

Fin du combat.

Cador tomba en arrière, assommé.

Le combat n’avait pas duré longtemps en effet.

On applaudit Javert à tout rompre.

« Jolie affaire [combat] !, lança Montparnasse.

- Est-ce que Cador est refroidi ?, » demanda sèchement Babet.

Gueulemer vint vérifier. On nota le recul de Javert avec amusement. Le rabouin sortit un mouchoir de sa poche et essuya le sang coulant de son arcade sourcilière.

« Il est en affe [vie], constata posément Gueulemer, pas plus intéressé que cela.

- Crève-le, le rabouin !, ordonna Babet.

- Quoi ?, fit Javert, étourdi.

- T’as bien compris. Crève-le ! Si tu es un cogne, cela doit pas être possible de buter de sang-froid, hein mon con ? Et si tu es le gonze auquel je pense, tu le pourrais encore moins. Hein ? »

JAVERT !

Babet était tellement sûr de lui. Tellement sûr de savoir. Ces yeux, cette taille, cette posture, cette couleur de peau. Javert les avait arrêtés de nuit Maison Gorbeau, il les avait examinés les uns après les autres, se moquant d’eux et leur demandant de ne pas retirer leur masque. Il les reconnut tous. Heureux de les poisser.

Babet n’avait pas oublié l’éclat des yeux de l’inspecteur Javert !

« Une remarque ?, » demanda Babet aux autres gonzes.

On haussa les épaules, indifférents. On comptait ses pertes ou ses gains suite au combat.

Babet répéta posément :

« Tue-le ! »

Javert n’avait pas le choix. Il allait mourir s’il n’agissait pas. Un péché de plus ? Ce ne serait pas son premier meurtre. Mais les autres avaient eu lieu durant son travail, pour sauver la vie d’un collègue ou pour arrêter un drame.

Des vieux souvenirs mauvais qu’il essayait de ne jamais sortir de son esprit.

Il se damnait encore. Tuer un homme de sang-froid et en plus un homme inconscient. Sans que son visage exprime le moindre sentiment, le rabouin sortit son surin et d’un mouvement rapide, il égorgea proprement le criminel. Le sang gicla et Javert essuya la lame de son couteau sur les habits du mort.

Il avait tué pour vivre, pour revoir Valjean, parce qu’il ne voulait pas mourir égorgé comme un chien. Il n’était pas une proie, il était un chasseur !

« Alors heureux ?, » demanda froidement le rabouin.

On ne répondit pas. Ce n’était pas un cogne. Babet était ennuyé.

« Heureux, rétorqua-t-il.

- Alors tu vas enfin me foutre la paix ?

- Oui, le rabouin.

- Bien. »

Et devant les yeux de tous, le rabouin se rassit à côté de Brujon et reprit sa partie de dés. Comme si de rien n’était.

En réalité, le policier luttait contre la nausée et était prêt à vomir.

Dieu, ce furent trois longues journées…

Au soir du troisième jour, les hommes de Babet et de Gueulemer se tenaient répartis devant une maison bourgeoise de qualité. Un fric-frac, une chaufferie, un escarpe. De la belle ouvrage !

Mais voilà, Javert avait prévenu Vidocq. Une heure avant l’affaire, Babet lâcha enfin l’adresse où allait se jouer la pièce de ce soir.

Le rabouin écouta sans écouter, indifférent à tout sauf à la thune qu’il allait gagner. Puis les informations diffusées auprès des membres de la bande, Fraco se leva.

Babet l’arrêta, toujours méfiant, malgré tout, malgré le sang de Cador tachant les vêtements du rabouin.

« Tu vas où le rabouin ? »

Javert se permit un mouvement de colère. Il se tourna, agacé et jeta à Babet :

« Je vais pisser, tu veux me la tenir ? »

Babet hésita, il ne voulait pas que l’homme quitte ses yeux un instant mais les autres gars se mirent à rire à la répartie de Fraco.

« Dépêche-toi le rabouin ou je vais m’occuper définitivement de tes problèmes de bite. »

Un geste insolent de son majeur et Javert sortit de la cave.

Il se retrouva à l’air libre, dans une rue sale et mal famée. Il sortit de sa poche une bourse remplie de tabac à priser et y pêcha un petit calepin avec un petit crayon. Il nota l’adresse de son mieux puis laissa tomber le papier sur le sol, sur les pavés mal joints.

Enfin, suivant son excuse, il sortit sa bite et se mit à uriner contre un mur.

Quelque part, dans l’ombre de la rue, en surveillance depuis des jours et des jours, se tenait un des hommes de la Sûreté. Un ancien criminel repenti. Ils tournaient et surveillaient la bande, ne quittant pas des yeux Javert, se relayant depuis trois jours et c’était la première fois en trois jours qu’ils apercevaient le mouchard. Il était vivant.

Javert ne chercha pas des yeux autour de lui, il pissa et retourna dans la cave. Il ne pouvait pas fuir, cela aurait fait déjouer toute l’affaire. Fraco fut accueilli par un tonitruant :

« Alors cette pisse ? A ton goût le rabouin ?

- Pourquoi Brujon ? Tu voulais aussi me la tenir ? »

Un rire général et le rabouin reprit sa place. Attendre et jouer. Espérer que Vidocq allait être informé le plus rapidement possible et que tout serait en place.

Et Vidocq se révéla à la hauteur de sa position élevée dans la police ! Tout était en place !

La maison choisie par Babet était une riche maison bourgeoise. Toutes les fenêtres closes par les volets de bois. Nulle lumière. Les habitants devaient dormir, à mille lieues d’imaginer ce qui allait leur arriver dans quelques minutes.

Cambriolage, violence, torture, vol.

Babet avait fait le point sur les habitants, un homme avec deux femmes et deux servantes. On sourit, vicieusement, à cette nouvelle. La gamine du gonze avait seize ans, une jolie petite vierge.

Sûr qu’avant la fin de la nuit, ce petit détail serait changé.

Une bande de criminels… Une troupe d’hommes prêts à tout...

Rien que tel qu’un petit viol pour faire parler le papa. Et si la bourgeoise était baisable… Cela présageait d’une merveilleuse soirée !

Javert serrait les dents et les poings. Il voulait se jeter sur toute la troupe pour les mettre hors d’état de nuire.

Minuit, une heure du matin...deux heures… Ce fut l’heure d’agir pour Patron-Minette. Des êtres quittèrent l’obscurité de la rue pour prendre possession de la maison.

Mais voilà la police était déjà là !

Les policiers de Vidocq et de Gisquet étaient dispersés dans l’ombre. On assista à la mise en place de la troupe, au placement des acteurs. On chercha la haute silhouette de Javert parmi les criminels et on la découvrit avec soulagement. Tellement reconnaissable.

Javert se plaça sur le côté et jeta quelques regards dans la rue. Il ne devait pas donner l’alarme mais il espérait que Vidocq avait tenu ses promesses. Il était temps de faire confiance au Mec.

Les habitants de la maison étaient absents, ils avaient été informés du cambriolage et déplacés discrètement par le chef de la Sûreté en personne. Dans la maison se tenaient les collègues de Javert. Rivette parmi eux. On patientait.

On n’avait pas de nouvelles de Javert depuis trois jours. Une légère inquiétude prenait les policiers à l’idée du danger vécu par l’un des leurs.

Son message avait rassuré le Mec, il avait eu tellement peur que le cogne oublie son rôle de mouchard. Les barricades n’avaient pas fait de bien à Javert qui semblait avoir oublié l’art de l’espionnage.

Peu de gens étaient au courant de cette affaire. Pour éviter les fuites. Tous les cognes de Paris n’étaient pas aussi incorruptibles que l’était Javert.

Trois jours. On espérait réaliser le coup de filet final ce soir et arrêter la bande au grand complet.

Javert se tenait dans l’ombre, loin de la porte mais on ne l’oublia pas.

« Le rabouin !, l’appela une voix étouffée mais clairement perceptible dans le silence ambiant. C’était Babet ! Occupe-toi de la serrante [serrure] !

- A tes ordres, Babet ! »

La voix de Javert, ce baryton profond. Il était vivant et en pleine forme, manifestement.

On en fut tellement rassuré.

Javert s’agenouilla et sortit son attirail de charon, il força la serrure en quelques mouvements. Rapide et efficace. Montparnasse l’avait dit. Il était un maître dans l’art du fric-frac.

Javert allait se reculer pour laisser entrer la troupe mais Babet se plaça dans son dos. Méfiant.

« Après toi le rabouin ! Honneur au serrurier ! »

Javert pénétra dans la maison le premier, espérant que dans son dos ce qu’il sentait n’était que la main de Babet. Pas une arme.

Il faisait nuit dans la salle où ils venaient d’entrer. Ce devait être le salon. Une grande et belle pièce.

« Allumez-moi cette piaule, grogna Montparnasse. On y voit goutte. »

Patron-Minette avait tout prévu. Des lampes-sourdes pour tous. On alluma les lampes et la lumière se fit.

Dévoilant le sourire réjoui du chef de la Sûreté, entouré d’une troupe de policiers.

« Bonsoir mes mignons, lança le Mec.

- C’est une souricière ! DEHORS ! »

On se cogna pour sortir mais des cognes surgissaient de partout. Et une voix domina le brouhaha. On reconnut Babet qui hurlait ainsi.

« JAVERT ! Ramène ta gueule que je te crève ! »

Mais Javert s’était prudemment glissé dans l’ombre de la pièce. Loin des escarpes et des charons. Javert n’était pas fou.

Il ne fallut pas longtemps à la Sûreté alliée à la Préfecture pour embarquer tout ce beau monde. Poucettes et cabriolets. Quelques combats vite terminés. Les hommes de Patron-Minette étaient inférieurs en nombre.

Quelqu’un alluma les chandelles du grand lustre et la lumière se fit éblouissante, éclairant tout le drame. Un vaste salon, d’un luxe magnifique, un piano trônait dans un angle de la pièce. Tout était beau...sauf la troupe patibulaire de policiers et de criminels réunis dans son centre.

Vidocq riait, réjoui du coup de filet. Et à ses côtés se tenait le rabouin.

Babet le vit et cracha sur le sol avec haine.

« Je le savais putain ! J’aurai du te buter Javert ! »

Javert s’approcha. Il portait encore les traces du combat contre Cador, des hématomes visibles sur la face, du sang sur sa veste, venant de l’homme qu’il avait égorgé.

« Oui, tu aurais du, reconnut simplement le policier.

- Un cogne ! Tu as buté un gonze ! Vous entendez vous autres ? Votre collègue a buté un gonze ! Proprement refroidi à coup de surin. »

Vidocq s’approcha à son tour et contempla Babet avec un large sourire amusé.

« Des économies pour l’État. Je ne le remercierais jamais assez ! Quant à vous, vous allez rencontrer la Veuve ! Et je ne vais pas vous laisser vous évader une deuxième fois de la Force. Faites-moi confiance ! »

Babet hurlait de rage, Gueulemer était hagard, Montparnasse avait perdu toute sa superbe et chacun se souvenait de la scène dont ils avaient été témoin. Javert assassinant froidement un homme. Un bel escarpe !

Les criminels partis, Vidocq posa sa lourde patte sur l’épaule du policier.

« On a bien mérité un glace [verre], tu crois pas ? Et tu me parleras de ce gonze que tu as refroidi. J’ai son cadavre mais il me manque sa déposition.

- Oui, le Mec. »

La voix de Javert était si lasse, si fatiguée. Vidocq l’examina et, magnanime, il claqua dans ses doigts.

« Rivette ! Ramène notre héros chez lui. Sa déposition attendra demain. Il me semble que t’as pas dormi depuis des jours, hein le cogne ?

- Je... »

La langue acérée se coinça et Javert tendit la main vers Vidocq. Le forçat gracié devenu chef de la Sûreté fut surpris d’une telle marque de respect. Il accepta la main et la serra avec force.

« Merci Vidocq. Sans toi, j’y passais.

- Merci à toi Javert. Il me semble que nous pourrions faire du bon travail ensemble, tu ne crois pas ?

- Je suis certain de cela, monsieur le chef de la Sûreté.

- Tu vas me faire rougir le cogne ! Allez va pioncer, on parlera demain.

- Oui, le Mec. »

Un salut vers une casquette au lieu d’un bicorne réglementaire et Javert disparut, accompagné par Rivette.

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