Scène XIV
« Tu vas bien Javert ?, demanda l’inspecteur, inquiet pour son collègue.
- Oui. Je vais bien.
- Que voulait dire ce salopard ? Tu as tué un gonze ?
- Oui, » admit simplement Javert.
Rivette ne sut pas quoi répondre. Il examinait son collègue avec horreur.
« En état de légitime défense comme de juste. »
Ce n’était pas une question, c’était une affirmation. Et cependant...un je-ne-sais-quoi chez Javert le paniquait.
« Comme de juste, accepta Javert.
- Bien entendu. »
Mais cela fit un bien fou à l’inspecteur d’entendre son collègue acquiescer. En état de légitime défense, tout était acceptable.
La voiture de la police attelée de deux chevaux s’arrêtèrent dans la rue des Vertus. Javert en descendit. Un peu effaré.
« Tu es sûr que ça va ?, insista Rivette.
- Je vais bien, répéta Javert. J’ai buté un gonze de sang-froid, j’ai assisté à une magnifique arrestation, je suis un héros ! Tu as entendu le Mec ? Un héros ! Je suis fatigué Rivette. A demain.
- Bien, bien... »
La voiture repartit au coup de fouet. Les chevaux avaient mérité une bonne nuit de repos eux aussi.
Javert contempla son immeuble puis repartit marcher dans la nuit. Il vivait loin de la rue Plumet mais il partit en direction de Jean Valjean. Il avait besoin de le voir.
Etait-il un meurtrier ?
Oui, sûrement.
Avait-il le choix ?
Oui, évidemment.
Quel choix ?
Et le rire un peu fou de l’inspecteur Javert résonna dans la nuit.
Il fallut marcher longtemps...mais Javert arriva enfin devant la façade plongée dans la nuit de la maison rue Plumet. La nuit était vieille, bientôt l’aube. Javert se traita de jobard puis il aperçut une lumière perdue derrière une des fenêtres de l’étage.
Il savait qu’il s’agissait de la chambre de Jean Valjean.
Javert se mit à sourire, amusé.
Il était un maître en fric-frac. Avec un soin tout particulier, le mouchard força la serrure de la grille sans rien casser. De la belle ouvrage. Arrivé dans le jardin, Javert examina la porte d’entrée, il était hors de question d’escalader le mur.
Il était un maître en fric-frac pas un monte-en-l’air. Le policier hésita un instant avant de s’approcher de la fenêtre de Valjean puis il jeta quelques graviers.
Cela rebondit sur le verre.
Il ne fallut pas longtemps avant qu’on ouvre et la voix de Valjean, inquiète mais déterminée, résonna dans la nuit.
« Qui va là ?
- Javert !
- Toi ?! »
Ce fut impressionnant de constater le changement de ton dans la voix. Pleine de joie, de soulagement. Javert n’en revint pas.
La porte fut ouverte très peu de temps après cela. Et le visage un peu froissé de Valjean apparut dans l’entrebâillement de la porte. Les cheveux emmêlés et les yeux fatigués. Javert ne pouvait rien voir de plus dans l’ombre.
« Tu ne dormais pas ?, fit un peu ridiculement Javert.
- Non, répondit Valjean en souriant, gêné. J’ai du mal à dormir. Je... »
« Je m’inquiétais pour toi. » L’aveu resta coincé dans la gorge du forçat.
Puis, conscients de la scène ridicule qu’ils donnaient à parler ainsi devant le pas de la porte en pleine nuit, Valjean s’écarta pour laisser entrer le policier.
Javert obéit et pénétra la maison.
Valjean referma avec soin et récupéra sa chandelle qu’il venait de poser sur un meuble. Il la tourna vers le policier et vit enfin son visage dans la lumière.
Et il blêmit de peur.
« Mais que s’est-il passé ?
- Patron-Minette est tombé cette nuit, annonça Javert, sans fierté aucune.
- Tu es blessé ?, demanda Valjean, angoissé.
- Non, juste quelques hématomes.
- Ton arcade sourcilière ?
- Un mauvais coup. »
La main de Valjean glissa doucement sur le front du policier, faisant fermer les yeux métallisés de Javert.
« Viens, je vais nettoyer cela.
- Ne prends pas cette peine. Je vais…
- TU VIENS !, » grogna Valjean, fatigué de ce policier téméraire qui récoltait des blessures à tout instant, prêt à perdre sa vie pour son métier sans songer aux autres, sans songer à ceux qui tenaient à lui…, sans songer à lui, Valjean.
Javert se soumit et suivit docilement Valjean. Jusque dans la cuisine dans laquelle Valjean fouilla quelques instants. Il avait une pommade à l’arnica que les sœurs du couvent de Petit Picpus faisaient parvenir à leur ancien jardinier.
De l’eau propre dans une bassine de céramique, un chiffon et Valjean désigna d’autorité une chaise à Javert. Le policier s’assit et se tut, laissant Valjean le laver doucement, le soigner avec précaution, les dents serrées de rage et de dépit.
« Je suis venu pour toi, murmura Javert, cherchant à capter les yeux d’azur du forçat.
- Pour te faire soigner, » ajouta amèrement Valjean.
Javert saisit les doigts de Valjean et les sentit trembler entre les siens. Cela le surprit.
« Non. Je suis venu parce que j’avais besoin de te voir.
- Pourquoi ?
- Je suis encore ici à cause de toi.
- Le pont ? Encore ? Dois-je m’excuser de t’avoir sauvé ? »
La colère montait en Valjean, la colère de Jean-le-Cric.
« Non, fit calmement Javert.
- Alors pourquoi es-tu encore ici ?
- Je ne devrais plus être là. S’il n’y avait pas eu toi, je ne me serais même pas posé la question, reconnut Javert, se surprenant lui-même d’un tel aveu.
- Quelle question ? Putain ! Sois plus clair !
- J’ai tué un homme pour toi. »
La phrase lâchée froidement fit vaciller Valjean qui dut s’asseoir sur une chaise devant Javert.
« Quoi ?, demanda le forçat horrifié.
- J’ai déjà tué des hommes, Jean, expliqua posément le policier. Dans le cadre de mon travail. En tant que garde-chiourme ou en tant que policier. Lors d’arrestation ou en état de légitime défense.
- Tu t’es défendu ? Tu as hésité à mourir et tu as préféré vivre...pour moi ?
- On pourrait présenter les choses comme cela, sourit tristement Javert, mais ce ne serait pas la vérité. Juste une déformation de la vérité.
- Explique-moi !
- Il y a encore quelques semaines, je ne me serais pas posé la question et je serais mort dans l’exercice de mes fonctions. Un mouchard qui échoue durant une de ses missions. Ce n’est pas rare. »
Valjean dut poser le pot de pommade, ses mains étaient trop faibles pour soutenir quoique ce soit. Un comble de la part de Jean-le-Cric, n’est-ce-pas ?
« J’étais caché sous un alias dans la bande Patron-Minette. Tout s’était bien passé. Une affaire de trois jours à patienter encore et j’étais libéré de cette affaire. Mais Babet m’a reconnu.
- Babet ?
- Un membre de Patron-Minette. Un escarpe. Il a reconnu l’inspecteur Javert. Il était prêt à me tuer mais il a préféré me tendre un piège pour que je me rende de moi-même.
- Quel piège ? »
Le silence du policier était profond, il résonnait si fort dans la nuit environnante. Rempli de mauvais esprits.
« Je devais me battre contre un des membres de la bande.
- A mort ?
- Non, mais si je gagnais j’étais sauf, sinon j’étais mort.
- Tu as gagné ?
- Je sais me battre, répondit posément le policier, sans fierté non plus. J’ai récolté ces quelques hématomes mais j’ai réussi à assommer mon adversaire. Pourtant je n’étais pas parti gagnant selon les paris. »
Un sourire désabusé. Valjean ne voulait pas entendre la suite. Javert avait tué un homme...pour lui ?
« Que s’est-il passé ?
- J’ai gagné, j’ai assommé le gonze. Un dénommé Cador. Et…
- Et ?
- Dieu ! Babet m’a ordonné de le tuer de sang-froid. Une manière de prouver que j’étais un cogne. Il m’avait reconnu et il savait que j’allais refuser de tuer ainsi.
- Tu...tu l’as tué ?
- Égorgé. Seigneur ! Je suis un misérable. »
Javert se pencha en avant et se prit la tête entre les mains. Une vivante image du désespoir.
« Tu l’as tué pour ne pas te faire tuer ?, murmura avec soin Valjean, pour être bien certain d’avoir saisi toute l’affaire.
- Il y a quelques semaines, j’aurais ri au visage de Babet, refusant de me livrer à cette atrocité. Moi un policier !?
- Pour moi ?
- J’ai préféré vivre pour te revoir. Je ne voulais pas mourir.
- Alors c’est de la légitime défense !, claqua Valjean.
- Une question de point de vue ! L’homme était inconscient et ne présentait aucun danger.
- Mais si tu ne l’avais pas tué ? Tu serais mort ?
- Sans l’ombre d’un doute.
- Donc c’est de la légitime défense.
- Si vous le dites, maître, sourit Javert, attristé.
- C’est comme cela qu’il faut le voir !
- J’avais besoin de te revoir. Parce que… parce que... »
Un fol espoir s’empara de Valjean. Javert ne s’était pas laissé mourir pour son devoir. Il avait accepté de survivre.
« Pourquoi ?, fit Valjean, intraitable.
- Parce que je...pense que je tiens à toi. Maudit forçat ! Plus que de raison. »
Pas de serment d’amour mais Valjean se sentait tellement mieux. Ce Javert-là était plus circonspect que les autres. Il ne connaissait rien à l’amour, il était amer et suicidaire, il commençait à peine son chemin vers la survie.
Un nouveau monde, rempli de dégradés de couleurs, qu’il lui fallait découvrir et accepter.
Valjean saisit la main de Javert et embrassa doucement la paume.
« Merci Fraco d’avoir accepté de vivre.
- Au prix de ma conscience ?, demanda Javert, cruellement.
- Peut-être…
- Jean... »
Javert encercla les doigts de Valjean entre les siens et tira fermement dessus. Il voulait un baiser. Il voulait l’oubli. Il était un héros.
Quelle dérision !
Après les barricades, il avait été personnellement remercié pour son action d’éclat. Avant d’être renvoyé aux égouts, le préfet l’avait félicité.
Javert n’était pas totalement insensible. Il avait traversé les décombres de la barricade, notant les noms des cadavres avec dégoût. Des jeunes hommes plus à leur place sur les bancs des universités, des femmes loin de leur foyer, un enfant fusillé par l’armée. Javert en avait eu la tête qui tournait alors qu’il recherchait activement le cadavre de Jean Valjean. Il avait entendu les rires soulagés des soldats. L’un d’eux, surtout, avait provoqué son mépris et sa colère. Un jeune soldat, aussi jeune que les insurgés, se vantait d’avoir fusillé l’enfant-oiseau. Javert était encore trop attaché à son devoir pour avoir seulement songé à répondre à ce meurtrier patenté par l’État.
La Loi, la Religion, la Justice, l’Armée. Javert était un chien soumis à tout un réseau d’Autorités qui le tenaient bien enchaîné.
Le préfet l’avait félicité avant de le renvoyer sur le front. Il voulait son rapport plus tard avec les noms des insurgés dûment notés, assortis d’enquêtes approfondies. On avait confiance en l’inspecteur Javert.
Quarante-trois noms, quarante-trois enquêtes à mener sur des familles pouvant abriter d’autres insurgés.
Un héros !
Ponce-Pilate devait être un héros dans ce cas.
Les lèvres de Valjean étaient douces et fermes sous les siennes, sèches et gercées. Javert approfondit le baiser, voulant plus et exigeant plus.
Les deux hommes oubliaient les blessures à soigner, le sang séché le long de l’arcade sourcilière, l’odeur de la sueur… Javert n’en avait cure, il voulait l’amour de Valjean. Il voulait s’y ressourcer.
Il avait tué un homme pour obtenir ce prix et il n’allait pas le lâcher.
Javert se fit entreprenant, il murmura dans le creux de l’oreille du forçat :
« Mène-moi à ta chambre.
- Viens... »
Et ce fut une redite de la première nuit mais avec un Javert plus empressé. Il bloqua Valjean contre la porte de bois, embrassant ses lèvres, sa gorge, défaisant la robe de chambre et patientant à peine que Valjean ait retiré sa chemise de nuit. Javert se chargea de sa tenue d’ouvrier, laissant tomber à terre la chemise tachée de sang et de poudre et le pantalon sale de boue. Il enleva sa casquette et Valjean découvrit les fameuses tresses de l’inspecteur. Il aurait pu trouver cela charmant...si leur signification n’était pas terrible… Javert le mouchard.
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